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II. Le contexte guadeloupéen à l’épreuve des concepts du handicap et de l’organisation

1. Un contexte historique et géographique particulier

1.1 Un archipel contrasté

La Guadeloupe est la plus spécifique des îles qui forment le petites Antilles, cela tient à son caractère archipélagique. Couvrant 1780 km², elle se compose de huit îles dont les deux principales se distinguent par leur taille et leur proximité. Ces deux îles sont séparées par un étroit bras de mer, appelée la rivière salée, et se différencient par de nombreux traits. La Basse-Terre (848 km²) est une masse volcanique qui dispose d’un massif montagneux (point culminant : la Soufrière à 1088 mètres) couvert en grande partie d’une forêt humide et sillonné de nombreux cours d’eau. La Grande-Terre (588 km²) est une étendue calcaire, relativement plate (point culminant 135 mètres) et couverte d’une forêt xérophile.

Les autres îles de l’archipel se classent en deux groupes. Les calcaires, Marie-Galante (157 km²) et la Désirade (20 km²) présentent les mêmes caractéristiques que la Grande-Terre. Les volcaniques, les Saintes, petit archipel de 14 km² situé au sud de la Basse-Terre. Les îles de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy sont situées à 200 km de la Guadeloupe et doivent leur rattachement à une volonté politique de centralisation administrative. Depuis 2007, ces dernières sont devenues des Collectivités d’Outre-Mer ce qui leur assure une certaine autonomie.

Le morcellement et l’exiguïté de ce territoire ont des conséquences sur la diffusion des informations et des modes d’organisations. Les différentes parties de l’archipel n’ont pas connu le même progrès économique et social. Les principales villes que sont Basse-Terre (chef-lieu) et Pointe-à-Pitre ont connu un développement plus important que le reste des

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communes et des dépendances de l’archipel. L’isolement de certaines parties de l’île est encore remarquable aujourd’hui comme le Nord de la Grande-Terre ou bien le versant occidental (côte sous le vent) de la Basse-Terre.

Comme les autres îles de la Caraïbe, l’archipel guadeloupéen est marqué par une activité climatique et tellurique récurrente dans la région. Les risques naturels (cyclone, tremblement de terre, éruption volcanique, sécheresse) ont émaillé l’histoire de l’île et ont aussi modelé son évolution. Les cyclones ont détruit de nombreuses fois les ports principaux, entraînant de profondes conséquences sociales et économiques (famine). Les éruptions successives de la Soufrière (principal volcan de l’île) ont fini par retirer à la ville de Basse- Terre sa primauté institutionnelle et économique au profit de l’agglomération Les Abymes- Pointe-à-Pitre- Baie-Mahault, situées à la jonction des deux parties de l’île.

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Carte détaillée de l’archipel de la Guadeloupe

1.2 Une population fluctuante

Au-delà de l’aspect géographique, la Guadeloupe est aussi marquée par ses caractéristiques démographiques particulières. Sa population se caractérise par sa diversité ethnique d’une part et sa variabilité d’autre part. Lors du dernier recensement de la population

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effectué par l’INSEE19

, la Guadeloupe compte 400.596 habitants (contre environ 315.000 au début des années 80). C’est une population jeune (212.000 habitants se situent dans la tranche d’âge 20-59 ans, soit 52% de la population totale) malgré une tendance au vieillissement20

(Breton et al., 2009). En effet, depuis 1999, la population augmente de 0,4% par an contre 0,7% au niveau national. Cette lente augmentation est due principalement à une diminution de la natalité (environ -3% en dix ans) mais est aussi la conséquence d’une migration de plus en plus importante des jeunes vers la métropole à cause de la forte proportion de chômage sur l’île (environ 65.000 demandeurs d’emplois en 2010 soit 17% de la population totale) (INSEE, 2009).

La répartition démographique est aussi inégale sur le territoire. La majorité des habitants se concentrent dans les agglomérations de Baie-Mahault, des Abymes et de Pointe- à-Pitre situées au centre de l’île. Proches géographiquement, elles centralisent la majeure partie de l’activité économique du département, au dépend des autres parties de l’île qui restent très rurales.

Une autre particularité de la population guadeloupéenne réside dans son caractère multi-ethnique. L’histoire de la Guadeloupe est parcourue de phases migratoires plus ou moins importantes qui ont progressivement transformé la société dans son ensemble. Depuis l’abolition de l’esclavage en 1848, les planteurs n’ont eu de cesse de chercher de la main d’œuvre à l’extérieur. Outre l’immigration africaine, le deuxième flux majeur est celui de la population d’origine indienne qui perdurera jusque dans les années 1930. En parallèle, d’autres flux mineurs viennent s’ajouter, principalement d’origine européenne et syro- libanaise. Ces flux migratoires en Guadeloupe ont produit sa diversité culturelle mais aussi des rapports sociaux parfois conflictuels (Benoist, 1972 ; Bonniol, 2006 ; Boutin, 2006). En effet, Jean-Luc Bonniol souligne le caractère ségrégatif de cette « situation créolisante »

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INSEE, L’année économique et sociale 2010 en Guadeloupe, Antianeco n°74, Juillet 2011. Lien internet : http://www.insee.fr/fr/insee_regions/guadeloupe/themes/ae_bilan/aes74ga/aes74ga.pdf

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lorsque « la diversité des apparences physiques chez les arrivants sert de matériau à une idéologie hiérarchique : la "race" permet de justifier les ordonnancements sociaux (le "préjugé de couleur") ; la confrontation des différents traits culturels portés par les arrivants aboutit également à une stratification de ces traits en fonction de leurs origines » (p. 52-53).

Cette diversité culturelle peut rendre complexe la lecture de la société guadeloupéenne dans son rapport aux personnes, corporellement et fonctionnellement, différentes. En effet, les représentations sociales du handicap se distinguent d’une culture à l’autre (Gardou et al., 2010) selon l’histoire, la géographie et les époques (Stiker, 2005). Si bien qu’au regard de la particularité sociale de la Guadeloupe, les significations attribuées au handicap, les modes de prise en charge et les formes de mobilisation des personnes atteintes de déficiences motrices pourraient être étudiées sous des angles différents.

1.3 Une histoire économique et sociale agitée

Au cours des quatre dernières décennies, la société guadeloupéenne a connu une transition rapide qui a profondément modifié son paysage géographique, économique et social. La Guadeloupe, comme la Martinique, la Guyane et la Réunion, a bénéficié du statut de département à partir de 1946. Cette reconnaissance a fourni le cadre politique permettant l’accès du plus grand nombre à la société de consommation, tout en conservant une logique économique héritée du système colonial (Glissant, 1981 ; Blérald, 1986 ; Constant et Daniel, 1997 ; Michalon, 2009 ; Dumont, 2010). La départementalisation a contribué à l’amélioration des conditions de vie locale : généralisation de l’accès à l’éducation, amélioration de l’habitat, développement des structures publiques, système de santé de qualité. Toutefois, l’extension des lois sociales (protection sociale, allocations familiales, chômage…) fut le produit d’une lente maturation maintes fois commenté. La mise en place du régime de protection sociale est

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l’une des principales attentes de la population locale. Votée par le décret du 17 octobre 1947, elle ne sera effective qu’au début de l’année 1949. Il faudra attendre la fin des années 1990 pour que la Guadeloupe bénéficie pleinement de l’égalité en termes de droits sociaux avec les départements métropolitains21. Nous verrons par la suite qu’il en fut de même pour les différentes allocations concernant les personnes ayant le statut de personne « handicapée ».

Après l’euphorie de la départementalisation, la persistance des inégalités sociales entre les DOM et la métropole, mais aussi à l’intérieur de la société guadeloupéenne, entretient les frustrations engendrées lors de la colonisation. La période qui suit la départementalisation, amorcée par la loi dite « d’assimilation », est traversée par des difficultés économiques, politiques et sociales qui s’accentuent avec la chute de l’industrie sucrière qui doit faire face à l’insertion progressive des économies antillaises dans le système de concurrence internationale (Blérald, op.cit. ; Constant et Daniel, op.cit. ; Audebert, 2011). Ces crises ne feront qu’attiser les ressentiments et verront s’accroître les discours contestataires et identitaires qui secoueront la société guadeloupéenne dans les années 1970.

L’édification de la protection sociale est également désignée pour avoir contribué au déclin des solidarités familiales, ciment de la société antillaise (Audebert et Saffache, 2002 ; Lanoir L’Etang, 2005). La représentation de la Guadeloupe, et des autres territoires d’outre- mer, comme un « pays d’assistés » ou « d’un pays sous-perfusion » est largement répandue. La soudaine ingérence de l’État-Providence dans des secteurs d’activités concernés auparavant par le domaine privé comme la famille est considérée comme destructrice d’un lien social. Ce procès a pris de l’ampleur et toujours d’actualité avec les difficultés économiques et la précarité qui ne cessent de gonfler. De nombreux acteurs reprochent aux pouvoirs publics locaux de s’être trop largement appuyés sur la dépendance structurelle et d’avoir manqué d’innovation productrice (Jalabert, 2007). Les difficultés que rencontre la

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Le régime local des allocations familiales est aligné sur celui de l’hexagone depuis 1994 ; l’alignement du SMIC sur celui de la métropole depuis 1996 et celui du RMI (devenu RSA) depuis 2002 (Forgeat et Celma, 2002).

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Guadeloupe actuellement sont, pour la plupart, attribuées à la période post- départementalisation. La gestion « métropolitaine » des mutations politiques, économiques et sociales, les choix stratégiques des pouvoirs publics locaux et la persistance des inégalités sociales vont devenir les creusets d’un mouvement indépendantiste qui émerge à partir des années 1960. La frustration qui s’ajoute à la précarité donne aux discours identitaires une caisse de résonnance de plus en plus importante.

Toutefois, certains auteurs tendent à relativiser ce discours sur le déclin de la société guadeloupéenne. Comme nous le montre Claudine Attias-Donfut et Nicole Lapierre (1997), l’édification de la protection sociale a inversée les relations inter-générationelles au sein des familles. D’un mode de solidarité familiale ascendante (des enfants vers les parents), la mise en place des prestations sociales pour les personnes âgées a modifié la circulation des aides privées qui se sont tournées vers les enfants (descendant). Parallèlement, l’amélioration du niveau de vie a étendu le système d’entraide dans le temps et dans l’espace. Au vu de leur analyse, les auteurs constatent que « l’aide publique contribue à élargir le champ des solidarités familiales au niveau de la survie à celui de l’intégration sociale et du présent au jour le jour à l’élaboration de projets personnels et familiaux » (p. 112). Elles soulignent également que l’assistance aux personnes âgées est encore largement répandue au sein des familles, et effectuée principalement par les hommes.

L’histoire du secteur du handicap en Guadeloupe est bien entendu tributaire de l’histoire sociale de la Guadeloupe. La politique de « rattrapage » qui a été entamée depuis les années 1950 est très certainement dirigée vers les priorités comme l’éducation ou la mise en place d’un système de santé de qualité. En effet, comme nous l’expliquerons plus loin, la lutte contre l’illettrisme et le taux de mortalité infantile seront parmi les premières mesures entreprises. Par la suite, les difficultés économiques qui vont accentuer la précarité et le taux

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de chômage donneront aussi des politiques prioritaires en ce sens. Le handicap ne semble pas être la priorité des pouvoirs publics.

Dès lors, quels sont les espaces de prise en charge du handicap en Guadeloupe ? Et qui en sont les principaux promoteurs ? Observe-t-on, ici aussi, un espace familial traditionnel à l’opposé d’un domaine administratif et/ou médical ? Ou bien peut-on repérer d’autres espaces particuliers ? Enfin, malgré le discours du « retard », retrouve-t-on une évolution du secteur du handicap identique à celui de la métropole, c’est à dire une « décentralisation » des compétences vers des acteurs locaux et en majorité des associations ?

1.4 Un recensement difficile du handicap en Guadeloupe ?

Au début de notre étude, nous avons tenté d’effectuer un recensement du nombre de personnes atteintes de déficiences motrices en Guadeloupe afin de pouvoir faire une comparaison avec le nombre de personnes licenciées à la Fédération Française Handisport. Les dernières études réalisées sur l’évaluation du handicap en Guadeloupe22 ne nous ont pas permis de réaliser cette proportion. Les difficultés à effectuer un recensement précis de la population déclarant un handicap n’est pas propre à la Guadeloupe. L’ensemble des travaux réalisés sur le territoire fait état de la même complexité à évaluer la population des personnes handicapées. Cette difficulté semble provenir de deux points : la diversité des approches de la notion de handicap et la présence de « freins » au niveau local. Nous reviendrons sur ce dernier point plus loin. La définition du handicap s’est homogénéisée administrativement en

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Pulvar E., Etat des lieux et besoins de la prise en charge des personnes handicapées en Guadeloupe. Observatoire des Inadaptations et des Handicaps de la Guadeloupe, Juin 2005 ; Géran C., Le handicap en

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France à partir de la loi de 200523 en reprenant la définition de « situation de handicap » promue par l’Organisation Mondiale de la Santé (2002). Auparavant, la pluralité des approches rendaient difficile une lecture cohérente des données obtenues.

Dans l’impossibilité d’obtenir des chiffres précis sur notre population d’étude, nous nous sommes donc davantage intéressés aux caractéristiques générales de la population guadeloupéenne déclarant avoir un handicap et sur la structuration de la prise en charge en Guadeloupe afin de repérer d’éventuelles « disparités » locales.

En s’appuyant sur l’enquête HID (Handicap, Incapacité, Déficience) réalisée en 1999, l’« état des lieux » effectué en 2005, à la demande du Conseil Général, estime que les personnes vivant avec un handicap représentent environ 8 à 10 % de l’ensemble de la population totale. La répartition en fonction de la tranche d’âge serait de 35000 et 38000 personnes adultes (supérieur à 15 ans) et environ 8500 enfants et adolescents handicapés (inférieur à 15 ans). L’étude la plus récente effectuée en 2011 et qui s’appuie sur le dernier recensement de l’INSEE (2008), semble corroborer ces chiffres, en précisant toutefois les différentes approches du handicap utilisées. En effet, sur les 8,5 % de la population qui « déclare ne pas pouvoir accomplir certaines tâches de la vie quotidienne », les auteurs de l’étude font la distinction entre le handicap reconnu (13.600 personnes soit 3% de la population totale) et le handicap ressenti (30.000 personnes soit 7,5%). Le handicap reconnu concerne les personnes qui déclarent bénéficier ou avoir fait la demande d’une reconnaissance administrative (rente, allocation, carte d’invalidité, travailleur handicapé, etc…) et le handicap ressenti concerne ceux qui ont répondu positivement à la question : « Considérez-vous avoir un handicap ? » A ces deux définitions, s’ajoute celle de handicap identifié qui recense les

23 Loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.

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personnes déclarant une impossibilité complète à effectuer des tâches courantes et/ou nécessitant l’aide d’un tiers (16.600 personnes soit 3,9%). Au total, en 2008, 49.000 personnes sont concernées par le handicap en Guadeloupe.

Outre cette précision, ce dernier travail dresse certains constats sur la situation sociale de cette population qui nous aideront dans notre analyse. Dans un premier temps, on observe une « méconnaissance des procédures officielles de reconnaissance du handicap au sein de la population » (ORSaG, 2006)24. En effet, la part de handicap reconnu, c’est-à-dire déclaré à une administration en vue d’obtenir une reconnaissance particulière, est nettement inférieure à la moyenne nationale (0,2% en Guadeloupe contre 3% en France métropolitaine). Toutefois, ce décalage tend à se réduire au regard du nombre de demandes d’allocations spécifiques en constante progression par rapport à ceux enregistré en métropole. Par exemple, les demandes d’Allocation Adulte Handicapé (AAH) ont augmenté de plus de 40% entre 1990 et 2003 contre 22,9% pour la moyenne nationale. En 2008, le nombre de bénéficiaires de l’AAH sur le département est de 7800 (3,74% des 20-59 ans) alors qu’en France ils sont 817851 (2,39%). Pour les enfants, le nombre de bénéficiaires de l’allocation d’éducation d’enfant handicapé (AEEH) est de 1466 (1,20% des moins de 20 ans), et en France 153043 (0,96%) (ORSaG,

id.).

Dans un deuxième temps, on peut dire que l’insertion professionnelle des personnes handicapées est réduite lorsque l’on lit que « les trois quarts des personnes handicapées restent inactives » (72%). L’ensemble de ces constats, associés à l’histoire sociale de l’île, donne un premier aperçu des conditions de vie des personnes handicapées en Guadeloupe. En effet, la méconnaissance des droits et la faible intégration professionnelle sont des signes de la

24 Observatoire Régional de la Santé de la Guadeloupe, La santé observée : Les adultes handicapés en Guadeloupe, Fiche 5.2, Février 2006.

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difficulté que les personnes handicapées rencontrent dans leur désir d’une meilleure participation sociale. Les raisons de ces barrières ne sont pas déterminées dans ces travaux mais la forte ruralité de l’espace géographique guadeloupéen et l’absence d’accessibilité notamment dans le domaine du transport, sont des causes possibles.

Enfin, nous avons pu voir que les structures de prise en charge recensées font défaut en Guadeloupe. Les taux d’équipements médico-sociaux départementaux sont plus bas que la moyenne nationale, et ce en particulier pour certains types d’établissements comme les foyers d’accueil médicalisés (0,016 place pour 1000 habitants en Guadeloupe contre 0,42 en métropole) et les foyers de vie (0,24 contre 1,59), structures accueillant les personnes présentant les incapacités les plus importantes. Parallèlement, nous relevons que « plus de la moitié des personnes en situation de handicap (vivant à domicile) bénéficie d’une aide à domicile non professionnelle » (53%) (Géran, 2011). Cette aide familiale est essentiellement apportée par les enfants (40%) et les proches (13%), et majoritairement composée de femmes. Ce constat est-il lié aux facteurs socio-économiques de l’île ou alors est-il la preuve d’une forme de prise en charge familiale issue des fondements de la solidarité en Guadeloupe ? Nous aurons l’occasion de discuter à ce propos lorsque nous traiterons des modes d’organisations associatives en Guadeloupe.

2. Des représentations sociales favorables à la stigmatisation des personnes