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Mes intuitions quant au réel comme effet d’étrangeté dans le processus de

Chapitre 3 – Conter la matière : processus de création

3.4 Observations et intuitions

3.4.1 Mes intuitions quant au réel comme effet d’étrangeté dans le processus de

La dualité entre fiction et réel m’a tout d’abord interpellée du fait que dans un récit qui mélange les deux, on ne peut pas toujours savoir si tel élément du texte relève de l’imaginaire ou alors s’il s’agit d’une connaissance sur notre univers. Bien que notre système de croyances soit modulé par le fait qu’il s’agisse d’une énonciation feinte, les références au réel véhiculent des informations qui peuvent nous être utiles dans notre monde. Ceci rejoint la section 2.1.3, « L’importance du réel et de l’imaginaire dans l’enfance », dans laquelle on examine les bienfaits pour l’enfant d’être confronté à cette dualité dans le conte, puisqu’elle servirait justement à ce qu’il apprenne à départager le vrai du faux. Le fait de ne pas forcément savoir ce qui est une référence au réel et ce qui est inventé peut alors être en soi considéré comme un facteur émancipateur du conte.

L’intégration des différents aspects de la matière dans des univers imaginaires m’a aussi amenée à m’interroger sur la longévité d’un texte qui contient des éléments issus du langage scientifique ainsi que sur les répercussions sur la lecture lorsque la quantité de ces références dépasse l’ampleur qu’ils prennent habituellement dans le récit. Il n’est pas de mon ressort de départager à quel moment un texte véhicule trop de discours scientifique, ni quand un auteur devient trop clairement moralisant ou enseignant à l’intérieur d’une fiction. Ceci dépendra en partie du lecteur et de sa réception de l’œuvre. Je peux simplement soulever qu’il existe divers degrés quant au dosage et décrire quels effets cela pourrait avoir sur une énonciation feinte si la part de données concrètes qu’elle contient prenait une place plus grande que celle qu’on lui attribue en moyenne.

Pour commencer, j’ai réfléchi au vieillissement d’un conte si celui-ci véhicule de nombreuses références au réel. Held explique que les histoires de science-fiction mûrissent différemment que d’autres types de textes : les avancées de la science étant rapides, un récit innovant peut se retrouver rattrapé par les événements. Elle prend pour exemple les romans de Jules Vernes : « [C]ertains de ses thèmes (voyage dans l’espace vers la lune, bathyscaphe, exploration des grands fonds sous-marins) ont été depuis plus que réalisés. Preuve qu’imagination scientifique et imagination littéraire ou artistique ne sont pas si

opposées qu’on aime à le dire parfois215. » Le texte vieillira également d’une autre manière s’il contient beaucoup d’informations concrètes, puisque nos connaissances générales évoluent avec le temps. Mon conte Stéroïdes (et le cœur d’astres morts), qui transmet des renseignements sur des phénomènes relatifs aux astres, véhiculerait notamment des informations fausses si de nouvelles recherches scientifiques contredisaient nos connaissances actuelles. Ceci se rapporte au récit écrit, toutefois le conte se diffuse aussi oralement et il peut ainsi se transformer en fonction de son époque ; il sera dans ce cas moins concerné par ces préoccupations textuelles. Il transporterait un savoir sans que celui- ci se fige, à condition cependant qu’il soit possible de remplacer dans le récit l’élément en question sans affecter son thème ni sa structure narrative.

La vulgarisation scientifique pourrait également nuire au texte si les informations sur le réel y prenaient trop de place. Ce discours sur la science deviendrait difficile à entendre et à assimiler – surtout pour un néophyte. Déjà, un grand nombre de détails et d’explications rendrait le conte plutôt désagréable. Held décrit à ce propos que « l’excès de références scientifiques [...] [peut devenir] fastidieux et risque d’entraîner lenteur et lourdeur216 ». Elle considère que cette lourdeur serait à éviter : « Si l’auteur était un “scripteur sérieux”, les trois quarts du livre se passeraient à “expliquer” comment on parvient à entrer en communication [Held s’intéresse ici aux livres qui traitent de rencontres extraterrestres]. Mais on tomberait alors très vite dans le didactisme et le scientisme ennuyeux217. »

Ainsi un récit, s’il contient beaucoup d’éléments propres au discours scientifique, risquerait de devenir d’une part moins digeste à la lecture plusieurs années plus tard, puisqu’il serait moins « vrai », ou alors lourd, parce qu’il serait difficilement compréhensible ou bien saturé en explications. Il s’agit donc d’un pensez-y-bien quant au dosage. J’ai pour cela porté une attention particulière dans mon écriture à ne pas surcharger mes contes d’informations sur la matière, mais plutôt à m’en servir comme point de départ pour décoller vers l’imaginaire. C’est pourquoi j’ai exploré différentes méthodes d’intégration du réel, comme l’insertion de notes de bas de page et l’utilisation d’une autre

215 Jacqueline Held, L'imaginaire au pouvoir. Les enfants et la littérature fantastique, op. cit., p. 172. 216 Ibid., p. 170.

police d’écriture, pour varier les degrés entre réel et imaginaire et proposer certaines fois une écriture où les références au réel étaient plus distanciées du récit. J’ai aussi pris soin de ne pas composer de textes hermétiques pour quelqu’un qui ne serait pas expert en la matière, mais au contraire de vulgariser certains phénomènes en les poétisant. Il se peut toutefois que j’emploie des mots moins communs. Je considère que la découverte de la matière consiste également en cela : de faire connaissance avec son vocabulaire et de suivre les circuits possibles du sens et des sensations ainsi que de son impact sur l’imaginaire.

Pour conclure, je peux seulement soupçonner que les références aux différents aspects du réel n’empêchent pas, dans ce recueil, l’accès à sa dimension merveilleuse. Je ne sais pas quelles sont les résonnances de mes textes sur le lecteur, et ce n’est pas non plus le but de cette recherche-création. Tout en prenant en compte les effets défavorables que le réel peut avoir sur une fiction (un vieillissement précoce, un hermétisme, une lourdeur due à trop d’informations à assimiler), je pense qu’il participe aussi à étayer les récits : il constitue un fondement substantiel à partir duquel le merveilleux peut prendre forme et se déployer. Le bois, l’eau, la roche et la terre m’ont en effet amenée à explorer un monde de fiction singulier grâce aux propriétés intrinsèques de ces matières et des objets qui en sont composés. Ils ont été pour moi une source d’inspiration formidable pour aiguillonner mon imaginaire. Non seulement les références à la matière peuvent-elles s’intégrer dans un univers merveilleux, mais je dirais même qu’elles vont jusqu’à former le pivot de celui-ci, ce qui donnerait lieu à la fonction informative du récit sans que cela éloigne ce dernier de son essence. J’estime que, dans les contes, le vocabulaire sur la matière et les connaissances véhiculées nous permettent d’élargir notre conscience à son sujet. Ainsi, en agrandissant notre savoir et notre lexique, nous laissons nos pensées prendre de l’expansion et nous approfondissons nos réflexions la concernant.