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1 Montaigne, le « sceptique-type »

Pour Gaston, la rencontre de Montaigne est la rencontre de la contin- gence et de la variété élevées au rang de principe dans le monde et en l’homme :

La variabilité, la complexité, les surprises miraculeuses de l’homme, concurremment à la variété, à la complexité, aux surprises de la nature, qui rendent toute connaissance authentique relative et provisoire, ainsi qu’une insécurité similaire du moi si l’on s’y tournait pour y chercher une preuve aussi nette et certaine qu’un rayon, et pourtant, en même temps, une affirmation aussi forte de l’intérêt, du pouvoir et du charme de l’homme et de la nature, et pareillement du moi1.

Le changement permanent de l’homme et de la nature illustrent l’impossibilité de trouver « un port dans le monde », comme dans l’homme. Le charme de l’homme et du monde en même temps : telle sera la leçon que Gaston retient de son séjour dans ce véritable château enchanté, tandis que le narrateur est nettement plus critique devant la pensée de Montaigne, dont il examine les limites, afin de montrer qu’elle se refuse à concevoir la mort.

Ronsard et la Pléiade théâtralisaient la finitude, Montaigne la nie en posant l’ipséité radicale de l’homme et la contingence des lois : « La mort est terrible pour Ciceron, recherchée par Caton et indifférente

1. « The variableness, the complexity, the miraculous surprises of man, concurrent with

the variety, the complexity, the surprises of nature, making all true knowledge of either whole relative and provisional : alike insecurity in one’s self, if one turned thither for some ray of clear and certain evidence : yet an equally strong assertion all the time of the interest, the power, and charm, alike of man and nature and of the individual mind » (GdeL 46).

à Socrate [...]. Toute opinion, quelque fantastique qu’elle soit pour l’un, est d’une force suffisante à un autre pour qu’il l’épouse au risque de sa vie » (47). Montaigne ou « la diversité des coutumes » (47), le refus de l’universel au profit du singulier, de l’opinion, l’impossibilité de concevoir un bien et un mal sur lequel l’accord serait général1.

L’opinion à la place de la loi, la multiplicité foisonnante à la place de l’Un. La vérité devient alors cette « perle » (48) ne brillant nullement à travers une appréhension théorique comme chez Platon, mais à travers « une vision minutieuse du particulier, dans la perception des phéno- mènes concrets, en un instant précis et d’un point de vue particulier » (48). Il n’est de vérité que ponctuelle et individuelle. Montaigne ou le relativisme absolu, position dont Pater montre l’impasse.

De quel individu parlons-nous avec Montaigne, si l’on considère qu’il n’y a d’individu que de l’hétérogénéité des moi2? L’unité de l’homme

n’est qu’une illusion : en moi coexistent une pluralité d’instances ; le sujet montaignien est « comme ces grotesques que certains artistes de l’époque se plaisaient à assembler » (48). Du même coup, comme le constate Gaston : « l’exception a pris la place de la loi » (48). L’universel disparu, restent les singularités, ce qui met en cause la communauté des hommes, pour ne rien dire de leur concorde. Pater montre les effets mortifères de ce relativisme absolu, sclérosé en principe, par le truchement des factions en guerre représentant sur la scène du monde l’éclatement imaginaire du sujet. Ce dernier est néanmoins susceptible de posséder une certaine unité lorsque ses diverses tendances s’unissent dans un caractère affirmé (49). Montaigne se présentera d’ailleurs comme l’homme faisant l’expérience d’un contact avec un « pouvoir et une grandeur indéniables, avec des forces pleines de beauté par leur vigueur comme l’éclair, la mer et les torrents » (49). Telles sont les vertus qui font la grandeur de l’homme, et à travers lesquelles se manifeste sa vérité.

Le philosophe sera principalement surpris par deux types de pen- seurs : Plutarque et Sénèque — auteurs latins décadents3du monde

antique avec lesquels il entretient un contact livresque assimilé à une

1. « [...] “the relish of right or wrong” [...] might seem to depend upon the opinion each

one has of them » (47).

2. « [...] not less disparate are the many men who keep discordant company within

each of us » (48).

3. « [...] from the autumn of old Rome, of life [...] the very genius of second thoughts » (45).

fréquentation bien réelle1— et La Boétie2, sage et bon. Cet homme se

présentant comme détenteur de sa propre vérité et de sa propre loi, qui est autonomos, comme l’Antigone analysée par Lacan au séminaire VII, apparaît alors susceptible de succomber au pouvoir d’un autre élevé au rang d’idéal3. La Boétie révèle la limite de l’identité de Montaigne :

Pour une fois, son habitude d’analyse toujours en éveil avait été matée par l’inexplicable et l’absolu : à travers son indifférence d’âme qu’il gardait jalousement, il avait été obligé de plier et de se plier au pouvoir magnétique d’un autre4.

Montaigne se retrouve « moitié de son double5», au risque de se sen-

tir amputé lorsque disparaît La Boétie. Cette amitié par-delà l’amour, qui égale les deux partenaires à un amant (érastès et un aimé (érô-

mènos) possède une valeur esthétique indéniable car elle « touche la

nature de Montaigne d’un raffinement dont il eût autrement manqué » (51). Certes, le thème décadent de l’amitié masculine dont abondent la critique et les écrits de Wilde — « The Portrait of Mr W. H. » en 1889,

The Picture of Dorian Gray, en 1890 —, la fiction des Yellow Nineties

est en dette des écrits patériens. La Renaissance n’évoque-t-elle pas

Li Amitiez di Amile et Amis en contrepoint de l’amour d’Aucassin et

Nicolette dans le récit du même nom ? Marius rencontre Flavien, puis Cornélius, et en 1892, Emerald Uthwart, le personnage principal du portrait éponyme sera l’ami de James Stokes, son âme damnée6. L’ami-

tié masculine est une constante patérienne méritant l’analyse afin d’en préciser la valeur. S’il évoque les « amitiés ferventes et romantiques » de Winckelmann (R 184) ou les amours « rebelles » (R 107) de Michel Ange dans La Renaissance, c’est-à-dire ce que nous appelons l’amour de même sexe, en montrant comment elles se nouent à l’œuvre, Pater s’intéresse à partir des années 1880 à la distribution du pouvoir entre les hommes. (Presque) heureusement partagée par Marius et Cornélius,

1. « [...] the classical reading [...] had been for [Montaigne] nothing less than personal

contact » (50).

2. « [...] the wisdom and kindness of Etienne de la Boétie » (50). Montaigne rencontre la Boétie en 1558 et son De l’amitié, rédigé en 1572, sera publié en 1588.

3. « [...] as his one and fixed standard of value in the estimate of men and things » (50).

4. « For once [Montaigne’s] sleepless habit of analysis had been checked by the inexpli-

cable, the absolute : amid his jealously guarded indifference of soul he had been summoned to yield, and had yielded to the magnetic power of another » (51).

5. « [...] to be always [Montaigne’s] double in all things » (51).

6. W. Pater, « Emerald Uthwart », New Review, vol. 6, June 1892, p. 708-722 ; vol. 7, July 1892, p. 40-54.

l’amitié soulève ensuite dans ses réflexions le problème de la maîtrise et d’une relation dissymétrique fondée sur l’emprise. À la différence de l’éros lacano-platonicien tel qu’il apparaît dans la célèbre lecture du Banquet que fit Lacan dans son séminaire VIII consacré au transfert, éros fondé sur la métaphore amoureuse, soit l’échange des positions des partenaires du statut de désiré à celui de désirant, la relation entre Montaigne et la Boétie reste statique. Certes, il n’y a pas de réponse à la question des causes autre que le célèbre « parce que c’était lui, parce que c’était moi » où s’avoue le règne d’un hasard excédant l’ordre signifiant dans la rencontre amoureuse ou amicale. Mais la question d’une relation où « je » devient la moitié de l’autre, où l’autre et moi ne formons qu’un, les rôles étant fixes, reste posée. Au-delà de sa valeur esthétique et sociale, elle constitue selon Pater un point de butée dans la pensée de Montaigne, avant de trouver une étonnante incarnation chez Jasmin et Raoul, Margot et La Mole qui bloquent la dynamique des échanges érotiques en s’arqueboutant sur leur position.

Montaigne affiche en outre un matérialisme intégral qu’expriment la mutabilité et les surprises de l’homme et du monde matériel1. L’homme

est surprenant car le monde où il vit est surprenant. Issu de la terre, il en connaît la variabilité2. Dans cette optique, tout est croyable,

car rien n’est symboliquement fondé et surtout pas le langage. Le règne d’un matérialisme disqualifie Montaigne aux yeux de Pater car l’homme matérialisé n’est plus que le jouet de l’inconnu3. La liberté

s’efface alors devant un déterminisme radical : « La Fortune, c’est-à-dire le hasard [...] “serait encore maîtresse des événements” » (52). Car enfin chez Montaigne, le hasard est grand maître, mais il s’agit d’une fortune matérielle soumettant l’homme, d’un Réel auprès duquel il dépose sa liberté, s’offrant à « la tyrannie des circonstances matérielles changeantes » (52). Il s’agit d’une pensée matérialiste où « les mots dont nous nous payons4» (52) sont eux aussi changeants, comme le

montre l’instabilité de la langue française à ce moment. Les coutumes changent selon le même principe, et si ce qui amusait les Romains

1. « [...] the surprises there are in man, his complexity, his variancy, were symptomatic

of the changefulness, the confusion, the surprises, of the earth on which he lives, of the whole material world » (51).

2. « If man — his taste, his very conscience — change with the habit of time and place,

that is because habit is the emphatic determination, the tyranny of changing external and material circumstance » (52).

3. « [...] walled up suddenly, as if by malign trickery, in the open field, or pushed

forward senselessly by the crowd around us to good fortune » (51).

effraye leurs descendants, c’est pour des raisons finalement matérielles, que l’homme ne connaît jamais avec certitude. En effet, par un curieux décalage, ce n’est pas tellement le monde qui évolue, mais le savoir de l’homme, devenant du même coup « fondement miné1» de toute

connaissance. Entre le Réel et le sujet, la déformation du savoir, et d’un savoir inconsistant.

Aussi, l’ignorance devient-elle le principe directeur — la « nouvelle lumière » (53) — de la pensée de Montaigne. C’est une « ignorance dont la conception ne requiert pas moins de courage que la conception du savoir lui-même, une ignorance savante, instruite, assurée de façon rusée, un jugement suspendu qui partout introduit le doute » (53). Cette ignorance serait-elle la passion de l’âme que Lacan, dans le

Séminaire XX, articule avec la haine et l’amour ? Rien n’est moins sûr :

l’ignorance est plus ce « je n’en veux rien savoir2» caractéristique du

névrosé, que refus du sage sur ce qu’il en est de l’avenir immédiat. Montaigne adopte une autre position, dont Lacan, toujours en son temps, soulignait l’héroïsme3avant d’en donner la définition suivante :

Le scepticisme n’est pas la mise en doute successive et énumérable de toutes les opinions, de toutes les voies où a tenté de se glisser le chemin du savoir. C’est la tenue de cette position subjective — on ne peut rien savoir4.

Dans ce cas, l’ignorance est un refus ou une impossibilité de savoir. Pater n’est loin de rejoindre Lacan en faisant du doute le complé- ment obligé de toute assertion, le double et l’interruption de toute proposition. Toutefois, son analyse du scepticisme montaignien le fait équivaloir à une remise en cause de toutes les opinions une par

1. « [...] “there is nothing simple and rare in respect of itself, but only in respect of

our knowledge, which is a wretched foundation whereon to ground our rules, and that represents to us a very false image of things” » (GdeL 52).

2. S’interrogeant en ouverture du Séminaire XX sur les différentes ignorances, Lacan opposait celle de l’analysant à celle de l’analyste : « je me suis aperçu que ce qui constituait mon cheminement était de l’ordre du je n’en veux rien savoir. [...] Votre je

n’en veux rien savoir d’un certain savoir qui vous est transmis par bribes, est-ce de cela

qu’il s’agit chez moi ? Je ne crois pas, et c’est bien de me supposer partir d’ailleurs que vous dans ce je n’en veux rien savoir que vous vous trouvez liés à moi. De sorte que, s’il est vrai qu’à votre égard je ne puis être ici qu’en position d’analysant de mon je

n’en veux rien savoir, d’ici que vous atteigniez le même il y aura une paie », J. Lacan, Séminaire XX, op. cit., p. 9.

3. Une position « si difficile, si héroïque », J. Lacan, Séminaire XI. Les quatre

concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, coll. « Points », 1990, p. 249.

une, à un matérialisme intégral, un relativisme total. Certains de ses contemporains faisaient de Montaigne un héros de la libre-pensée, Pater apparaît plus critique devant les conséquences éthiques de sa pensée.

Gaston sera bien évidemment « fasciné1» par le spectacle de cette

intelligence qui pèse et soupèse hypothèses et preuves, avant de laisser le dernier mot à la faculté centrale du jugement avec un « désintéres- sement2» total derrière lequel se profile la définition qu’en a donné

M. Arnold. Gaston jouit du spectacle d’un scepticisme référé in fine à un non-savoir revendiqué : « Oui, le doute partout ! » (53). Le doute finit par s’égaler aux potentialités infinies des choses et des hommes, à miner les virtualités du présent et à faire de la liberté humaine, sinon un « signe... et de sens nul » (Hölderlin), du moins une pièce démonétisée. Chez Montaigne, le doute finit par empêcher de vivre. Comme chez l’obsessionnel, on se perd à ne pas résoudre la question, à laisser le oui et le non s’équivaloir sans trancher. Le refus de savoir de Montaigne maintient cachée l’émergence possible d’un savoir Autre. Par refus ou par angoisse.

Le dernier aspect de cette pensée, à moins qu’il ne s’agisse de sa conclusion logique, est l’insistance mise sur soi3. Montaigne ne parle,

ne pense que comme Montaigne, et la reconnaissance de cet égotisme ne masque pas qu’il s’agit du « symptôme d’un égotisme doctrinal plus profond » (54). Selon Pater, cet égotisme déclaré constitue la reconnais- sance que pour chacun, l’âme individuelle4est « à la fois le seul organe

et le seul objet de connaissance » (54). La vérité n’est alors qu’une vérité impartageable puisque propre à chacun, condamnant les hommes à ne jamais se comprendre. Paradoxalement pourtant, Montaigne se pose en

1. « [...] an actually aesthetic beauty in the spectacle of that keen-edged intelligence,

dividing evidence so finely, like some exquisite still instrument, with impeccable suffi- ciency, always leaving loyally the last word to the central intellectual faculty, in an entire disinterestedness » (GdeL 53).

2. Le désintéressement arnoldien (« disinterestedness »), élaboré en 1862, consiste à se tenir éloigné de tout but pratique : « keeping aloof from what is called “the practical

view of things ;” by resolutely following the law of its own nature which is to be a free play of the mind on all subjects which it touches », M. Arnold, « The Function Criticism at

present Times », The Complete Prose Works of Matthew Arnold. Vol. III, op. cit., p. 18. La référence patérienne est preuve d’un dialogue virant parfois à l’affrontement à fleurets mouchetés.

3. « [...] one subject always in prominence — himself » (GdeL 54). 4. « [...] that wonderful microcosm of the individual self » (54).

type de tout homme1, résolvant par là même, le dilemme platonicien

de l’Un et du multiple en postulant la ressemblance tous les hommes et l’existence d’une vérité individuelle les reliant. Mais, demande Pater, qui parfois, philosophe à son tour à coups de scalpel, comment cette vérité vient-elle à chacun2? Si la vérité est affaire individuelle, com-

ment la partager ? D’où vient-elle et comment avoir accès aux autres si je suis enfermé dans les murs de ma subjectivité ? Si le sujet se définit comme monade coupée du réel — l’on reconnaîtra une définition pos- sible du sujet de la « Conclusion » à La Renaissance3— comment avoir

accès à autrui tout en restant sujet ? Pater désigne l’impasse solipsiste d’une philosophie de l’individu, du singulier, obérant tout simplement l’universel et condamnant chacun à une existence esseulée ou à ce que Lacan appelle fort justement « l’armature de ferraille », la « monture », le « corset4» de l’obsessionnel. Dépourvu d’accès à l’universel et de

principe directeur, l’homme est alors le siège de forces contradictoires dont l’histoire de France donne l’image5. On croit également relire

ces traités de psychologie pré-freudiens faisant de l’homme le lieu de l’affrontement permanent d’instances moïques, lieu sans possibilité de mise à l’écart, d’oubli, lieu sans inconscient, sans accès à l’universel parce que le particularisme a supplanté l’universel, monade prise au dépourvu lorsque revient par la fenêtre ce qu’elle avait mis dehors par la grande porte. Car la mort ainsi chassée fait retour à travers le symptôme lorsque Montaigne est réduit à chérir la relique paternelle6,

prouvant que le rapport à la Loi, soit à la finitude, se soutient chez lui de l’appel au père imaginaire, avant qu’il ne se tourne vers une terre assimilée à une mère nourricière et répondant extérieur de l’in- tériorité du sujet (55). Si le sujet se trouve intégralement matérialisé, il convient alors d’être en bonne santé, témoignage d’un accord total

1. « [Montaigne’s] own egotism was but the pattern of the true intellectual life of

everyone » (54).

2. « How it had been “lodged in the author ?” : — that, surely, was the essential question

concerning every opinion that comes to one man from another » (54).

3. Dans sa « Conclusion » à La Renaissance, Pater évoque : « l’épais mur de la personnalité que nulle voix réelle n’a jamais percé pour nous atteindre, et derrière lequel nous pouvons seulement conjecturer les choses extérieures » (R 214).

4. J. Lacan, Séminaire VII, op. cit., p. 239-240. Lacan précise que cette armature empêche l’obsessionnel d’accéder à sa jouissance.

5. « “What are we but sedition ? like this poor France, faction against faction within

ourselves, every piece playing every moment its own game, with as much difference between us and ourselves as between ourselves and others” » (GdeL 54).

6. « [...] an old mantle that had belonged to his father [...] it was the symbol of a

entre l’homme et le monde s’égalant à la sagesse. Témoignage aussi du rapport particulier au temps, réduit à une éternelle jeunesse pendant que l’homme n’a qu’une crainte : la peur de la peur1.

Pater souligne néanmoins la modération de Montaigne en cet âge « coupable et extravagant » (56), modération qui, plus que le « libre jeu » (« free play ») des facultés d’Arnold (56), est la « chose néces- saire2». Il souligne la délicatesse de son rapport sensible au monde, et

ses efforts en vue de l’éducation de l’homme, corps et âme compris et unis (57). Cependant, pour Gaston comme pour Pater, cette sensation affinée, cette affectation, ce lien particulier à l’autre placé en position d’Idéal du moi, participent d’une philosophie matérialiste privilégiant la sensation physique3, et engendrant certaines conséquences esthé-

tiques. En effet, ce matérialisme amène Montaigne à n’être dégoûté de rien, et surtout pas de la vulgarité, à aimer voracement jusque à la « goinfrerie », et à introduire « l’immodestie dans la littérature fran- çaise » (57) sous couvert de tout dire, tout en reprochant aux autres de méconnaître leur immoralité lorsqu’il le condamnent, prétention redoublée de dénégation. Pour Pater, la vulgarité demeure inexcusable, parce qu’elle est le fruit d’une pensée matérialiste, individualiste, une pensée grossière car matérialiste.

Le lecteur ne sera pas surpris d’apprendre que Montaigne meurt apparemment pieux quelques années plus tard (57). La piété tardive du philosophe n’est que le fruit d’une croyance implicite, déjà repérable lors de la visite de Gaston, issue d’un refus de concevoir la mort, d’une crainte entraînant le sujet sur les voies de la superstition, des « actes de dévotion », des « concessions » certes, mais « faites à autrui » (58) plutôt qu’à l’Autre du langage. La superstition s’avoue alors hantise de la cause inaugurant « un monde dans lequel le “croyant” est, à chaque