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1 Robert, Prosper et les autres : d’une incroyance ontologique

Paru en 1888, Robert Elsmere, roman en 3 volumes de Mary Ward, narre le trajet spirituel d’un jeune homme qui, à la suite d’une remise en cause radicale de sa croyance, passe de l’anglicanisme à une forme de religion non-conformiste (dissenting) basée sur la charité et l’altruisme envers les classes laborieuses urbaines. Le parcours de R. Elsmere est exemplaire d’une nouvelle forme de conversion sécularisée puisqu’il est d’abord Anglican, de tendance libérale oxfordienne et lecteur de Darwin, puis influencé par ses lectures à la bibliothèque de son voisin R. Wendover, le châtelain agnostique et rédacteur d’un Idols of the

Marketplace très remarqué. En proie à une interrogation grandissante,

Elsmere renonce à son ministère, part à Londres où il rencontre un pasteur unitarien qui l’introduit dans son cercle. Il commence à ensei- gner à des fidèles d’origine sociale et confessionnelle diverse avant de fonder sa propre église régie par deux articles de foi : l’existence

1. W. Pater, « Prosper Mérimée », Miscellaneous Studies, op. cit., p. 101.

2. « [To] defend a religiously tinged agnosticism like [Pater’s] from charges of being

woolly-minded, indecisive, and sentimental », J. Coates, « Pater as Polemicist », art. cité,

et la confiance en dieu1 — soit en un Autre non trompeur, ce qui

témoigne d’une dénégation de la crise antérieure. C’est en sauvant un homme de la noyade en France qu’il est atteint par l’infection pulmo- naire dont il mourra. Frappé par une découverte intime littéralement catastrophique, Elsmere retrouve une façon de ne pas affronter ce qui apparaît comme la duplicité de l’Autre, lorsqu’en bon victorien, il se tourne vers les œuvres et ne tarde pas à fonder sa propre église, The

New Brotherhood, à laquelle une autre église protestante, The Church Reform Union reproche in fine de ne pas rejoindre ses rangs.

M. Ward, dont le père s’était par deux fois converti au catholicisme2,

avait lu les textes décapants publiés par son oncle déplorant la scissi- parité des églises protestantes non-conformistes en Angleterre à com- mencer par Culture and Anarchy3(1869), et s’en était inspirée. Si elle

ne s’en moque pas, la fin de son roman montre qu’elle a repéré l’éclate- ment de la communauté religieuse en communautés de croyants fondée sur une croyance impartageable hors d’un certain périmètre. C’est en saint que meurt le héros dont l’œuvre sera continuée entre autres par sa femme, de bout en bout épargnée par le doute, position marginale à laquelle M. Ward ne donne guère d’explication. Elsmere a quant à lui, trouvé la martingale destinée à parer à toute émergence du doute.

Robert Elsmere connut un énorme succès4, entre autres parce qu’il

s’agissait d’un roman à clef où les principales figures de la vie intellec- tuelle de la fin du xixesiècle étaient représentées5. M. Ward, mariée à

1. « The two great inscriptions, which represented the only “articles” of the new faith [...] — “In Thee, O eternal, have I put my trust’ ; This do in remembrance of me” — », M. Ward, Robert Elsmere, op. cit., p. 553.

2. Anglican et fils de Thomas Arnold qui réforma l’enseignement des public schools, Thomas Arnold se convertit par deux fois au catholicisme (en 1856 puis en 1876). Voir B. Bergonzi, A Wandering Victorian : The Life of Thomas Arnold the Younger, Oxford, OUP, 2003.

3. Voir M. Arnold, « Doing as One Likes », Culture and Anarchy, Stefan Collini (éd.), Cambridge, CUP, 1993, p. 81-101.

4. M. Ward, Robert Elsmere, Londres Nelson, s.d. (1888). Toutes les références renvoient à cette édition. Robert Elsmere sera publié le 24 février 1888. Le roman se vendra à 100000 exemplaires en 1888 aux USA, 3 fois plus qu’en Grande-Bretagne où des éditions populaires s’arracheront jusqu’en 1890. Voir J. Sutherland, Mrs Hum-

phry Ward. Eminent Victorian. Pre-eminent Edwardian, Oxford, OUP Paperbacks, 1991,

p. 130-131. Robert Elsmere trouve sa source dans un pamphlet anonyme, « Unbelief and Sin : A Protest addressed to those who attended the Bampton Lecture of Sunday, March 16th » dirigé contre le très conservateur J. Wordsworth, celui-là même qui avait dénoncé La Renaissance lors d’un sermon.

5. Mark Pattison, représentant du scepticisme oxonien, est l’original de la création de M. Ward et Pater est Mr Langham. Robert Elsmere est dédié à une autre figure du libéralisme religieux et politique, T. H. Green, qui apparaît derrière Mr. Grey.

l’influent critique d’art du Times, Humphry Ward, par ailleurs fellow of

Brasenose College, avait été la voisine de Pater dans les années 1870 à

Oxford1. Elle s’appelait encore Mary Arnold, et était la nièce d’Arnold,

Professor of Poetry de 1860 à 1867 et intellectuel influent2. M. Ward

avait elle-même fait l’expérience du doute religieux à la suite de ses lec- tures de la théologie libérale allemande puis britannique remettant en cause la vérité de la révélation et le caractère sacré de la Bible. Robert

Elsmere déclencha rien moins qu’une polémique sur l’aveu public et le

sens de l’agnosticisme qui fit rage dans les colonnes de la Nineteenth

Century de février à juin 1889, entre les évêques anglicans Henry Wace, Principal of King’s College, W. Magee, et T. H. Huxley, partisan de la

liberté de parole et de l’évolutionnisme, et ardent défenseur des théo- ries darwiniennes3. Cesser de croire en dieu et l’avouer publiquement,

conduisait-il à une existence dépourvue de sens moral ? Les Anglicans conservateurs s’en inquiétaient tandis qu’Huxley tentait de formuler une éthique agnostique fondée sur la suspension du jugement devant l’invérifiable et l’indémontrable4.

À l’intérieur de cette controverse déclenchée par Gladstone5, le

compte rendu de Pater paru le 28 mars 1888, occupe une position marginale et fait pâle figure aux côtés de la défense passionnée et sarcastique de l’agnosticisme de T. H. Huxley. Il mérite cependant l’attention puisqu’il définit deux types de croyants. Il paraît anonyme- ment dans l’hebdomadaire anglican The Guardian, dirigé de main de maître par le journaliste et juriste D. C. Lathbury entre 1883 et 1899. Fait rare : la rédaction du journal se désolidarisa des propos patériens. Néanmoins Pater continuera à collaborer au Guardian jusqu’en 1890,

1. Voir J. Sutherland, Mrs Humphry Ward, op. cit., p. 126. Sur Robert Elsmere, voir les chapitres 10, « The Elsmere Ordeal », et 11, « Elsmere Mania », p. 107-131.

2. M. Ward appartient à l’aristocratie intellectuelle de la fin de siècle par son cercle familial incluant M. Arnold, et les Huxley. Voir W. Whyte, « The Intellectual Aristocracy Revisited », Journal of Victorian Culture, vol. 10.1, 2005, p. 15-44.

3. Voir Christianity and Agnosticism. A Controversy, op. cit. La controverse fut jugée suffisamment importante pour donner lieu à la publication de ce recueil colligeant les principaux textes portant sur la question de l’agnosticisme. Huxley colligea pour sa part ses réponses dans Essays Upon Some Controverted Questions, Londres, Macmillan, 1892. Ses Lay Sermons ont d’autre part fourni le modèle des conférences de Robert Elsmere à la New Brotherhood.

4. « In matters of intellect, follow your reason as far as it it will take you, without regard

to any other consideration. And negatively : In matters of the intellect, do not pretend that conclusions are certain which are not demonstrated or demonstrable. That I take to be the agnostic faith », T. H. Huxley, Agnosticism : A Controversy, op. cit., p. 249.

sans doute pour des raisons financières1, et sans que son texte n’ait

apparemment entaché ses relations avec le rédacteur en chef.