• Aucun résultat trouvé

Chapitre 1 – État de la question

1.5 Le conte et ses rapports au réel et à l’émancipation

1.5.2 Éducation relative aux mœurs et subversion

Lorsqu’on se penche sur le conte dans le passé, on constate que ses fonctions ont évolué, et avec elles son potentiel émancipateur. Les récits sont souvent restés très proches de leurs versions antérieures en ce qui concerne les grandes lignes narratives (mêmes personnages, même structure à quelques exceptions près) ; les objectifs avec lesquelles ils ont été écrits ont cependant pris un tournant important : d’un genre offrant de « prodigieux moyens d’émancipation mentale96 », le conte a parfois servi à « légitim[iser] les intérêts de la classe dominante97 ». On peut prêter ceci entre autres au fait de l’autorité de l’église, qui adaptait des contes déjà existants en récits religieux98, mais aussi par la suite aux désirs de l’aristocratie et de la bourgeoisie, chargées d’une « perspective [de] socialisation99 » (terme employé par Jack Zipes). Ceci a coïncidé avec l’arrivée de l’imprimerie, qui a contribué à fixer le genre ainsi qu’à le diffuser auprès d’un public instruit, des hautes sphères de la société.

Nous avons eu un aperçu que chez Bettelheim, le conte doit aider à affronter différents stades de développement, mais tout en suivant une certaine éthique, comme s’il y avait une bonne manière de se développer. De nombreuses recherches se sont penchées sur cette intention que l’on prête au conte de « renforcer les codes sociaux dominants100 ».

Charles Perrault parle très ouvertement de la dimension morale dans la préface de son recueil : « Ce sont des semences qu’on jette, qui ne produisent d’abord que des mouvements de joie et de tristesse, mais dont il ne manque guère d’éclore de bonnes inclinations101. » Quant aux frères Grimm, Zipes estime qu’ils participent, eux aussi, à

96 Catherine Rondeau, Aux sources du Merveilleux. Une exploration de l’univers des contes, op. cit., p. 112. 97 Ibid., p. 140.

98 Jean-Jacques Vincensini, « Conte », loc cit., p. 145.

99 Jack Zipes, Les contes de fées et l'art de la subversion. Étude de la civilisation des mœurs à travers un genre classique : la littérature pour la jeunesse, traduit de l’anglais par François Ruy-Vidal, Paris, Éditions

Payot & Rivages (Petite Bibliothèque Payot), 2007 [1983], p. 97.

100 Ibid., p. 39.

101 Charles Perrault, Les Contes de Perrault en vers et en prose. Histoires ou contes du temps passé (Contes de ma mère l’Oye), avec deux essais sur la Vie et les Œuvres de Perrault et sur la Mythologie dans ses Contes

véhiculer une pensée conformiste, par le fait qu’ils légitiment certains comportements, les rendant acceptables, par exemple l’idée qu’on se faisait de la femme selon laquelle celle-ci devait rester brave et passive si elle ne voulait pas qu’il lui arrive des malheurs. En comparant différentes variantes du Petit Chaperon rouge, Zipes met en lumière cette mutation entre les premières versions, qui permettaient au personnage de la fille de s’affranchir elle-même du loup, et celle que l’on connaît aujourd’hui, qui la représente au contraire, comme une enfant ayant dérogé aux consignes de sa mère et à qui il faut désormais porter secours102. Selon Zipes, « pour être libérateur, [le conte] doit refléter un

processus de lutte contre tous types de restriction et d’autoritarisme, et proposer en même

temps diverses possibilités de réalisation concrète de l’utopie103 ». Catherine Rondeau spécifie que « [c]e discours de Zipes est de toute évidence fondé sur l’axiome marxiste voulant que les contes, comme toute production culturelle, expriment les désirs collectifs des groupes sociaux qui les transmettent et en contrôlent le contenu104 ». Ceci nuance les

propos de Zipes et rappelle qu’il s’agit là uniquement d’une des lectures possibles des œuvres des frères Grimm. Rondeau affirme pourtant elle aussi que l’on « s’aperçoit [...] que le récit merveilleux, loin de simplement refléter les réalités et les préoccupations des collectivités qui le façonnent, est toujours susceptible – au même titre que toute œuvre de création – de véhiculer des systèmes de croyances et d’être de ce fait une des courroies du pouvoir ou, à tout le moins, d’en intégrer les stratégies105 ». À l’instar des psychanalystes,

on donne au conte la possibilité de modifier notre vision des choses. Seulement il ne s’agit plus de dialoguer avec notre inconscient – le développement personnel s’est mué en endoctrinement.

Si l’on se penche sur les recherches qui portent sur le conte avant l’imprimerie, on s’aperçoit que le genre semble avoir longtemps servi de parole subversive dans une société dans laquelle la population souffrait des privilèges et du pouvoir d’un petit nombre d’élus. Il consistait en une parole libre et émancipatrice, qui se transmettait dans les veillées, qui ne s’adressait pas aux enfants spécifiquement, mais à tous, une parole qui permettait de rêver d’un monde où le faible pouvait vaincre l’oppresseur, si seulement il était assez malin ou

102 Jack Zipes, Les contes de fées et l'art de la subversion. Étude de la civilisation des mœurs à travers un genre classique : la littérature pour la jeunesse, op. cit., p. 89-91.

103 Ibid., p. 291.

104 Catherine Rondeau, Aux sources du Merveilleux. Une exploration de l’univers des contes, op. cit., p. 51. 105 Ibid., p. 41.

assez bon ; en bref, s’il présentait les qualités nécessaires : « Il s’agit pour les héros, et pour l’auditoire qui s’identifie à lui, de prendre sa revanche sur une situation sociale posée au départ comme désespérée106. » Nous retrouvons, dans les études de Luda Schnitzer, de Zipes ou encore de Michèle Simonsen l’idée que le conte agissait telle une victoire, sur le plan imaginaire, du plus petit sur le plus fort.

Comme Held en fait mention, nous constatons qu’effectivement, le conte de fées comme on le connaît aujourd’hui est présent avant tout dans les films pour enfants, qui font de manière générale dans le genre politiquement très correct. Ce qui est certain, pourtant, c’est que le conte subversif circule encore, dans les livres, en spectacle, au cinéma, dans les bandes dessinées et, certaines fois, dans les histoires qu’on se raconte autour du feu. On le retrouve également sous une expression plus insoumise dans des lieux bien moins merveilleux :

Les clochards, oubliés sur leurs bancs par notre société de consommation, se racontent inlassablement des histoires de clochards. Dans les prisons retentissent toujours ces chansons de taulards qui ont inspiré à Pierre Goldman quelques-unes de ses plus belles pages. Partout où il y a privation d’espoir le récit oral existe, car il est un moyen de résistance active107.

Le conte résiste donc, même si sa forme aujourd’hui ressemble certaines fois moins à l’idée que l’on s’en fait au premier abord.

Dans le recueil de la partie création de ce mémoire, nous avons choisi de permettre au conte d’être subversif, non pas en transformant la structure sociale dans le texte, mais par une modification des rapports que nous entretenons avec certaines matières. Nous avons pour cela modifié la place que l’on donne à la matière habituellement (en la personnifiant ou par exemple en mettant en avant certaines de ses propriétés).