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3.5 Conclusion synthèse

4.1.2 S’adapter pour s’intégrer

Un grand nombre d’immigrants font partie de ces « hommes et de [ces] femmes de couleur [qui] occupent davantage que leur part des postes secondaires» du marché du travail canadien. (Hiebert, 1999) Il serait toutefois erroné d’interpréter leur pré- sence dans un secteur peu qualifié, comme la sylviculture, comme étant simplement subie. Face à la segmentation, les immigrants ne perdent pas leur pouvoir d’action. Au contraire, ils sont des acteurs qui évaluent leurs opportunités (les coûts, les retom- bées et les chances d’actualisation) et qui adoptent des stratégies qui leur permettent de s’adapter à ce contexte. Leur objectif est d’atteindre une intégration socioprofessionnelle considérée comme satisfaisante selon plusieurs critères, dans le cadre des contraintes imparties. Pour l’atteindre, les immigrants doivent franchir plusieurs étapes, parmi les- quelles un emploi peu qualifié, comme le débroussaillage, la plantation, le travail d’usine, etc., peut être appelé à jouer un rôle important.

2. À partir de données d’enquête de Statistique Canada, Galarneau et Morissette (2004) concluaient à cet effet que 39% des hommes immigrants universitaires présents au pays depuis plus de cinq ans et 47% des nouveaux arrivants (moins de cinq ans) occupaient, en 2001, un emploi exi- geant moins qu’un diplôme universitaire. Les travaux deBégin et Renaud(2012) sur l’évolution de la situation d’emploi de nouveaux arrivants arrivent à des résultats similaires.

Stratégies de contournement

Plusieurs stratégies sont adoptées par les immigrants pour faire face aux obstacles rencontrés sur le marché du travail. Complémentaires, elles peuvent être combinées pour augmenter les chances de succès. Performatives, elles constituent autant de méca- nismes qui pourraient expliquer l’amélioration de l’intégration socioprofessionnelle des immigrants, au niveau individuel, sur le marché du travail québécois.

Une telle tendance a en effet été observée et décrite par Renaud et al. (2003b) dans le cadre d’une étude longitudinale d’envergure.3 Face au mutisme des données quantitatives recueillies sur sa causalité, les auteurs identifient trois hypothèses qui pourraient expliquer cette amélioration dans le temps : 1- « Les immigrants de certaines origines développent des stratégies de contournement devant les difficultés», comme le «surinvesti[ssement] dans leur éducation» (Ibid., 179) 2- «Ils se familiarisent avec les us et coutumes [de la société d’accueil], forment leur réseau ethnique et, le cas échéant, construisent leur «enclave».» (Ibid., 179) et 3- «La société d’accueil [a] changé [...] devenant en quelque sorte plus réceptive.» (Ibid., 180).

Les stratégies observées dans le cas des travailleurs sylvicoles immigrants corres- pondent à leurs hypothèses 1 et 2.

Une première stratégie employée par les travailleurs sylvicoles fut l’élargissement du champ de recherche.4 Constatant la difficulté d’introduire leur domaine de formation, voire même de s’insérer dans le marché du travail en général, les immigrants deviennent moins sélectifs dans les emplois qu’ils sont prêts à occuper ; ils «envoient leur CV par- tout» (T6). Lorsque les difficultés sont perçues comme trop importantes, cette stratégie peut être accompagnée par l’abandon temporaire, voire définitif, des plans de carrière initiaux. En se concentrant sur des emplois qui sont moins exigeants en qualification, les immigrants optimisent les chances d’occuper une position favorable dans la «file d’at- tente» du processus d’embauche. L’emploi déniché risque toutefois de leur fournir une intégration socioprofessionnelle relativement inférieure à celle visée initialement. Cette stratégie constitue en quelque sorte une forme de «sacrifice» au niveau professionnel.

3. Bégin(2010) fournit une analyse encore plus détaillée de l’évolution temporelle de la situation en emploi des immigrants au Québec. Elle constate notamment une amélioration substantielle de l’adéquation entre le niveau de formation et l’emploi occupé dans une fenêtre de trois ans suivant l’arrivée, en même temps que la persistance d’un taux de 43% de «sous-utilisation de compétence» (somme des personnes en non-emploi et «sur-éduquées» pour leur poste).

4. Cette stratégie a également été observée par Trandafir (2009) : «L’une des mesures est de s’adapter au marché du travail, en acceptant n’importe quel emploi.»

Parallèlement à la première, les immigrants ont fait appel à une deuxième stratégie en mobilisant leurs réseaux sociaux ethniques. Cela leur permet d’accéder à de l’infor- mation sur le marché du travail et ses différentes opportunités (McDonald et al.,2009), et d’être embauchés par référence interne. (Patacchini et Zenou, 2012; Elliott, 2001) L’utilisation des réseaux sociaux a toutefois comme conséquence de teinter et de biaiser le message. (Béji et Pellerin, 2010; Pellerin, 2013) L’information qui y circule informe à propos du marché du travail en même temps qu’elle en formate l’image. Neutre en soi, le recours au réseau ne module pas directement la position des travailleurs dans la «file d’attente» des employeurs, comprise comme un ordonnancement des employa- bilités. Toutefois, il peut ouvrir la porte sur des opportunités uniques en fournissant de l’information qui reste autrement inconnue. En contrepartie, il peut cantonner les travailleurs dans les limites de l’information qui y circule et limiter a priori les oppor- tunités perçues. (Potter, 1999)

Cette stratégie fut fortement employée par les travailleurs sylvicoles immigrants : tous ont trouvé leur premier emploi sylvicole par la voie d’un ami ou d’un membre de leur réseau social, et un seul d’entre eux l’a fait hors de son réseau ethnique. Parmi les réseaux sociaux des participants, l’information circulait comme quoi le travail sylvicole est «payant», du moins, plus que «la manufacture». Cette stratégie est équivoque quant à ses effets sur l’intégration.

Ces deux premières stratégies visent à augmenter le plus possible les chances d’ob- tenir un emploi à qualification donnée. Ce sont d’ailleurs celles qui ont permis aux immigrants rencontrés de trouver leur emploi en sylviculture. Lorsque ces stratégies mènent à l’obtention d’un emploi qui offre une intégration socioprofessionnelle jugée comme satisfaisante, nul besoin de chercher plus loin. Dans les autres cas, il faut se pencher sur l’autre partie de l’équation, soit la valorisation de la qualification.

En entreprenant une formation ou des études post-migratoires (Banerjee et Verma,

2012), les immigrants peuvent investir dans leur éducation, voire «surinvestir» (Renaud

et al.,2003b) dans le cas de ceux qui ont déjà suivi des études. Cette troisième stratégie

vise à augmenter la valeur de son «capital humain» pour améliorer sa position au sein de la file d’attente d’un emploi convoité, plutôt que de diminuer ses propres exigences. En obtenant une reconnaissance formelle de qualification dans le pays d’accueil, les immigrants contournent leur «pénalité migratoire». Si les immigrants réussissent par la suite à faire reconnaître leur qualification auprès des employeurs d’un secteur d’emploi convoité (c’est-à-dire malgré la pénalité ethnique, dont ils peuvent plus difficilement se

débarrasser), ces études leur permettent d’améliorer leur intégration socioprofession- nelle en occupant un emploi jugé satisfaisant et correspondant à leur formation.

Cette stratégie est toutefois plus difficile à mettre en œuvre, puisqu’elle exige un investissement considérable de la part des travailleurs. Banerjee et Verma (2012, 59) notent qu’au Canada, les immigrants qui ont le plus de chance d’entreprendre des études post-migratoires sont les «jeunes immigrants de pays "non-traditionnels", qui sont déjà bien éduqués, qui maîtrisent l’anglais ou le français et qui ont occupé un poste professionnel ou de gestion avant l’immigration*» alors qu’au contraire, les «obligations familiales [en] réduisent [...] la probabilité*». Bien que pour des raisons de confidentialité les tableaux descriptifs complets des participants ne soient pas divulgués, ce profil correspond à celui de plusieurs des travailleurs sylvicoles immigrants rencontrés. La «jeunesse» a d’ailleurs été soulevée comme facteur de motivation pour retourner aux études (par ex. : travailleur T16, page 103), alors que les responsabilités familiales sont plutôt décrites comme une contrainte (par ex. : travailleur T14, page 98).

Parcours de substitution

Lorsque l’utilisation de ces stratégies de contournement mène à l’occupation d’un emploi suboptimal au niveau de l’intégration socioprofessionnelle, on peut dire que les immigrants empruntent un «parcours de substitution»5, en opposition avec un parcours visé. L’emploi occupé a une fonction «alimentaire» ; bien qu’il ne corresponde pas au projet professionnel, il permet de répondre à des besoins économiques.

Cette situation peut être temporaire ou permanente. L’emploi occupé au départ pour des raisons alimentaires, s’il est jugé satisfaisant en comparaison aux autres alter- natives, peut être intégré dans une perspective à plus long terme ; l’emploi alimentaire devient alors permanent. Pour les immigrants qui ont choisi d’y travailler à long terme, la sylviculture ne correspondait pas nécessairement au départ à leur emploi idéal. Une fois qu’ils s’y sont installé, elle s’est toutefois mise à jouer le rôle de «coussin», c’est-à- dire un emploi qui leur offre un confort relatif en comparaison avec les autres opportu- nités du marché du travail. Le parcours de substitution devient le parcours principal.

Lorsqu’il est temporaire, l’emploi alimentaire sert au contraire à répondre aux besoins économiques le temps de trouver un meilleur emploi de leur pays d’accueil. L’objectif est alors de «rebondir» vers une meilleure intégration. L’emploi a alors le rôle de «tremplin» au sein du parcours professionnel. Essentiellement, il sert à subvenir

aux besoins financiers pendant que les immigrants tentent d’augmenter la valeur de leur qualification sur le marché du travail. Devant un secteur d’emploi trop difficile à intégrer, ils peuvent décider d’abandonner leur domaine de formation et de se réorienter. (Stratégie d’adaptation) Au contraire, ils peuvent décider de «surinvestir» dans leur domaine de formation afin de faire reconnaître leur qualification dans le pays d’accueil. (Stratégie de persistance) Le parcours de substitution est planifié de manière à mener éventuellement à un «parcours visé».

La réorientation professionnelle n’est toutefois pas systématique ; elle aussi est parsemée d’obstacles, comme les contraintes liées à la famille, et de facteurs inertiels, comme ceux décrits au chapitre 3, liés aux difficultés de quitter le mode de vie sylvicole. Ces facteurs d’inertie posent un problème important en ce qui concerne l’amélioration de l’intégration socioprofessionnelle, lié à la nature paradoxale du parcours de substitution comme «tremplin» ; son confort relatif décourage en même temps qu’il rend possible la transition.

Les observations faites chez les travailleurs sylvicoles immigrants sont cohérentes avec les travaux deBégin et Renaud (2012) et deBégin (2010) sur les immigrants éco- nomiques sélectionnés.6Ils ont observé qu’une part importante de l’obtention d’emplois correspondant au niveau de formation des immigrants avait lieu dans les trois premières années après l’arrivée au Québec. Ils ont de plus observé que l’«entrée sur le marché du travail est déterminante pour les expériences futures», de telle sorte que les personnes qui occupent un premier emploi peu qualifié ont moins de chance de se trouver un em- ploi qualifié par la suite et vice versa. (Bégin et Renaud, 2012) Enfiler les emplois peu qualifiés dans l’espoir de «rebondir» par la suite dans un emploi plus qualifié pourrait être plus difficile que prévu.

Les obstacles rencontrés sur le marché du travail, les facteurs inertiels liés à une situation d’emploi et le cercle vicieux de déqualification dans lequel se trouvent les travailleurs occupant un emploi peu qualifié sont tous des mécanismes qui pourraient contribuer à l’effet de sentier décrit par Bégin et Renaud (2012). Pour les travailleurs sylvicoles immigrants «de passage», il y a fort à parier que ces éléments, tels qu’ils ont été relatés lors des entretiens et comme peuvent en témoigner le nombre de saisons travaillées (tableau 3.3, page 100), jouent un rôle dans le retardement de l’occupation d’un emploi plus qualifié.

6. Leurs résultats excluent donc le cas des réfugiés choisis à l’étranger et des demandeurs d’asile.

Une des hypothèses qui découle des résultats ici présentés, et mis en relation avec ceux de travaux antérieurs, est que le secteur sylvicole pourrait agir paradoxalement à la fois comme vecteur d’intégration et comme vecteur de stagnation dans le parcours professionnel des travailleurs immigrants «de passage» fortement scolarisés. Le travail alimentaire, qui est déjà associé à un «cercle vicieux» (Trandafir, 2009) risquerait ici encore plus, à cause de cette nature ambiguë, d’empêcher les travailleurs de poursuivre leur parcours professionnel dans leur domaine de formation ou un secteur qualifié en général.

Pour répondre à cette question précisément et avec certitude, il faudra entre autres recueillir de l’information longitudinale sur le taux de «séjours sylvicoles» qui mènent à l’obtention d’un emploi qualifié, notamment les séjours de courte durée (trois saisons ou moins).