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A. Des obstacles exogènes

1. Un premier verrou : des principes juridiques opposés

Le terme « opposé » ne renvoie pas ici à des principes qui, par nature en quelques sorte, s’opposeraient au droit des discriminations, mais provient de l’existence simultanée de principes forgés de longue date qui vont être opposés à la lutte contre les discriminations devant le juge ou par le juge. De tels principes émanent tant du droit privé (a) que du droit public (b).

a. Droit privé et liberté contractuelle

La liberté contractuelle est la concrétisation de l’autonomie de la volonté. De valeur constitutionnelle1, elle figure désormais au « fronton du nouveau droit des contrats »2 tel

qu’issu de l’ordonnance du 10 février 2016. Le nouvel article 1102 du Code civil, qui entrera en vigueur le 1er octobre prochain dispose en effet, que « chacun est libre de contracter ou de ne pas contracter, de choisir son cocontractant et de déterminer le contenu et la forme du contrat dans les limites fixées par la loi ». La liberté contractuelle recèle dès lors trois

dimensions : d’abord, la liberté de ne pas contracter ou au contraire de contracter, puis, dans l’hypothèse du choix de contracter, celui, d’une part, du cocontractant et celui, d’autre part, du contenu du contrat. Les deux premières dimensions de la liberté contractuelle ont directement à voir avec la problématique discriminatoire.

1 Conseil constitutionnel, 13 juin 2013, n°2013-672 DC, Loi relative à la sécurisation de l'emploi.

2 L. Thibierge, « Les sanctions des discriminations », in ce rapport. V. aussi A. Azi, « La lutte contre les discriminations

En effet nombre de discriminations ont lieu à l’occasion de la conclusion d’un contrat, qu’il s’agisse d’un contrat de travail, d’un contrat d’assurance ou d’un contrat de bail. Or le problème survient précisément dans le choix, ou plus exactement le refus d’un individu comme cocontractant. Ce que l’on reproche à l’employeur ou au bailleur c’est d’avoir refusé de contracter avec une personne qui le souhaitait, en raison d’un motif illégitime. Il y a donc, si ce n’est une contradiction, du moins une tension intrinsèque entre le principe de la liberté contractuelle et l’interdiction des discriminations. La raison de cette tension vient de l’égalité de façade entre les protagonistes. Si la liberté contractuelle vaut pour les deux aspirants contractants, la symétrie n’est qu’apparente. C’est bien l’employeur et le bailleur qui tiennent les rênes, tandis que le salarié comme le locataire sont en situation de demande, demandes dans la mesure où les marchés de l’emploi ou du logement sont maqués par une pénurie d’offres. L’un des cocontractants dispose donc d’une liberté bien plus réelle que l’autre.

La difficulté principale à laquelle se heurte le respect de la non-discrimination en droit privé réside donc dans l’intuitu personae qui gouverne ce type de rapports privés1. C’est aussi ce constat que dresse Danièle Lochak lorsqu’elle affirme que, « s’agissant des particuliers, a

fortiori, le principe d’égalité cède devant le principe de liberté : la faculté de traiter différemment, en vertu de critères qu’ils déterminent librement, les individus avec lesquels ils s’engagent dans des relations contractuelles rend inopérante la notion de discrimination »2. Cette contradiction ainsi que sa résolution au profit de la liberté contractuelle ressortent de plusieurs recherches du présent projet. Est-ce en raison d’une primauté donnée à ce principe ancien ou à la difficile acculturation du juge français au droit de la non-discrimination ? S’il est impossible de sonder les cœurs des juges ici, les présents travaux permettent toutefois de rendre compte de la protection offerte à la liberté contractuelle dans le contentieux de la discrimination. S’interrogeant sur « la manière par laquelle le juge saisi d’un cas de discrimination dans le

logement, articule le principe de la liberté contractuelle – le bailleur peut choisir son locataire – avec l’interdiction de ne pas discriminer »3, Eva Menduiña Gordón affirme que se dégage des rares espèces contentieuses existantes, « une tendance à faire primer le pouvoir

discrétionnaire du bailleur de choisir librement son locataire sur le principe de non- discrimination ». Ainsi dans une affaire portée devant la Cour d’appel de Montpellier en 20074,

1 V. not. O. de Schutter, Discriminations et marché du travail – Liberté et égalité dans les rapports d'emploi, Bruxelles,

P. Lang, 2001.

2 D. Lochak, « Réflexions sur la notion de discrimination », Dr. soc., 1987, n°11, spécialement p. 787-788. 3 E. Menduiña Gordón, « La discrimination dans le logement privé », in ce rapport.

le juge judiciaire parvient à sauvegarder l’entière liberté du propriétaire qui venait de refuser la location à une femme seule avec quatre enfants, ce qui laissait penser à une discrimination en raison de la situation de famille, en ajoutant une condition supplémentaire non prévue par la loi pour établir une discrimination, à savoir la démonstration que « le propriétaire s’était engagé

à louer ». En l’absence d’un tel engagement, la liberté du propriétaire est de facto préservée.

Comme ces engagements exigent un accord initial du propriétaire, la sanction du refus de location discriminatoire est réduite à néant.

Une autre affaire témoigne encore des tentatives des juges pour davantage circonscrire le champ du droit anti-discriminatoire. Ceux-ci ont en effet déplacé une question afin de faire obstacle au contrôle d’une discrimination. Alors que la question était posée de la légitimité du refus d’un propriétaire de louer un bien à des candidats, une question préalable permet d’éviter d’avoir à y répondre : la vérification de l’existence d’une véritable offre de location. Or, du fait de la requalification de l’offre en simples pourparlers, le propriétaire dont le comportement était suspect du point de vue de la prise en compte de l’origine des postulants, ne peut plus être reconnu coupable de discrimination puisqu’il est perçu par le juge comme n’ayant pas encore fait une offre. N’ayant pas fait d’offre il ne peut avoir opposé un refus, a fortiori un refus discriminatoire1.

Au-delà de la liberté contractuelle, c’est avec la logique de marché, que la lutte contre les discriminations entre en conflit. Danièle Lochak l’assène sans ambages : « Non seulement le

marché favorise les discriminations, mais la discrimination est inhérente au fonctionnement même du marché »2. Le ver est dans le fruit. La recherche du profit conduit inexorablement à la discrimination3.

Le domaine de l’assurance en fournit une confirmation saisissante. Comme le rappelle Anne Danis-Fatôme, « c’est la loi du marché qui justifie qu’un assureur calcule son risque pour

parvenir à une rationalité économique », ajoutant que « l’activité même d’assurance implique une sélection » des risques, et donc des personnes, serait-on tenté d’ajouter : des jeunes plutôt

que des personnes âgées dans le champ de l’assurance santé ; mais ces dernières plutôt que les premiers dans le domaine de l’assurance automobile. La sélection, plus encore que dans les autres activités de la sphère marchande, est au cœur du secteur de l’assurance. L’antagonisme est tel entre la logique assurantielle et l’interdiction des discriminations que l’auteure se

1 TGI d’Albertville 30 janvier 2006, n°164/06.

2 D. Lochak, « Loi du marché et discriminations », in D. Borillo, Lutter contre les discriminations, La Découverte,

Recherches, p. 11.

demande si ce n’est pas « peine perdue que de chercher à lutter contre la discrimination en

matière d’assurance »1. Au demeurant, le législateur lui-même offre une immunité aux assureurs avec l’article 225-3, alinéa 1er du Code pénal qui prévoit une exception à la discrimination interdite pour les activités d’assurance santé : « Les dispositions de l’article

précédent [article 225-2 qui vise notamment le refus de fourniture de service] ne sont pas applicables aux discriminations fondées sur l’état de santé, lorsqu’elles consistent en des opérations ayant pour objet la prévention et la couverture du risque décès, des risques portant atteinte à l’intégrité physique de la personne ou des risques d’incapacité de travail ou d’invalidité ».

Ce régime dérogatoire dont bénéficient certains assureurs a toutefois été encadré par une exception à l’exception en cas de distinction opérée entre les personnes souhaitant s’assurer fondées sur la prise en compte de tests génétiques prédictifs ou des conséquences sur l’état de santé d’un prélèvement d’organe2.

Une des pistes proposées pour tendre à la coexistence par essence délicate entre la liberté de l’assureur et l’interdiction des discriminations serait l’extension de ce qui prévaut en matière de crédit, à savoir le renforcement de l’exigence de motivation des raisons du refus. En aval, cela donnerait au juge les outils pour effectuer un meilleur contrôle des justifications de l’assureur3 et lui permettrait ainsi de débusquer d’éventuelles pratiques discriminatoires. Celles-ci devraient – du moins peut-on l’espérer – se raréfier progressivement, du fait de l’incitation en amont faite au débiteur de l’obligation de motivation d’adopter un comportement vertueux de ce point de vue.

Ces quelques illustrations révèlent certaines des difficultés sur lesquelles le droit de la non- discrimination bute alors qu’il ne laisse pourtant a priori de côté aucune branche du droit interne. Fondamentalement, l’interdiction de prendre en compte certaines caractéristiques des personnes heurte le principe de liberté qui prévaut dans les relations marchandes que le droit s’efforce de garantir. Le législateur a cependant su développer des protections pour les parties reconnues comme les plus faibles. On pense spécialement au droit du travail ou au droit de la consommation, conscient qu’il était que l’égalité théorique entre les cocontractants était contredite par la liberté, de portée variable, dont bénéficiait chacun d’eux. Le droit peut donc

1 A. Danis-Fatôme, « La lutte contre la discrimination en droit des assurances », in ce rapport. 2 V. article 225-3, 1°, dernières dispositions.

sans aucun doute s’adapter au droit de la non-discrimination mais cela exige quelques changements conceptuels de la part du juge judiciaire, encore prisonnier de ses cadres de pensée traditionnels.

Il en va de même pour le juge administratif qui conserve une certaine déférence, non pour l’administration elle-même, mais pour ses mobiles d’action qui justifient le pouvoir discrétionnaire qui est souvent le sien, rendant ici encore l’intégration de la problématique discriminatoire peu évidente.

b. Droit public et pouvoir discrétionnaire

De même que la liberté contractuelle conforte la liberté de choisir son cocontractant, le pouvoir discrétionnaire de l’administration lui réserve une large marge d’appréciation dans la prise de décision. Ce pouvoir n’est rien d’autre que le pouvoir de choisir entre deux décisions ou comportements également conformes à la légalité1. La recherche de l’intérêt général au cœur de son action commande qu’une telle marge de manœuvre soit laissée à l’administration. Comme le résumait René Chapus, « la légalité n’importe pas seule. L’opportunité compte

aussi »2. Si c’est dans l’exercice du pouvoir réglementaire que le pouvoir discrétionnaire se manifeste le plus pleinement, il trouve aussi à s’appliquer s’agissant de mesures individuelles telles que les mesures disciplinaires adoptées ou non à l’encontre d’un agent. Ainsi l’administration dispose d’une latitude importante dans le cadre de l’emploi public. L’examen de la jurisprudence rendue en ce domaine montre que ce pouvoir discrétionnaire est de nature à restreindre la portée du droit de la non-discrimination.

Les refus de titularisation pour les non-titulaires, l’absence d’inscription dans le tableau d’avancement au choix s’agissant des agents titulaires, ou encore les non-renouvellements de contrats pour les agents contractuels font l’objet d’un contrôle minimum de la part du juge administratif3. En refusant de contrôler l’appréciation des faits, sauf erreur manifeste d’appréciation, le juge exprime sa réticence à s’immiscer dans les choix de l’administration. Si le requérant parvient toutefois à produire des éléments laissant présumer une discrimination, l’administration sera contrainte de se justifier en présentant au juge des « éléments objectifs

1 R. Chapus, Droit administratif général, Tome 1, Montchrestien, 15e éd. 2001, p. 1056. 2 Ibid.

étrangers à toute discrimination »1. Toutefois, même dans l’arrêt Perreux2, le Conseil d’État, qui admettait la vraisemblance de la discrimination syndicale dont se prévalait la requérante écartée du poste auquel elle avait postulé, a décidé de privilégier le pouvoir discrétionnaire de l’administration s’agissant de l’appréciation des compétences et des capacités des candidats. La réserve du contrôle exercé par le juge se retrouve également, comme le montre Thomas Dumortier3, dans la marge d’appréciation accordée à un conseil régional pour l’appréciation des mérites respectifs des candidats à un poste d’agent territorial. La requérante, qui invoquait une discrimination à raison de ses origines, pouvait se prévaloir d’une expérience pertinente pour le poste beaucoup plus longue que la candidate retenue4. Au terme d’un jugement validé par le Conseil d’État, le tribunal administratif a estimé que « les deux candidates justifiaient

d’une expérience professionnelle équivalente et que la commission de recrutement avait pu valablement se prononcer au regard de la seule personnalité de ces candidates »5.

Sans doute convient-il ici d’insister sur l’incidence de la nature du contentieux à l’égard de l’étendue des éléments d’appréciation pris en compte par le juge. Les recours pour excès de pouvoir sont portés à l’encontre d’un acte administratif et donnent lieu à un contrôle juridictionnel centré sur les motifs de fait et de droit ayant présidé à cet acte. En revanche, l’office du juge de pleine juridiction l’amène à examiner l’ensemble des faits pertinents à la mise en cause de l’administration. Si la différence des mérites respectifs des candidats peut, en théorie, faire l’objet d’un examen approfondi dans le cadre d’un recours de plein contentieux, en revanche, comme le relève Alexis Zarca, « l’invocation de cette différence des mérites

constitue, sur le terrain de l’excès de pouvoir, un sérieux frein à la mise au jour des discriminations et, ce faisant, à l’annulation pour ce motif des décisions prises en matière de recrutement ou de promotion »6. Si l’on s’en tient en effet à l’exigence d’un motif « objectif étranger à toute discrimination » pour justifier une décision, le fait qu’un candidat à la fonction

publique ou un agent ait été évincé en raison d’un motif prohibé n’implique pas nécessairement que le candidat finalement choisi se trouvait être moins compétent que le candidat discriminé. Allant plus loin encore dans la réserve juridictionnelle manifestée à l’égard des décisions

1 CE, 30 octobre 2009, Mme Perreux, n°298348. V. I.B.2.a. 2 Ibid.

3 T. Dumortier, « L’appréhension juridictionnelle des discriminations dans la fonction publique », in ce rapport. 4 Elle justifiait d'une expérience de 16 mois, en qualité d'agent non titulaire, sur ce poste alors que l'autre candidate

finalement retenue ne pouvait se prévaloir que d'une expérience de 5 mois dans ce domaine. Mais le tribunal a également relevé que celle-ci justifiait d'une expérience professionnelle de 18 mois au sein de l'association du personnel de la région des pays de la Loire.

5 CE, 30 septembre 2015, Mme A., n°373737

éventuellement discriminatoires de l’administration, un tribunal administratif a jugé qu’à « supposer qu’à mérite égal, il aurait été tenu compte de l’âge des deux premiers candidats

pour fixer leur ordre de classement, cette seule circonstance ne saurait suffire à établir l’existence d’une discrimination illégale »1. Selon ce raisonnement, un motif prohibé peut être au fondement d’une décision, tant qu’elle peut aussi se prévaloir des mérites des candidats. Dans d’autres affaires, davantage en lien avec des non-renouvellements de contrats ou des changements d’affectation, l’administration s’abrite derrière l’intérêt du service pour justifier ses décisions. Ainsi, alors qu’une requérante invoque une discrimination en raison de son état de santé pour contester la légalité de la mutation dont elle a fait l’objet, la Cour administrative d’appel de Paris admet que cette décision a été prise dans « l’intérêt du service », tout en reconnaissant une large marge d’appréciation à l’administration en la matière2. Les non- renouvellements de contrat sont aussi souvent motivés par l’intérêt du service. Dans la mesure où les agents contractuels n’ont pas le droit au renouvellement de leur contrat, c’est évidemment un moyen commode de mettre un terme à leur collaboration. Il n’est d’ailleurs pas inconcevable que bon nombre de recours en discrimination constituent en réalité l’expression d’un sentiment d’injustice éprouvé par des agents largement démunis pour contester les choix discrétionnaires de leur hiérarchie.

De manière tout à fait remarquable, la Cour administrative d’appel de Bordeaux a pris en quelque sorte le contrepied de l’arrêt Perreux à l’occasion d’une requête en discrimination fondée sur l’état de santé3. N’ayant pas été reconduite dans ses fonctions après quarante-sept contrats mensuels successifs, la requérante faisait valoir que ce non-renouvellement était consécutif à son état de santé. Bien que l’on puisse considérer que la requérante produisait des allégations susceptibles de laisser présumer une discrimination, les juges d’appel, sans rappeler le considérant Perreux, se contentent d’affirmer qu’elle « n’établit pas que le non-

1 TA Versailles, ord., 5 juill. 2007, n°0706394 concernant une proposition de classement d'une commission de

spécialistes sur un poste de maître de conférences. Cité par L. Cluzel-Métayer, « Le principe d'égalité et de non- discrimination dans la jurisprudence du Conseil d'État et de la Cour de cassation : analyse comparée dans le domaine de l'emploi », RFDA, 2010, p. 309.

2 CAA de Paris, 19 février 2015, n°14PA03371.

3 CAA de Bordeaux, 13 avril 2015, n°13BX02036. Dans un sens comparable, voir : CAA de Marseille, 5 juin 2015,

n°14MA02054. Après un congé grave maladie, le requérant n’avait pas été repris dans son poste. La Cour estime que « les graves problèmes de santé de l'intéressé qui ne permettent pas une reprise d'activité en janvier 2012 pouvaient justifier, sans méconnaissance du principe d'égalité et du principe de non-discrimination que, dans l'intérêt du service, son contrat ne soit pas renouvelé ».

renouvellement de son contrat serait intervenu pour des raisons étrangères à l’intérêt du service ».

La réserve du juge à l’égard du pouvoir de l’administration lorsque cette dernière invoque les grands principes du droit public manifeste l’empreinte d’une certaine culture juridique. S’agissant du poids accordé par les juges aux mérites individuels, Alexis Zarca n’hésite pas d’ailleurs à y déceler « une autre expression de la conception française de l’égalité libérale

selon les mérites, qui privilégie ce critère positif sur tous les autres, y compris sur l’objectif de lutte contre les discriminations »1.