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Analyser un cadre institutionnel nécessite de prime abord d'en définir le contenu, ce qui peut s'avérer être une tâche à la fois particulièrement complexe ou réductrice. Il s'agit d'un travail complexe dans la mesure où lorsque l'on pose pour la première fois les pieds et les yeux sur le fonctionnement d'une institution, on peut être submergé par la quantité d'informations et d'injonctions qui y circulent. La solution pour rendre compte de cette complexité peut alors consister à décrire de façon minutieuse la totalité de ce qui se passe au sein de cette institution, mais cela peut se révéler insatisfaisant si ces descriptions ne sont pas catégorisées, hiérarchisées ou classifiées de telle manière que l'on puisse les rendre interprétables. D'autre part, on peut être conduit pour simplifier cette complexité institutionnelle, à la réduire à une action homogène qui consisterait à faire en sorte que les individus qui y évoluent se conforment aux injonctions normatives qu'elle leur impose, sans se soucier davantage du détail de ces injonctions. Pour mener à bien notre analyse du contenu normatif du cadre institutionnel qui accueille la formation professionnelle des enseignants, nous avons choisi une position intermédiaire. Nous ne procéderons pas précisément à une description exhaustive des différentes injonctions normatives émises au sein de ce cadre, mais nous nous appuierons sur l'idée selon laquelle une diversité d'idéologies peuvent coexister au sein d'une même institution pour rendre plus lisible son fonctionnement (Becker, 2006). Au cours de notre enquête, nous avons ainsi pu observer que le cadre institutionnel s'articulait autour de trois principaux univers normatifs qui forment autant de cultures singulières.

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1.1. Un univers scientifique : former un savoir

La structure de formation professionnelle mobilise tout d'abord une culture scientifique dans le but de diffuser aux futurs enseignants les principales avancées intellectuelles en matière de recherche sur l'éducation et sur les pratiques enseignantes. Cet univers normatif veille donc à sensibiliser et à diffuser à la nouvelle garde enseignante les réflexions qui gravitent autour de leur travail de manière à ce qu'ils les prennent en considération dans la constitution de leurs propres pratiques. Bien entendu, cette opération nécessite l'intervention d'agents de socialisation chargés d'assurer le lien entre le monde scientifique où se forment un certain nombre de normes collectives sur les « bonnes pratiques » enseignantes et le monde de la formation professionnelle où les enseignants-stagiaires doivent avoir connaissance de celles-ci pour orienter leurs attitudes professionnelles. Ces agents de socialisation sont issus pour la plupart du monde universitaire et sont spécialisés dans des disciplines ayant l'enseignement pour objet ; on retrouve des pédagogues, des psychologues, des sociologues ou encore des didacticiens dont la mission consiste à informer les futurs enseignants de l'actualité de la réflexion de leur discipline respective. On peut distinguer deux types de disciplines au sein du monde universitaire de la formation. D'abord, des disciplines que l'on peut qualifier de transversales en ce qu'elles n'abordent pas précisément une discipline enseignée à l'école élémentaire, mais bien davantage des connaissances générales sur l'éducation qui doivent permettre aux futurs enseignants de se familiariser avec une éthique professionnelle. Dans cette perspective, des cours sont prodigués aux stagiaires afin de les intéresser aux travaux classiques et contemporains concernant des aspects globaux sur l'enseignement et sur l'éducation (histoire de l'éducation, sociologie de l'éducation...). De cette façon, les stagiaires sont sensibilisés à un certain nombre de valeurs et de manières d'envisager leur travail qui doivent les conduire à mieux comprendre la posture professionnelle qu'ils se doivent d'adopter au regard des travaux scientifiques qui sont portés à leur connaissance. Ensuite, le monde universitaire de la formation comprend des intervenants spécialistes d'une discipline qui doivent quant à eux diffuser un certain nombre de normes concernant les bonnes manières de « faire apprendre » les matières au programme de l'école primaire. Dans cette configuration, l'objectif est de conduire les stagiaires à intérioriser ces normes afin qu'ils se les approprient et qu'elles orientent durablement leur manière de penser et de faire leur travail.

Cette culture scientifique est diffusée au sein de l'instance de formation professionnelle par le biais de cours ou de travaux dirigés. Dans le premier cas, les stagiaires sont simplement

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informés des connaissances scientifiques de façon magistrale. Dans le second, ils se trouvent dans une situation plus active puisqu'ils sont souvent amenés à prendre position à partir d'une étude de cas (que faire face à une classe agitée, comment enseigner la division en CM2...) ou d'une question générale (quelle différence peut-on établir entre savoir et savoir-faire, quelles sont les raisons qui conduisent un élève à adopter un comportement violent...), et cela conduit ensuite le professeur à construire une réponse globale s'appuyant à la fois sur les idées des stagiaires et sur les ressources théoriques de sa discipline. Au final, le monde universitaire souhaite faire comprendre aux futurs enseignants que leur travail n'est pas simplement question de savoir-faire, mais qu'une capacité d’abstraction vis-à-vis de ce travail est nécessaire pour progresser professionnellement. Autrement dit, le travail enseignant ne s'arrête pas aux portes de la classe, et il existe des travaux scientifiques qui peuvent permettre d'y réfléchir et de le construire à partir de valeurs et de normes qui y sont mises en évidence. Cette idée a progressivement gagné du terrain à mesure que s’est développé l'univers scientifique au sein de la formation professionnelle des enseignants. Du tournant des années 1980 où le bac cesse d'être la référence pour devenir enseignant, à la création des IUFM (Instituts Universitaires de Formation des Maîtres) en 1991, jusqu'à la mise en place des ESPE (École Supérieure du Professorat et de l’Éducation) en 2013, on assiste effectivement à une « universitarisation » constante et progressive de cette formation – même si cela donne lieu à controverses – où les valeurs et normes scientifiques occupent une place primordiale dans le processus de socialisation professionnelle. Cette dynamique s'inscrit dans la volonté d'affirmer le caractère professionnel du métier d'enseignant en mettant en évidence sa dimension intellectuelle, afin de mieux écarter une conception artisanale ou artistique de celui-ci (Lang, 1999). D'ailleurs, la place grandissante de la culture scientifique dans la formation professionnelle a été conceptualisée au cours des années 1990 et s'est traduite par l'émergence de la notion de professionnalité. Celle-ci renvoie à la capacité d'un individu à acquérir et à mobiliser des savoirs scientifiques de haut niveau en lien avec l'exercice professionnel dans le but de construire une éthique reposant sur des valeurs et des références reconnues. L'univers normatif scientifique a donc pour objet d'accroître la professionnalité des stagiaires au cours de l'année de formation professionnelle, en les sensibilisant à des modèles de pensée scientifiquement approuvés qui doivent leur donner l'opportunité d'amorcer leur développement professionnel. Ce développement professionnel constitue alors le versant subjectif d’une professionnalisation essentiellement produite par une organisation objective (Wittorski, 2007), et vise au final à favoriser une « professionnalité émergente » source de reconnaissance pour les enseignants débutants (Jorro & De Ketele, 2011). Pour y parvenir,

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l'instance de formation professionnelle procède selon un mode de socialisation par inculcation par lequel les futurs enseignants sont informés des valeurs et des normes dominantes dans l'espace scientifique, de manière à ce qu'ils s'en imprègnent et que cela influence leur façon d'envisager et de penser leur activité professionnelle.

1.2. Un univers professionnel : former un savoir-faire

Au cours de leur année de formation professionnelle, il apparaît évident que les futurs enseignants doivent être initiés aux valeurs et aux normes du groupe professionnel qu'ils s'apprêtent à rejoindre. Dans cette perspective, l'instance de formation professionnelle met en place des dispositifs chargés de les sensibiliser à cette culture professionnelle. Ceux-ci peuvent être distingués en deux catégories ; premièrement, des séances d'analyse de pratique sont organisées avec des PEMF (Professeurs des Ecoles Maîtres Formateurs) qui sont pour la majorité des enseignants en exercice déchargés au sein de la structure de formation afin d'encadrer les enseignants-stagiaires dans la découverte de leur travail. Les PEMF sont des enseignants chevronnés qui sont chargés de jouer un rôle de référent vis-à-vis des stagiaires en leur prodiguant des conseils pratiques sur les situations de classe et dans l'école en général, et en abordant les points de tension qui peuvent naître dans ces contextes. Au cours de ces séances, les stagiaires expriment les difficultés qu'ils peuvent rencontrer dans le cadre strict de leur travail, et le maître-formateur a pour ambition de tenter de résoudre ces difficultés pratiques en leur donnant des conseils pour y faire face.

La seconde catégorie de dispositifs, qui est directement en lien avec la première, consiste en divers stages au cours desquels les futurs enseignants découvrent la réalité quotidienne de la classe. Il existe différents types de stage qui doivent chacun permettre de prendre des repères en vue de leur titularisation à l’issue de l’année. Un premier stage d’ « observation » se déroule dès les premières semaines de formation sur une durée d’environ deux semaines ; comme son nom l’indique, les stagiaires se rendent durant cette période au sein de la classe d’un PEMF. Cela doit constituer l’occasion pour les stagiaires d’observer une classe bien dirigée et d’avoir une première idée de ce à quoi doit ressembler une journée de cours. Pendant ce stage, les stagiaires peuvent également poser des questions au maître-formateur sur son mode de fonctionnement, sur sa façon de faire cours ou de « tenir sa classe » ; il s’agit donc aussi de glaner les premières « ficelles du métier » qu’ils pourront utiliser lorsqu’ils

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devront gérer leur propre classe. Un stage de « pratique accompagnée » a lieu quelques semaines après, généralement dans la même classe que celle du stage d’observation. Cette fois-ci, les stagiaires doivent prendre en charge une partie de la journée de cours sous le regard du maître-formateur qui les accueille dans sa classe ; les stagiaires peuvent ensuite échanger avec leur maître-formateur de façon à revenir sur ce qui s’est passé dans la classe, sur ce qui a été réussi et ce qui a été raté durant leur intervention. Là encore, ils peuvent s’appuyer sur les conseils et les pistes de réflexion émis au cours de ces discussions pour tenter d’améliorer leur pratique et continuer d’apprendre progressivement à travailler.

Si ces stages ont évidemment un rôle essentiel dans la découverte du métier, ils occupent néanmoins une place secondaire dans la formation « pratique » qui se produit durant l’année de formation. En effet, la colonne vertébrale de cette dimension professionnelle de la formation s’articule autour des stages en responsabilité qui demandent aux stagiaires d’assurer la responsabilité totale d’une classe ; il existe deux types de stage qui possèdent cette configuration. Premièrement, un stage « filé » qui débute dès les premières semaines de formation ; les stagiaires sont affectés par l’inspection académique au sein d’une école du département un jour par semaine durant la totalité de l’année scolaire, en remplacement d’un temps partiel ou bien d’une décharge de direction ou syndicale par exemple. Toutes les semaines, les stagiaires ont donc un jour de classe à assurer et ils bénéficient de cours spécifiques à l’IUFM pour les aider à préparer et à analyser leur pratique. Ce stage donne l’opportunité aux stagiaires d’inscrire leur action et de penser leur enseignement dans la durée, tout en bénéficiant d’une semaine entre chaque jour de classe pour modifier ou améliorer leurs manières de faire. Deuxièmement, un stage « massé » qui se produit à deux reprises durant l’année, une fois en milieu de formation (janvier) et une fois en fin de formation (mai). Les stagiaires sont affectés par l’inspection académique dans une classe du département pour une durée d’environ un mois, en remplacement d’enseignants partis en formation continue. Durant cette période, les stagiaires doivent donc assurer seuls la responsabilité d’une classe à plein-temps, ce qui revient à les placer dans les mêmes conditions que celles d’un enseignant titulaire. Ils doivent préparer leurs cours et gérer l’organisation de la classe comme s’il s’agissait de la leur, et il s’agit donc d’un moment intense de « conversion » au rôle dans la mesure où il s’agit pour eux de « se mettre dans la peau » d’un enseignant. Au cours de ces différents stages, les enseignants stagiaires découvrent certes l’univers de la classe, mais ils découvrent surtout l’organisation du travail à laquelle ils doivent s’habituer pour préparer leur travail. En effet, la préparation des cours est

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une étape fondamentale dans le travail enseignant, et les stages sont l’occasion pour les stagiaires de se familiariser avec les règles, les outils et les supports dont ils disposent pour organiser leur activité. Les stages pratiques constituent donc une étape essentielle de la découverte du travail et de l'intériorisation d'une culture professionnelle qui se compose autant de normes explicites et formelles – suivre le programme par exemple – que de règles implicites et informelles – ce que l'on nomme généralement les « ficelles » du métier – qu'il est nécessaire d'expérimenter avant de pouvoir se les approprier. La mise en situation d'enseignement permet alors aux stagiaires de prendre des conseils auprès de leur tuteur, mais également de voir les pratiques de leurs collègues qui constituent autant de ressources pour bâtir leurs manières de faire. On le voit, les stages permettent aux enseignants d'apprendre leur travail « sur le tas », en lien avec les séances suivies avec les PEMF au sein desquelles ils peuvent avoir la possibilité de débattre autour des difficultés vécues au sein de ces stages et bénéficier du regard expert d'un enseignant chevronné. Au final, la culture professionnelle s'acquiert principalement selon un mode de socialisation par entraînement en participant directement à des situations d'enseignement récurrentes. On se situe alors dans le cadre du professionnalisme tel que l'entend Bourdoncle, à savoir la socialisation d'un individu à un groupe professionnel et à ses normes collectives (Bourdoncle, 1991).

1.3. Un univers administratif : former un savoir-être

La formation professionnelle initiale est une année charnière pour les enseignants-stagiaires dans la mesure où elle est déterminante dans leur titularisation, c'est-à-dire l'attribution définitive du statut d'enseignant. Au cours de cette période, les stagiaires sont en effet évalués par leur employeur afin de savoir s'ils ont les capacités et les compétences nécessaires pour exercer leur fonction. De sorte que des individus ayant réussi le concours pour devenir enseignant peuvent être recalés – même si ceci reste une exception, nous y reviendrons – durant leur année de formation si toutefois l'employeur considère qu'ils n'ont pas les qualités nécessaires pour occuper un poste d'enseignant. Aussi, les stagiaires doivent démontrer régulièrement leur conformité vis-à-vis des attentes fixées par l’État, ce qui les amène à être confrontés à une culture administrative. Les évaluations menées par l'administration sont établies par le corps d'inspection qui détient une autorité pédagogique et administrative sur les professeurs des écoles. Elles interviennent principalement durant le stage « filé » et prennent

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la forme de « visites » qui ont le double objectif d'évaluer et de conseiller les stagiaires dans une perspective d'amélioration de leur pratique professionnelle. Ces différentes visites donnent lieu à un rapport qui s'ajoute au dossier de compétences des stagiaires ; celui-ci constitue la pièce maîtresse sur laquelle se prononce en fin d’année le jury de qualification pour attribuer ou non la titularisation. Ce dossier de compétences comprend notamment les évaluations des professeurs de l'instance de formation, celles des PEMF, et donc celles des membres de l'administration. Parmi ces membres, on compte les conseillers pédagogiques, qui sont souvent d’anciens enseignants rattachés à l’inspection du fait de leur compétence particulière dans une matière (français, Education Physique et Sportive, Nouvelles technologies appliquées à l’éducation,…), et qui interviennent ponctuellement (trois ou quatre fois en moyenne) durant le stage « filé » pour évaluer et prodiguer des conseils aux stagiaires sur leur discipline de prédilection. En outre, les stagiaires reçoivent également dans leur classe l’Inspecteur de l’Éducation Nationale (IEN) de leur circonscription qui est chargé, en tant que représentant hiérarchique de l’État-employeur, d’évaluer la conformité des stagiaires aux normes et aux règles fixées par l’administration. Si les conseillers visitent les stagiaires à plusieurs reprises et axent leurs interventions sur le conseil, la visite de l'inspecteur – l'inspection – revêt une forme de solennité en ce qu'il incarne une hiérarchie qui est d'autant plus impressionnante que les futurs enseignants ne le rencontreront qu'à une seule reprise, et qu'ils n'ont donc pas le droit à l'erreur pour le convaincre de leur compétence à exercer. De plus, cette inspection possède une importance majeure pour les stagiaires, puisque leur intégration professionnelle dépend en bonne partie de l'avis formulé par l'inspecteur à l'issue de sa visite ; autrement dit, l'inspecteur se prononce sur la qualité de l'enseignant, et veille à ce qu'il possède toutes les compétences requises pour occuper la fonction d'enseignant et, qui plus est, celle de fonctionnaire de l’État. Pour cela, il vérifie que les recommandations qui figurent dans le référentiel de compétences établi par le Ministère – où sont inscrites les principales attitudes, capacités et connaissances que les enseignants-stagiaires se doivent d'avoir acquis au cours de leur année de formation – sont respectées.

En assistant à une ou plusieurs séances données par l'enseignant et en s'entretenant avec lui à la suite de leurs observations, les conseillers pédagogiques et l'inspecteur s'assurent donc que l'enseignant est capable de justifier sa pratique en mobilisant une argumentation fondée pédagogiquement et professionnellement. En cela, la culture administrative s'inscrit directement en lien avec les cultures scientifique et professionnelle, et en assure quelque part la légitimité aux yeux des stagiaires. Cette culture administrative revêt donc une importance

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fondamentale dans l'objectif d'intégration du corps enseignant, et elle repose principalement sur des injonctions que les stagiaires doivent veiller à s'approprier et à mettre en œuvre dans leur classe afin d'assurer leur titularisation. Les stagiaires vivent donc ces évaluations comme autant d’épreuves qu’il faut savoir surmonter pour pouvoir accéder au statut de titulaire. D’ailleurs, ils se montrent très tendus à l’approche de ces évaluations comme nous avons eu l’occasion de le remarquer lors de notre enquête ; en effet, notre observation s’est déroulée alors que les inspections débutaient et il régnait au sein des IUFM une tension palpable chez les stagiaires à ce sujet, nous y reviendrons. Cette tension s’explique par le fait que les stagiaires ne doivent rien laisser au hasard lors de ces visites ; leur objectif consiste à démontrer à leur employeur qu’ils obéissent aux normes qu’il définit, et qu’ils sont en capacité de les appliquer dans leur classe. De ce point de vue, ils doivent donc démontrer leur conformité vis-à-vis des classifications officielles et s'inscrire dans un modèle qui permet de faire perdurer le corps administratif des enseignants.

2. Les contours du modèle fonctionnaliste de professionnalisation : la

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