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3.3 Occuper l’emploi

3.3.5 Sylviculture et projet professionnel

En plus des critères de satisfaction au travail et des besoins financiers à combler, les travailleurs évaluent leur occupation d’emploi par rapport à leurs plans, leurs pro- jections et leurs idéaux concernant leur parcours professionnel.

Parmi les travailleurs immigrants rencontrés, deux cas de figure ont pu être iden- tifiés. Une partie d’entre eux (6 sur 16) considèrent l’emploi sylvicole comme étant une occupation à long terme, alors que les autres (10 sur 16) le conçoivent comme étant temporaire.

Un emploi à long terme...

Le premier groupe connait une satisfaction à l’emploi généralement plus favorable, qui dépasse les seuls aspects financiers. (Voir le tableau 3.3 ci-haut.) Bien qu’aucun d’entre eux n’ait planifié a priori d’intégrer le secteur sylvicole, ils affirment «avoir appris à aimer le travail», et s’y voient occuper l’emploi à relativement long terme.

Pour ce groupe, l’occupation d’un emploi sylvicole s’arrime bien à leur parcours professionnel principalement parce qu’ils avaient des plans de carrière peu spécifiques, lorsqu’ils en avaient un. Cette situation pourrait s’expliquer par le fait que la plupart d’entre eux (5 sur 6) n’avaient pas de scolarité avancée complétée au moment d’arriver au Québec.

Moi, [mes] études c’est pas fort. Je ne peux pas travailler ici... Je peux travailler ici, mais je peux pas gagner [assez d’argent avec le] travail que je peux faire. Ils ont dit que si j’allais dans les forêts, ça demande pas beaucoup d’expérience. [...] Je peux travailler là-bas. (T3, 4 saisons)

Contrairement aux personnes qualifiées dans un domaine spécifique, ils ne peuvent pas interpréter les difficultés de recherche d’emploi comme un rejet s’ils sont sans sans formation post-secondaire. Autrement dit, ils perçoivent moins négativement le fait d’occuper un poste peu qualifié que les travailleurs qui se perçoivent comme hautement qualifiés.

Toutefois, même s’ils s’y voient à long terme, la plupart de ces travailleurs ne perçoivent pas nécessairement cet emploi comme faisant partie d’un plan de carrière, qui pourrait par exemple mener à la retraite. Leur présence dans le secteur n’est pas une certitude, même s’ils se voient occuper l’emploi pendant encore quelques, voire plusieurs, années. Les participants atteignent une harmonie entre leurs espoirs professionnels et les

possibilités offertes par l’emploi sylvicole, mais restent réalistes quant à l’effort physique exigé pour qu’il en vaille la peine. Ils affirment souhaiter rester en sylviculture «tant que la forme le permet» ou «encore quelques saisons» ; la temporalité est floue et incertaine.

Avec le temps, [...] j’ai commencé à aimer à travailler en forêt. J’ai vu quand même des choses qui m’ont beaucoup attirées. Pis eh... finalement, je me suis retrouvé installé là-dedans. Jusqu’à date, je vois que c’est correct. (T11, 8 saisons)

... ou un emploi temporaire ?

Le deuxième groupe de travailleurs considère au contraire que la sylviculture est une parenthèse de leur parcours professionnel, un emploi alimentaire qui sert surtout à répondre à des impératifs économiques immédiats, aux contraintes sus-mentionnées.

Au moment de leur intégration en sylviculture, ces immigrants avaient pour la plupart l’impression que cette situation serait temporaire. Mieux que les alternatives peu rémunérées ou dévalorisantes qui se présentaient à eux, le travail sylvicole leur permettrait de subvenir à leurs besoins pendant quelques temps, après quoi leur carrière pourrait «véritablement» commencer. Le message est univoque : on occupe cet emploi en attendant, faute de mieux.

Dans ma tête je me disais : «OK, je vais faire comme une saison, [pour] m’installer, [pour] pouvoir payer mes factures.» Après ça, je pensais que j’allais peut-être m’inscrire à l’université, pis faire le baccalauréat d’ici. Et pis peut-être plus tard, me lancer à la course de la recherche d’emploi dans une entreprise quelque part. (T11, 8 saisons)

Les travailleurs de ce groupe ont une scolarité post-secondaire (universitaire ou collégiale) et proviennent pour la plupart de secteurs académiques, techniques ou «in- tellectuels». Leur expérience de travail n’étant pas liée au monde de la forêt, ou à des tâches physiques en général, travailler comme ouvrier sylvicole entraîne un choc, souvent vécu négativement. Le séjour en sylviculture est également perçu comme une «déqualification», puisqu’il ne permet pas de mettre en valeur leur formation et leurs capacités.

Quand je suis arrivé, vraiment... Je te dis : c’était la première fois que moi je faisais un travail de force comme ça. De ma vie. [...] Je suis arrivé dans le bois, je me disais : c’est quoi ça ? Est-ce que je vais tenir ce travail ? Dans les premiers jours, j’ai failli partir. Je te dis. Franchement. (T16, universitaire)

Malheureusement, si je tiens compte de ma formation, c’est un peu... des choses qui n’ont pas de rapport [avec] le travail que je fais. C’est un autre monde que je suis en train de découvrir. (T5, universitaire)

Cette déqualification est parfois interprétée comme découlant de la discrimination vécue lors de la recherche d’emploi, ce qui contribue à accentuer le choc et les sentiments négatifs.

La plupart des gens qui sont ici, [en sylviculture], ils ont étudié. C’est des gens qui sont instruits. Des gens qui ont déjà travaillé quelque part. Qui avaient une vie meilleure que la plupart des Québécois ici. Tu vois ? Et c’est ça que [...] cer- taines personnes ne voient pas. [...] C’est une méconnaissance, vraiment. [...] Ils se trompent au fait sur la plupart des immigrants. Et par ailleurs, [...] c’est pas pour tout le monde, mais [... les employeurs] savent que [les immigrants ne sont] pas très [bien] accueillis par certaines personnes. Donc, la personne immigrante, qu’est-ce qu’elle va faire ? Elle doit tout faire. Pour se distinguer, pour bien faire le travail. (T14)

Finalement, pendant qu’ils travaillent dans la forêt, les immigrants ne sont pas en train d’acquérir de l’expérience dans leur domaine de formation ou dans un emploi qualifié qu’ils se verraient occuper à long terme. Au sein de leur parcours professionnel, la sylviculture est ainsi associée à une stagnation. L’absence d’expérience pertinente continuera à peser comme obstacle dans la recherche d’un emploi, ce qui incite à rester en sylviculture qui constitue une valeur sûre, un refuge ; les travailleurs se trouvent en- gagés dans un cercle vicieux. Après quelques saisons, les travailleurs qui avaient planifié rester dans le secteur à court terme en sont bien conscients. Pour se sortir de ce cercle, ils planifient quitter le secteur sylvicole ; le plus tôt sera le mieux.

Je suis encore jeune. Je suis une personne instruite, qui a été à l’école, qui a des capacités, des aptitudes intellectuelles. Et alors, je ne peux pas continuer à travailler dans le bois comme ça. Il faut que je pense à faire quelque chose [d’autre]. (T16, 6 saisons)