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3 Un crédule moderne : Bernard de Vaudricourt

Pater sait également repérer la structuration de la croyance chez ses contemporains, comme en témoigne sa lecture, en apparence très linéaire, du roman d’Octave Feuillet (1821-1890), La Morte1.

J. Conlon2a rendu sa place à ce compte rendu qui remplace « Aesthetic

Poetry3» (1868) dans la seconde édition d’Appreciations en 1890, et qui

parut anonymement dans le Macmillan’s Magazine4. Pater n’a pas sup-

primé l’un de ses premiers textes pour des considérations morales5mais

pour lui substituer un compte rendu dans lequel il examine la croyance chez Feuillet, c’est-à-dire poursuit la réflexion engagée en 1868 sur les rapports du sujet à la finitude6. Que l’homme et l’œuvre soient

tombés dans l’oubli ne doit pas conduire à négliger l’analyse de Pater de « l’athéisme, l’agnosticisme et de la croyance7», préoccupation qui

se retrouvera dans son compte rendu du Journal d’Amiel8et de Serenus

1. O. Feuillet, La Morte, Paris, Calmann-Lévy, 1886.

2. John Conlon, Walter Pater and the French Tradition, Lewisburg, Bucknell University Press, 1981, p. 116-117.

3. [W. Pater], « Poems by William Morris, » Westminster Review, vol. 90 (October 1868), p. 300-312. Ce compte rendu des poèmes de W. Morris (The Defense of Guenevere :

And Other Poems ; The Life and Death of Jason : A Poem ; The Earthly Paradise : A Poem),

amendé sous le titre « Aesthetic Poetry » en 1889 dans Appreciations.

4. [W. Pater], « Mr Feuillet’s “La Morte” », Macmillan’s Magazine, vol. 54, Decem- ber 1886, p. 97-105.

5. Comme le lui reprochera Miss Bradley (l’un des membres du duo Michael Field) : « He has struck out the Essay on Æsthetic Poetry in Appreciations (for 2nd edition) because

it gave offence to some pious persons — he is getting hopelessly prudish in literature, & defers to the moral weaknessesses of everybody. Deplorable ! », Journals of Michael Field,

Brit. Mss Add. MS 46778, fol. 205 (cité LWP 143).

6. La fin de « Poems by William Morris » constitue la « Conclusion » à La Renaissance (1873) où Pater exprime son credo : « nous n’avons qu’un temps, et nous mourrons ensuite. Certains passent ce temps dans l’aboulie, d’autres dans d’intenses passions, les plus sages, le passent dans l’art et la poésie » (R 216).

7. J. Conlon, Walter Pater and the French Tradition, op. cit., p. 116.

8. [W. Pater], « Amiel’s Journal intime », The Guardian, vol. 41, 17 March 1886, p. 406-407, Essays from the Guardian, op. cit., p. 19-37.

et autres contes1de Jules Lemaitre (1887). L’auteur en vogue qu’était

alors Feuillet fut sans doute choisi car il dépeint des moments de crise moderne contribuant à l’apprentissage de ses personnages2; Bernard

de Vaudricourt, son héros, succombe à la culpabilité en apprenant le meurtre de sa première femme par la seconde.

Dans ce compte rendu scandant le trajet spirituel de Vaudricourt par de longues citations précisément traduites, Pater souligne que

La Morte se déploie à partir de la confrontation d’un désillusionné

à la Mérimée3 — il évoque « l’inconfort terrifiant d’une existence

dépourvue de bases morales, de principes, de perspective au-delà de ce monde » (Ap 228) — et d’une croyante, Aliette de Courteheuse, avec un résultat ravageur. Aliette meurt avec la certitude que son mari l’a empoisonnée pour épouser sa rivale, Sabine de Tallevaut, pupille d’un médecin libre-penseur. Son mari, confronté à l’aveu fait quelque temps plus tard par la domestique de la défunte, s’effondre littéralement, révélant ainsi que son scepticisme revendiqué était fondé sur une crédulité sans faille envers sa maîtresse et sa femme derechef élevées au rang d’Autre non trompeur, dont la Mère toute-puissante occupe parfois la place. Miné par la culpabilité, celui qui apparaît désormais essentiellement comme naïf meurt à son tour, emporté par une maladie, élevée par l’art romanesque du xixe siècle au rang de

justice immanente.

Le scepticisme de Vaudricourt est le résultat d’une perte de foi qui le laissa, enfant, en pleurs4, perte où nous reconnaissons l’expérience

d’un Mérimée confronté à la trahison familiale. Mais alors que Mérimée choisit de porter la dague de son style contre le signifiant, Vaudricourt maintient la possibilité d’être tout à la fois « sceptique » et « homme d’honneur », de n’être ni athée ni hypocrite (238). La position du vicomte se différencie en outre de celle d’un Browne méconnaissant sa position, puisqu’il revendique son scepticisme auprès de l’oncle de sa promise par ailleurs prélat. L’incroyance refoulée fait pourtant retour sous les aspects de sa crédulité envers les femmes dont il se

1. [W. Pater], « M. Lemaître’s ‘Sérénus and Other Tales’ », Macmillan’s Magazine, vol. 57, November 1887, p. 71-80, rééd. Sketches and Reviews, New York, Boni and Liveright, 1919, p. 20-59. Toutes les références renvoient à cette édition.

2. « Tragic crises, inherent in the general conditions of nature itself, or which arise

necessarily of the special conditions of modern society. [...] they become subordinate [...] to the characters they help to form. » W. Pater, « M. Feuillet’s La Morte », Appreciations,

1890 ; Londres, Macmillan, 1931, p. 226.

3. « I am an unbeliver » dira Vaudricourt (Ap 237).

fait malgré lui le jouet, ignorant des menées de sa maîtresse et du sacrifice de sa femme. L’anagnorèse à laquelle sa domestique le soumet le gagne à la cause religieuse : « il souhaita mourir dans la religion d’Aliette. Vivante, la pauvre enfant avait subi une défaite, morte elle vainquit » (251). Orphelin d’un dieu en qui il avait foi à son insu, Bernard de Vaudricourt succombe au pouvoir de la femme. Derrière la cruelle Sabine ou l’angélique Aliette, le lecteur de Gaston de Latour reconnaîtra les traits de la Mère toute-puissante, incarnée par Catherine de Médicis, réduisant l’homme à n’être qu’un pantin dont elle tire les fils.

À travers un texte contemporain, Pater s’intéresse à la formulation du problème de la croyance à une époque en apparence dépourvue de transcendance où, comme l’avoue naïvement le vicomte une époque de solitude : « Et désormais nous nous sentons seuls, comme si nous étions abandonnés dans l’immensité de l’univers. Nous vivons dans un monde dur, sauvage, haineux, qui n’a d’autre loi que la lutte pour l’existence [...]. Et au-delà de nous [...] se tient une divinité barbare et ironique, qui ne se soucie nullement de nous » (246). Cette époque où dieu s’est absenté s’oppose à l’époque où il gardait son troupeau avec bienveillance : « Nous étions alors imprégnés de la pensée de Dieu, d’un Dieu juste, mais bienveillant et paternel » (246). Ce qu’avoue le vicomte est bien que la vérité est supportée par une figure divine, avatar de la figure paternelle, dont la disparition creuse un certain vide dans le cœur du sujet : « le souffle de l’époque et de la science est passé sur lui, comme il a soufflé sur ses contemporains, en y laissant

une place vide » (231, nous soulignons). Se retrouve ici l’écho d’une

anecdote concernant Browne à qui son père baisait la poitrine au moment de son endormissement (EA 94). Le père réel creuse la place du manque chez le fils, une place qui, trop souvent, se voit occupée par des figures imaginaires.

Garant de la croyance, ce dieu ou ce père tout-puissant, ne saurait se révéler trompeur sans jeter le sujet dans une position insupportable. Peut-être plus que chez Mérimée qui choisit d’incarner cette figure en adoptant la position de l’Idéal du moi1, Feuillet révèle par le truche-

ment de son héros que la croyance se soutient de la figure d’un père qui ne saurait défaillir ou tromper, sauf à faire de ses fils les proies de la crédulité inconsciente qui, lorsqu’elle leur est révélée comme

1. Voir B. Coste, « “The perfection of nobody’s style” : Impersonality and Emotion in Pater’s Prosper Mérimée », op. cit.

telle, les plonge dans la culpabilité et le repentir, avant de les remettre aux mains d’un femme toute-puissante, démontrant qu’au défaut du père advient le règne des Mères. À lire la démonstration de Pater, l’on se prend à croire qu’il y a quelque ironie de sa part tant le repentir qu’il suppose au héros n’est que le masque de sa plus totale crédulité et de sa sujétion à un père puis à une Mère, soit à ces figures d’une toute-puissance illusoire.

Catholique, Feuillet part d’un constat similaire à celui de Pater pour souligner les périls du doute et de l’athéisme au xixesiècle, auxquels

il apporte l’unique solution d’une soumission totale à l’Église. Ayant souligné dans Marius (chapitre « La “petite paix de l’Église” ») l’essence maternelle de l’Église appelée à prendre la relève d’un dieu absent, Pater montre dans ses écrits les ravages de la naïveté et du fanatisme sur des sujets en proie à une incroyance vécue sur le mode de la perte déchirante, plutôt que comme difficile condition.

À Bernard de Vaudricourt, l’on pourrait adjoindre Amiel dont le

Journal intime (1883) connut un grand succès. Avec René, Werther et

Obermann, Amiel est un représentant de la « culture de l’ennui pour l’ennui1», témoignant que l’ennui originaire pris pour objet peut faire

office de substitut de la croyance lorsque le sujet se refuse à la foi. C’est à cet auteur genevois qui fut son contemporain que Pater consacre une étude incisive sous couvert d’un compte rendu de la traduction partielle de son Journal2par M. Ward, dans le Guardian en 1886.