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3.3 Occuper l’emploi

3.3.2 Un mode de vie sylvicole

La sylviculture ne fournit pas seulement un emploi. Elle est également accompagnée d’un mode de vie bâti autour de lui. Certaines de ses modalités sont nécessaires, alors que d’autres sont facultatives, mais aident à l’apprécier davantage. Son adoption a des conséquences importantes sur les autres sphères de la vie des travailleurs. Certains aspects sont vécus positivement, comme ceux qui ont trait au milieu de travail, alors que d’autres sont plus difficiles, principalement en ce qui concerne la famille. Une fois qu’ils y sont habitués, son abandon peut constituer une difficulté au moment de quitter le secteur.5

Trois éléments constituent le noyau de ce mode de vie : la saisonnalité, l’auto- détermination du travail et le développement d’une communauté dans un contexte d’isolement.

Saisonnalité

Le plus évident des éléments du mode de vie sylvicole concerne son horaire aty- pique. Les journées et les semaines sont intensives et la tâche saisonnière. Cette sai- sonnalité est étroitement associée au régime d’assurance-emploi. Le modèle d’affaire de la sylviculture, comme celui de plusieurs autres secteurs économiques saisonniers, dépend de la possibilité pour les travailleurs de recevoir des prestations pendant l’hiver, la «saison morte». Pour la plupart des participants rencontrés, la saisonnalité constitue une facette importante de la vie d’un travailleur sylvicole.

Nous, les travailleurs sylvicoles, on est vraiment [...] des marginaux parce que fran- chement, c’est vrai qu’on travaille quatre mois dans l’année, mais c’est vraiment une job de douze mois [qui] est condensée en quatre mois. Quelqu’un qui travaille dans le bois, après il tombe sur le chômage. [Si] après on lui met la pression, un ou deux mois après, [pour aller travailler, c’est ne pas comprendre qu’il] se prépare pour l’année prochaine. (T7)

Le chômage hivernal libère les travailleurs pour vaquer à d’autres occupations, ce qui constitue un avantage considérable à leurs yeux : sentiment de liberté, possibilité d’entreprendre d’autres projets, être présent pour la famille, etc. Pour ceux qui ont accès à ces prestations, l’assurance-emploi agit plutôt de complément de revenu que comme outil de protection face à l’incertitude et au risque de non-emploi. Il constitue ainsi, pour plusieurs travailleurs, un élément important des conditions de travail sylvicoles.

5. Voir la section3.4.3, page112.

Ça me permet [...] de faire tout ce qu’on peut faire, n’importe quoi. [Sur le chô- mage], on peut voyager, on peut s’occuper des autres affaires, on peut s’occuper des enfants. Enfin, on peut faire beaucoup de choses au chômage. C’est ça qui est important dans ce travail. (T12)

À l’opposé, l’activité de travail elle-même contraint les travailleurs à rester «dans le bois» pendant de longues périodes consécutives. L’éloignement de la famille, pour ceux qui en ont une, est à ce moment vécu difficilement.

Après quatre semaines de travail, je m’organise pour aller les voir pendant trois ou quatre jours, puis je reviens. [...] Mais c’est vrai qu’ils me manquent beaucoup. Ils me manquent beaucoup. (T15)

Le mode de vie sylvicole est organisé en deux saisons fort différentes, dont l’appré- ciation est variable et pas toujours univoque. Chose certaine, il force les travailleurs à organiser leur horaire de manière atypique.

Auto-détermination

Un autre aspect important du mode de vie sylvicole concerne le mode de rémunéra- tion à la production. Celui-ci a comme conséquence de récompenser directement l’effort consenti, du moins comme le perçoivent les travailleurs. Il leur donne de plus l’impres- sion de se réapproprier une liberté d’action, un pouvoir d’agir. Les anglophones parle- raient d’empowerment ; on peut parler dans la langue de Miron d’«empuissancement» et d’émancipation, notamment face au patron et à la hiérarchie classique de l’entreprise. Le travail à la productivité donne aux travailleurs non seulement une auto-détermination quant à leur vitesse de travail, mais aussi sur leur horaire. Il s’agit d’une caractéristique appréciée qui ne se retrouve pas nécessairement dans d’autres contextes de leur vie et qui seraient difficiles à trouver dans d’autres emplois, particulièrement peu qualifiés.

Ce que j’[apprécie du débroussaillage] : c’est un travail autonome. [...] À la fin, on vient te dire : «La qualité est bonne ou n’est pas bonne.» Mais, dans le fond, c’est toi qui gères ton temps. Tu te gères toi-même. [...] C’est la détermination personnelle. Si tu es vraiment déterminé, si tu es courageux, [de l’]argent, oui, tu peux en faire. Ça dépend de [la] détermination [...] C’est pas comme dans la manufacture, où tu es tout le temps avec quelqu’un qui va te dire : «Faut faire vite, faut faire vite». (T11)

[Dans] la manufacture, il y a un superviseur qui est derrière vous, là ! [...] Tu dois plaire ton boss, là. Il regarde ce que t’as fait, si tu as bien [travaillé. ...] «Envoye, envoye, envoye ! Pousse, pousse, pousse !» Mais ici, il n’y a personne. C’est toi qui vient avec ta machine. Tu allumes ta machine et tu commences à couper. (T13)

La rémunération individualisée et à la pièce n’implique pas pour autant que les travailleurs sont atomisés au sein de l’entreprise. Au contraire, face aux difficultés ren- contrées, les travailleurs développent une solidarité.

Communauté et fraternité

Un dernier aspect important du mode de vie sylvicole concerne le développement d’une vie communautaire et d’une fraternité entre travailleurs. Cette fraternité tire ses racines dans la «nécessité» du contexte de travail, c’est-à-dire l’interdépendance causée par l’isolement dans la forêt. Sans cette fraternité et l’entraide qui en découle, le procès de production lui-même risque d’être affecté, par exemple lors d’un bris d’équipement, suite à une blessure ou, moins dramatiquement, lorsqu’un ours mange le repas d’un travailleur.6

Nous [sommes] venus pour travailler, on n’est pas venu pour faire bagarre. [...] On veut pas de risque. Si on travaille ensemble, [... on est] comme une famille, tu vois ? On doit se souder. [...] Si y’a bagarre ou quelque chose, c’est qui qui va aider qui, maintenant ? (T3)

Les travailleurs bénéficient, et donc tentent, d’entretenir de bonnes relations avec les autres, puisqu’ils seront toujours les premiers répondants face à un besoin ou un danger. Ils sont également solidaires face à leurs conditions de travail et leur situation commune.

Cette solidarité a permis jusqu’à l’organisation de ce que les travailleurs qualifient de «grève». Ces grèves sont principalement organisées lorsque le prix à la pièce est jugé comme ne correspondant pas à l’état du «terrain» ; lorsqu’il est «sale» (en mauvais état), l’effort consenti est supérieure. Leur isolement, leur nombre et l’incapacité qui en découle pour les employeurs de les remplacer, ce qu’ils pourraient techniquement faire mais qui est pratiquement impossible à court terme, leur donne un rapport de force qui leur permet d’améliorer leur condition de travail.

6. Il s’agit en effet d’un phénomène relativement fréquent.

J’avais vu chez le même employeur, avec qui je travaille [...] ça s’est passé. Il y a un jour qu’ils n’ont pas travaillé, à peu près deux jours. Parce que c’était trop pourri. Ils disaient : «Non, ça c’est [inacceptable]» C’est comme s’ils avaient eu l’information de combien [l’employeur] a eu par hectare, et combien il donne à eux. [Ça s’est] organisé et il a été forcé d’ajouter au moins quelque chose. (T10)

En établissant une relation de fraternité et en se servant judicieusement des leviers fournis par leur contexte particulier, les travailleurs réussissent ainsi à négocier à la hausse leur rémunération et à se prémunir de l’appétit des employeurs au moment de se séparer la tarte, si l’échange est jugé injuste. Bien que cette pratique relève davantage de l’exception que du fonctionnement régulier des entreprises, sa potentialité agit de manière passive comme facteur de protection de leurs conditions.