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II. Le contexte guadeloupéen à l’épreuve des concepts du handicap et de l’organisation

4. Le mouvement sportif en Guadeloupe : un espace de quête identitaire

L’histoire du sport dans l’espace insulaire montre des différences et des similitudes avec le développement que l’on connaît en France et en Europe. Dans les Antilles Françaises, le mouvement sportif prend son essor entre la fin du XIXe et le début de l’entre-deux guerres (Dumont, 2002). Importées par les marins et les militaires dans un premier temps, les pratiques sportives sont rapidement incorporées par une tranche de la population (la plus aisée) pour souligner son attachement à la patrie et aux valeurs correspondantes : « la religion sportive est un puissant vecteur d’acculturation. Les pratiquants partagent la foi dans un modèle de société et la croyance dans une ascension morale et sociale par le sport » (Dumont et Ruffié, 2012 : 2). L’organisation du milieu sportif local se réalise à travers l’expérience métropolitaine vécue par les promoteurs antillais lors de leurs études ou voyages. L’idéal sportif est celui de l’athlète complet et bien éduqué, au-delà des compétences physiques, le « parfait sportif » doit être polyvalent et cultivé. Ainsi, les premières organisations sportives créées aux Antilles dans les années 1930 proposent des pratiques à la fois « sportives », « culturelles » et « artistiques »32 (Dumont, 2002, 2006, 2009). L’athlétisme est une des premières activités importées par la classe blanche dans l’archipel. Par la suite, viendront le football et le cyclisme véhiculés par les organisations de jeunesse laïques et catholiques (Gastaud, 2004, 2010). Ainsi, l’organisation des pratiques physiques et sportives aux Antilles participe dans les premiers temps à une politique d’assimilation à la culture française et concerne essentiellement la classe sociale blanche dominante. Toutefois, le sport, seule possibilité d’ascension sociale dans le système colonial, devient progressivement plébiscité par les Antillais d’origine noire africaine.

32 En 1947, toutes les associations sportives recensées proposent également des activités de lectures, des causeries et des expositions.

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Au fil des années, le sport se popularise et recouvre des enjeux plus vastes. La départementalisation qui advient en 1946 contribue à cette popularisation et à la construction de structures sportives. Les organisations « omni-sportives », encore ancrées dans un modèle élitiste, doivent se calquer sur le modèle fédéral français. Chaque pratique doit être placée sous la tutelle d’une ligue, elle-même gérée par une fédération métropolitaine. En 1952, la fédération omnisport de la Guadeloupe disparaît et est remplacée par plusieurs ligues spécialisées : celle de football la même année, puis celles de basket-ball et d’athlétisme en 1954. Cette mutation structurelle est favorisée par la modernisation institutionnelle dû au changement de statut et révèle un processus d’intégration institutionnelle qui est en marche. Le CREPS, créé en 1965 aux Abymes, symbolise la politique d’équipement, notamment en matière d’infrastructures sportives, qui est opérée en Guadeloupe entre les années 1960-1970.

Toutefois, dans le même temps les premières fausses notes de l’assimilation au modèle français apparaissent et ressurgissent dans l’organisation sportive antillaise. L’éloignement géographique et la gestion « coloniale » des institutions d’Outre-mer deviennent rapidement des facteurs de déceptions et de rancunes. Les revendications d’égalité entre Noirs et Blancs sont symbolisées par les mouvements noirs américains des années 1960 (Black Panters) médiatisés lors de certaines compétitions internationales33. Dans le même temps, la Guadeloupe est secouée par les émeutes ouvrières de 1967. Réprimées dans le sang, ces événements vont renforcer la vague indépendantiste qui parcourt le département.

Privés d’échanges compétitifs avec les sportifs métropolitains pour des raisons techniques et économiques, les sportifs antillais éprouvent aussi des difficultés (financement,

33 Des athlètes noirs américains lèvent leur poing ganté, signe des Blacks Panters, sur les plus hautes marches du podium aux Jeux Olympiques de Mexico en 1968. Ils seront exclus des Jeux par le Comité International Olympique. Ces images vont alimenter les courants nationalistes qui se développent dans la Caraïbe à la même époque.

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autorisation fédérale, etc…) à rencontrer ceux des îles proches de la Caraïbe. « Le modèle français, qui n’amène pas les avantages attendus semble de plus en plus subi et freine les désirs d’échanges […] l’Etat français qui pourtant multiplie la dimension des contrôles et prescriptions dans le domaine sportif, n’apporte en échange aucune véritable prestation » (Dumont et Ruffié, 2012 : 6).

Ainsi, les échanges avec les pays voisins sont des indicateurs de relations de plus en plus houleuses entre les institutions sportives locales et nationales. Lenteurs administratives, freins institutionnels ou barrières communicationnelles, tout semble contraindre les possibilités d’émancipation et multiplier les frustrations. Associés aux problèmes économiques et sociaux qui explosent à l’époque, ces derniers alimentent le discours identitaire qui prend racine dans les années 1960 avec l’apparition des mouvements indépendantistes et d’une « politisation des identités » (Daniel, 2002). A partir des années 1980, les premiers hymnes et drapeaux nationalistes apparaissent dans les stades des Antilles. La participation aux épreuves métropolitaines, emblème de l’aliénation identitaire, est de plus en plus critiquée voire refusée. Ainsi, de nombreux présidents de clubs de football locaux refusent que leurs équipes participent à la coupe de France. Dans le même temps, l’émergence des sportifs antillais au niveau national et international deviennent des symboles de réussite et de fierté guadeloupéenne (Dumont, op.cit. ; Reno, 2004). Roger Bambuck est le premier athlète antillais « médiatisé » : demi-finaliste du 100 mètres au JO de Tokyo en 1964, Champion d’Europe du 200 mètres et du 4x100 mètres et vice-champion d’Europe du 100 mètres en 1966. Comme pour venir renforcer ce symbole de promotion sociale, il devient Secrétaire d’Etat de la Jeunesse et des Sports entre 1988 et 1991.

Les sportifs antillais deviennent aussi un espoir de relève pour l’Etat français qui a perdu les sportifs africains dans la période de décolonisation. Les sollicitudes de

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l’administration et notamment du Haut-Commissariat aux Sports favorisent la recrudescence des licenciés dans l’archipel34

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Aujourd’hui, la Guadeloupe est considérée et se considère comme un « pays » de sportifs. Depuis les années 1970, on assiste à une croissance exponentielle des licenciés sportifs. Augmentation qui coïncide avec l’apparition d’une classe moyenne et de la société de consommation à la suite de la départementalisation. Progressant de 146% entre 1970 et 1976, puis de 116% entre 1976 à 1983, le taux de licenciés sportifs représente 14,3% de la population totale en 2006, soit 62.946 licenciés toutes fédérations confondues35. La Guadeloupe figure ainsi en deuxième position parmi les départements d’Outre-Mer (DOM), derrière l’île de la Réunion (131.000 licenciés soit 17% de la population totale). Lors du dernier recensement effectué en 2006, on comptabilise 1.003 associations sportives et les licences compétitions sont majoritaires. Parallèlement à ces pratiques « instituées » et « formalisées » par l’action des organisations sportives fédérées au mouvement sportif fédéral national, on observe de nombreux pratiquants effectuant des pratiques sportives « hors club ».

Simultanément, on assiste à une valorisation du « local » (Daniel, op.cit.) à travers la transformation de pratiques traditionnelles en pratiques sportives, comme par exemple la « yole » martiniquaise et la « saintoise » guadeloupéenne (Pruneau et al. 2010). Ces embarcations utilisées traditionnellement pour la pêche subissent une « mutation » en « engins sportifs ». La pratique de la voile traditionnelle devient un objet d’analyse du processus de sportivisation « entendu comme le passage des événements culturels du mouvement traditionnel aux événements sportifs modernes » (Ibid.). Les auteurs relèvent un véritable « enthousiasme » populaire autour de ces activités qui témoignent d’une volonté d’un « retour

34 Le nombre de licenciés augmente brusquement entre 1960 (190 licenciés) et 1967 (600 licenciés).

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aux sources ». Cette forme de sportivisation se retrouve sous d’autres pratiques telles que les concours de « bœufs-tirants ». Ces courses chronométrées36, également très suivies par la population locale, mettent en compétition de puissants bœufs tirants des charrettes en bois qui servaient autrefois à transporter les récoltes de canne-à-sucre. Ces pratiques procèdent à « une mise en scène permanente des spécificités, érigées en véritables emblèmes d’une identité recomposée » (Daniel, op.cit.). La sportivisation du patrimoine apparaît comme un vecteur de « dignité » et de « spécificités » qui « participent à la construction symbolique d’identités collectives » (Ibid.).

Le mouvement sportif des personnes handicapées apparaît au cours des années 1980, période « active » au niveau sportif (de plus en plus de sportifs antillais se révèlent au niveau international) et au niveau identitaire (le courant identitaire prend de l’ampleur au sein des revendications sociales et culturelles). Ce mouvement se développe aussi à une période où les personnes handicapées physiques commencent à revendiquer l’application de leurs droits à l’instar de ceux qui vivent en métropole. A travers l’analyse du mouvement sportif des personnes handicapées peut-on envisager les mêmes mécanismes de structuration que celui observé dans le milieu ordinaire aux Antilles ? Au-delà du processus d’intégration sociale, observe-t-on des discours de revendications identitaires, notamment sur un modèle de prise en charge spécifique ?

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La pratique du bœuf-tirant, qui n’existe qu’en Guadeloupe, a été inventé dans les années 70 par l’association de sauvegarde des bœufs tirants, fondée par des éleveurs, soucieux de voir disparaître la « race » de bœufs locaux. L’attelage est constitué d’une charrette tirées par deux bœufs et menés par un seul « chauffeur ». Le but de l’épreuve est de transporter une charge comprise entre 1300 et 1600 kilos au sommet d’une montée de 70 mètres très accidentée. Cette pratique est institutionnalisée car elle fait l’objet d’un certains nombres de règles (nombre limité de coup de fouet à 12), de catégories selon le poids de l’animal (cadet, minime, catégorie C, catégorie B et l’Elite) ainsi que de l’organisation d’un championnat régional.

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