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Un instrument juridique plurifonctionnel

99. Le juge n’a pas créé ex nihilo le concept de fondamentalité. Ce dernier est évoqué dans le texte constitutionnel à trois reprises dans le préambule de la Constitution de 1946 par le biais des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République163

ainsi que dans les articles 34164 et 53-1 de la Constitution. Ainsi, la fondamentalité

n’est pas dépourvue de sources constitutionnelles, mais, son sens n’est pas déterminé par le corps de la Constitution.

100. Les différentes phases d’évolution de la notion permettent de mieux comprendre en quoi la fondamentalité est un concept spécifique. La première spécificité est liée à une utilisation anachronique des sources constitutionnelles de la fondamentalité. Abordée de manière logique, nous aurions pu supposer que les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République aient eu une influence sur la reconnaissance de la fondamentalité en 1958 par l’article 34 qui, à son tour aurait conditionné la fondamentalité de l’article 53-1165 introduit dans le texte constitutionnel en 1993. Or, cette évolution linéaire n’a pas eu lieu.

101. Le développement de la fondamentalité se caractérise par l’accumulation successive de trois strates. Le point de départ de cette évolution est l’article 34 de la Constitution, puisque jusqu’en 1971 les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République n’ont pas de valeur juridique. Cette disposition constitutionnelle marque la

163 Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 : « Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d'asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. Il réaffirme solennellement les droits et libertés de l'homme et du citoyen consacrés par la Déclaration des droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République » OBERDORFF Henri, ROBERT Jacques, Libertés fondamentales et droits de l’homme, Textes français et

internationaux, 8e édition, Paris, Montchrestien, 2009, p. 9

164Article 34 de la Constitution du 4 octobre 1958, extraits, « La loi fixe les règles concernant : les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques ; la liberté, le pluralisme et l'indépendance des médias ; les sujétions imposées par la défense nationale aux citoyens en leur personne et en leurs biens (…) les garanties fondamentales accordées aux fonctionnaires civils et militaires de l'État (…)La loi détermine les principes fondamentaux » OBERDORFF Henri, ROBERT Jacques, Libertés

fondamentales et droits de l’homme, Textes français et internationaux, 8e édition, Paris, Montchrestien, 2009, pp. 16-17

165Article 53-1 de la Constitution du 4 octobre 1958, extraits, «La République peut conclure avec les États européens qui sont liés par des engagements identiques aux siens en matière d'asile et de protection des Droits de l'homme et des libertés fondamentales, des accords déterminant leurs compétences respectives pour l'examen des demandes d'asile qui leur sont présentées. », OBERDORFF Henri, ROBERT Jacques, Libertés fondamentales et

naissance de la fondamentalité textuelle, c’est-à-dire que la logique du concept est inhérente à la logique du texte constitutionnel. La fondamentalité a ici pour fonction de permettre la répartition des compétences entre le législateur et le pouvoir réglementaire.166

102. Puis, à partir de 1971, par la consécration constitutionnelle des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République par la décision du 16 juillet 1971167, nous passons à la fondamentalité technique d’interprétation du contenu du texte constitutionnel. C’est une phase intermédiaire, qui induit la détermination empirique du contenu de la notion.

103. Enfin, la troisième phase apparaît en deux temps. Premier temps, la reconnaissance par la décision du 22 janvier 1990168 d’une catégorie juridique qui laisse supposer le

complément du bloc de constitutionnalité par une nouvelle unité conceptuelle. Mouvement qui semble corroboré par la révision constitutionnelle de novembre 1993 qui introduit un article 53-1 faisant une référence expresse aux libertés fondamentales en les associant à l’expression de « droits de l’homme ». Deuxième temps, une régression de la notion qui est marquée par l’abandon de la fondamentalité par le constituant qui n’est pas allé plus loin que cette simple et unique référence. Abandon

166 27 novembre 1959 - Décision n° 59-1 FNR Proposition de loi déposée par MM. BAJEUX et BOULANGER,

sénateurs, tendant à la stabilisation des fermages (et à abroger le décret n° 59-175 du 7 janvier 1959 relatif au prix des baux à ferme) Recueil, p. 71 - Journal officiel du 14 janvier 1960, p. 441 « 3. Considérant que pour

s'opposer à l'irrecevabilité de ladite proposition de loi soulevée par le Premier Ministre excipant de la seule compétence du pouvoir réglementaire en matière de prix des baux à ferme, le Président du Sénat invoque les atteintes qui seraient portées par le décret du 7 janvier 1959 aux principes fondamentaux du régime de la propriété et des obligations civiles ; 4. Considérant que ceux de ces principes qui sont ici en cause, à savoir la libre disposition de son bien par tout propriétaire, l'autonomie de la volonté des contractants et l'immutabilité des conventions, doivent être appréciés dans le cadre des limitations de portée générale qui y ont été introduites par la législation antérieure pour permettre certaines interventions jugées nécessaires de la puissance publique dans les relations contractuelles entre particuliers ; 5. Considérant que, s'agissant plus spécialement de la matière des baux à ferme, les pouvoirs publics ont pu ainsi, sans mettre en cause l'existence des principes susrappelés, limiter le champ de la libre expression des volontés des bailleurs et des preneurs en imposant certaines conditions d'exécution de leurs conventions, notamment en ce qui concerne les modalités de calcul et de révision du montant des fermages ; Que les dispositions du décret du 7 janvier 1959, qui se bornent à modifier ces prescriptions statutaires antérieures, ne sauraient, dès lors, être regardées comme comportant une altération des principes fondamentaux applicables en la matière ; Qu'il suit de là que ces dispositions ont un caractère réglementaire et que le Premier Ministre a pu, à bon droit, opposer à la proposition de loi susvisée qui tend à leur abrogation l'irrecevabilité prévue par l'article 41 de la Constitution ; »

16716 juillet 1971 - Décision n° 71-44 DC Loi complétant les dispositions des articles 5 et 7 de la loi du 1er

juillet 1901 relative au contrat d'association Recueil, p. 29 - Journal officiel du 18 juillet 1971, p. 7114

16822 janvier 1990 - Décision n° 89-269 DC Loi portant diverses dispositions relatives à la sécurité sociale et à

la santé Recueil, p. 33 - Journal officiel du 24 janvier 1990, p. 972 : « 33. Considérant que le législateur peut

prendre à l'égard des étrangers des dispositions spécifiques à la condition de respecter les engagements internationaux souscrits par la France et les libertés et droits fondamentaux de valeur constitutionnelle reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République »

qui apparaît aussi dans la jurisprudence constitutionnelle, le Conseil ne complétant plus sa « liste » des droits fondamentaux inaugurée par la décision du 13 août 1993 en son considérant 3.169

104. Dans ce premier chapitre, nous allons étudier comment la fondamentalité a changé de nature en passant d’une technique à une catégorie juridique.170 Se dégage de l’étude de cette mutation, une seconde spécificité. En effet, après avoir posé comme constat l’évolution non linéaire en termes temporels du concept, il nous faut mettre en relief l’évolution non linéaire de la fondamentalité en termes conceptuels. Une transformation de la notion ne se substitue pas à ce qu’était auparavant la fondamentalité comme en témoigne la permanence de l’utilisation de la fondamentalité en tant que technique juridique de répartition des compétences par le juge constitutionnel.171 C’est en ce sens que nous pouvons utiliser le substantif de

« strates », la fondamentalité se renouvelle. Il n’y a pas abandon du sens de la fondamentalité mais superposition des sens de la notion. Cette diversité est notamment soulignée par le Professeur Picard : « C'est même la diversité pratique de toutes ces manifestations qui occulte l'unité foncière de la catégorie, laquelle réside en cela que

169 13 août 1993 - Décision n° 93-325 DC Loi relative à la maîtrise de l'immigration et aux conditions d'entrée,

d'accueil et de séjour des étrangers en France Recueil, p. 224 - Journal officiel du 18 août 1993, p. 11722 : « «

Considérant toutefois que si le législateur peut prendre à l'égard des étrangers des dispositions spécifiques, il lui appartient de respecter les libertés et droits fondamentaux de valeur constitutionnelle reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République ; que s'ils doivent être conciliés avec la sauvegarde de l'ordre public qui constitue un objectif de valeur constitutionnelle, figurent parmi ces droits et libertés, la liberté individuelle et la sûreté, notamment la liberté d'aller et venir, la liberté du mariage, le droit de mener une vie familiale normale ; qu'en outre les étrangers jouissent des droits à la protection sociale, dès lors qu'ils résident de manière stable et régulière sur le territoire français ; qu'ils doivent bénéficier de l'exercice de recours assurant la garantie de ces droits et libertés »

170 Voir comme définition d’une catégorie juridique : « unité conceptuelle fondamentale servant de fondement à des classifications d’objets », ARNAUD André-Jean, FARINAS DULCE José, Introduction à l’analyse

sociologique des systèmes juridiques, Manuel de l’académie européenne de théorie du droit, Bruxelles, Bruylant,

1998, p. 34

171 06 août 2009 - Décision n° 2009-588 DC Loi réaffirmant le principe du repos dominical et visant à adapter

les dérogations à ce principe dans les communes et zones touristiques et thermales ainsi que dans certaines grandes agglomérations pour les salariés volontaires Recueil, p. (en attente de publication) - Journal officiel du

11 août 2009, p. 13319 : « « 3. Considérant, en deuxième lieu, qu'en prévoyant que le droit au repos hebdomadaire des salariés s'exerce en principe le dimanche, le législateur, compétent en application de l'article 34 de la Constitution pour déterminer les principes fondamentaux du droit du travail, a entendu opérer une conciliation, qui lui incombe, entre la liberté d'entreprendre, qui découle de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, et le dixième alinéa du Préambule de 1946 qui dispose que : " La Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement " »

la fondamentalité de ces droits les appelle à prévaloir dans une multiplicité d'hypothèses juridiques.172 »

105. C’est pour mettre en valeur cette diversité tenant à la réalité de ce qu’est la fondamentalité, que nous allons, dans une section première, appréhender la fondamentalité comme moyen de résolution des conflits juridiques, avant de constater, dans une section deuxième que cette technique juridique est doublée d’un sens substantiel.