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II. Le contexte guadeloupéen à l’épreuve des concepts du handicap et de l’organisation

2. Des représentations sociales favorables à la stigmatisation des personnes

De nombreux travaux laissent penser qu’il existe des spécificités dans le traitement social de la « différence » au sein des sociétés créoles. Lorsqu’il s’agit d’étudier des conduites et des pratiques qui servent à se prémunir du mal et de la maladie, ces travaux font références à des

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comportements où se mêlent modernité et tradition25. Les modèles préventifs, explicatifs et curatifs de la maladie oscillent entre un système de prise en charge rationnel, qui fait appel aux technologies modernes de soins et de prévention, et un système « irrationnel », dans lequel l’atteinte est vécue comme résultant d’une « faute » ou d’une attaque « sorcellaire » contre lesquelles il est nécessaire de se « protéger » (Flagie, 1992 ; Bougerol, 1997). C’est au final l’hypothèse d’un syncrétisme entre éléments de tradition et de modernité qui est plus ou moins explicitement défendue. Par-delà l’apparente intégration des informations bio- rationnelles sur les différentes pathologies rencontrées, la persistance des modèles d’interprétation traditionnels (et notamment magico-religieux) semble orienter les modes de représentations étiologiques et les attitudes visant à s’en protéger.

Ce « système » de représentations de la maladie prend sa source dans l’histoire des sociétés antillaises. Histoire tragique et violente, marquée par la période esclavagiste et coloniale, qui a eu, en premier lieu, pour conséquence de produire une société stratifiée et hiérarchisée. Aujourd’hui encore, on observe des traces de cette stratification à travers la permanence de « préjugés de couleur » (Benoist, 1972 ; Bonniol, 2006) caractérisés par un étiquetage systématique des individus encore présent dans la société guadeloupéenne moderne (bleu, mulâtre (sse), chabin(e), couli, béké, blan...)26. A travers cette hiérarchie des couleurs de peau, où le corps apparaît comme un vecteur d’identification, on peut s’interroger sur la puissance des cadres normatifs, tout particulièrement dans le champ du handicap. Dans cette

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Ces deux mots d’usage courant à la signification évidente en apparence sont rarement définis de manière convaincante. On a tendance à définir l’un en référence, voire en opposition à l’autre. Bien souvent, la tradition est confondue avec le passé, voire la coutume, et la modernité est évoquée comme synonyme de l’actualité ou du présent contemporain. L’ouvrage d’Eric Hobsbawm et Terence Ranger The Invention of Tradition publié en 1983 et récemment traduit en français relance le débat en faisant intervenir la notion de « traditions inventées ». Cette expression « inclut à la fois les traditions qui ont été effectivement inventées, construites et instituées de manière officielle et celles qui émergent de façon plus indistincte au cours d’une période brève et datable – peut- être quelques années à peine – et s’établissent d’elles-mêmes avec une grande rapidité » (p. 11).

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Bleu est un individu très noir de peau, le chabin est un individu clair de peau avec les traits afro-caribéens, le couli désigne les individus d’origine indienne, les békés sont les descendants des blancs esclavagistes et propriétaires terriens, les « blan » désignent les métropolitains.

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configuration le corps différent, porteur de « stigmates », semble être largement rejeté, d’autant plus que certains travaux permettent de penser que l’atteinte corporelle pourrait être attribuée à une punition « divine » renvoyant à l’idée d’un tabou enfreint ou alors, à un maléfice en guise de représailles ou de jalousies (Bougerol, op.cit.).

Au cours de travaux plus récents, Christiane Bougerol (2009) nous montre comment, aux Antilles, « la sorcellerie est communément évoquée pour trouver hors de soi la cause d’un malheur, d’une série de déconvenues ou d’un événement inopiné et éprouvant », notamment dans le cadre des incidents routiers (p. 166). Contrairement aux gens du bocage en France métropolitaine (Favret-Saada, 1977), la sorcellerie possède un statut proche de l’officialité dans les îles. Avouer avoir subi un « sort » ne risque pas d’être interprété comme étant « arriéré ». En réalité, la référence à la sorcellerie rappelle combien l’imaginaire fait partie de la culture antillaise. En témoigne, par exemple, le principe de « protection » qui semble gouverner les relations avec l’environnement social, notamment en ce qui concerne le domaine préventif. En effet, la prévention contre les atteintes infectieuses est récurrente dans une société où les questions sanitaires ont souvent été problématiques (Benoist, 1993 ; Boutin, 2006). Par exemple, certains travaux nous expliquent comment la lèpre, ayant sévi dans les années 1930, a été traitée par une logique de stigmatisation/dissimulation des personnes atteintes, et ainsi contribué à la logique d’exclusion des malades du Sida à partir des années 1980 (Dumont et al., 2011). Sans expressément faire le lien avec ces faits historiques, Catherine Benoît (2000) décrit certains comportements protecteurs lors d’une étude ethnographique des jardins créoles en Guadeloupe. Pour l’auteure, les représentations sociales du corps et du mal renvoient à une compréhension humorale selon laquelle l’état de santé dépend de la circulation des fluides corporels, de leur équilibre et des qualités physiques qui leur sont associées. La mise en évidence de ces catégories, introduite dans une conception de la personne et du monde selon laquelle la prévention d’une affection, qui provient toujours de

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problèmes avec l’entourage social et surnaturel, requiert certaines techniques. Celles-ci, régies par un ensemble de règles journalières pouvant nécessiter l’intervention d’un guérisseur, consistent à « protéger », « fermer » et « nettoyer » l’organisme et le lieu habité.

Ce n’est, bien sûr, pas qu’aux Antilles que les marquages corporels hors normes, et plus généralement le corps malade et meurtri, suscitent la peur de la contagion (Douglas, 1971). Ces derniers conduisent fréquemment les individus à la méfiance et entraînent des logiques de cloisonnement des populations atteintes, quelle que soit la contagiosité réelle de leurs attributs stigmatisés (Laplantine, 1986 ; Vigarello, 1993). C’est la « contagion du sens » qui prévaut (Le Breton, 1998). On isole les sidéens, par exemple, ou on craint que la maladie mentale ne se transmette par simple contact (Jodelet, 1989).

En Guadeloupe, la prise en charge de la différence est fatalement associée au même processus. Le traitement social du handicap, si l’on se base sur le fait que le corps est soumis à un contrôle social contraignant, serait de cacher la différence du regard des autres pour éviter de porter préjudice à sa renommée. L’absence de travaux à ce sujet ne permet pas d’avoir de réelle certitude sur la manière dont les personnes handicapées étaient (ou sont) traitées dans la société antillaise. Toutefois, parallèlement à la notion de rejet, il semble exister aussi une possibilité de surprotection familiale. En effet, la question du traitement social du handicap peut être associée à celui des personnes âgées ou autres personnes atteintes d’incapacités, notamment au sein du milieu familial. Certains travaux font état d’une prise en charge familiale importante notamment dans le cas des personnes âgées (Attias-Donfut et Lapierre, 1997) ou lors d’événements liés à la mort (Boutin, op.cit. ; Lanoir L’Etang, op.cit.). Ces propos vont quelque peu à l’encontre de travaux qui font état d’un contrôle social contraignant poussant au rejet et à l’enfermement des personnes atteintes de déficiences. A ce

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sujet, la thèse de Rémy-Francius (2003) sur le « tèbè » pose comme hypothèse que les représentations de la déficience intellectuelle et les modalités de sa prise en charge sont révélatrices du fondement social et culturel de la société guadeloupéenne. Cette thèse dévoile, dans un premier temps, la permanence d’une explication des origines du retard mental liée à des croyances magico-religieuses. Mais, cette étiologie, loin de créer un rejet systématique, semblait rendre possible une intégration sociale des personnes concernées au sein de la communauté. En effet, une forme de solidarité de proximité s’organisait autour de la personne atteinte de différences physiques ou intellectuelles. Dans la mesure du possible, les personnes étaient sollicitées pour effectuer des tâches diverses au sein de la fratrie mais aussi à l’extérieur (notamment lors de cérémonies religieuses).

Une rapide mise en comparaison de données permettrait de rappeler, depuis les Antilles, combien ce qui paraît différent de l’« ailleurs », introduit en réalité la dimension de l’imaginaire, la question du sens du mal et de son traitement symbolique, mais aussi des logiques de stigmatisation et de contrôle social. En fait, tout ce qui semble spécifique à la Guadeloupe peut certainement trouver une expression similaire dans les études portant sur d’autres espaces géographiques.

En arrière-plan des « représentations », c’est aussi le thème d’un « retard » sur la métropole qui semble également parfois refaire surface (Dumont, 2010). Dès lors, le choix de porter son attention sur les organisations permet d’avoir une autre approche sur les « représentations » sociales du handicap en Guadeloupe. En effet, les possibilités pour les personnes handicapées de s’organiser collectivement, les revendications qu’elles portent à travers leur regroupement semblent à même de proposer une analyse des conditions de leur intégration au sein de la société guadeloupéenne.

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