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Les enseignants-stagiaires nous ont également donnés à voir d'autres situations qui font ressortir le débat qui se joue entre les registres normatifs à l’œuvre dans l'espace de formation professionnelle. Nous avons ainsi pu nous rendre compte à de nombreuses reprises que les dispositions activées n'étaient pas de la même nature lorsque nos enquêtés se situaient dans une situation d'étudiants ou bien lorsqu'ils se trouvaient en position d'enseignants ; les manières de penser, de parler et d'agir pouvaient être radicalement opposées lorsqu'ils se trouvaient dans l'un ou l'autre cas29. Ainsi, lors des entretiens ou des observations, nous leur posions certaines questions qui les conduisaient à nous répondre « en tant qu'enseignants » ou « en tant qu'étudiants ». Or, nous nous sommes aperçus que, le plus souvent, nous pouvions avoir le sentiment d'avoir à faire à deux personnes différentes tant les positions adoptées dans ces deux situations pouvaient être opposées. Ceci nous a particulièrement marqués lorsque nous avons évoqué avec nos enquêtés la manière dont ils s'y prenaient pour transmettre les savoirs à leurs élèves. Dans ce cas de figure, les stagiaires se placent du point de vue du « formateur » qui tente de faire en sorte que les élèves acquièrent un certain nombre de dispositions leur permettant de jouer leur rôle d'élève. Or, il est frappant de voir comment les stagiaires s'approprient le registre normatif transmis par l'instance de formation, et activent les normes et les attentes acquises dans ce contexte pour « former » à leur tour leurs élèves. Cette homologie structurale entre l'apprentissage du métier d'enseignant et l'apprentissage du métier d'élève est visible à trois niveaux. Premièrement, les stagiaires considèrent que l'apprentissage du métier d'élève requiert que leurs élèves observent un « sérieux scolaire » prononcé. Autrement dit, l'acquisition des dispositions relatives au rôle d'élève passe par la réalisation répétée et systématique d'exercices et de tâches évaluées et/ou notées ; or, seuls les élèves qui se montrent les plus à même de faire preuve de ce sérieux pourront accéder au rôle d'élève. Deuxièmement, la socialisation scolaire des élèves passe nécessairement par l'imposition

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En marge de l’enquête menée avec ses collègues sur la socialisation professionnelle des médecins, Becker écrit notamment un article où il montre que les étudiants en médecine peuvent adhérer à un idéal professionnel tout en adoptant une attitude cynique dans les moments où ils se retrouvent en situation d’exercer leur métier. Becker montre alors que l’adoption de l’une ou l’autre posture varie selon le statut conféré par la situation (étudiant/médecin) et par les interlocuteurs auxquels ils s’adressent (Becker, 1958). Nous retrouvons clairement cette césure chez les enseignants que nous avons suivis au cours de notre enquête comme le montrent les lignes qui suivent.

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d'une « raison graphique » qui constitue une composante incontournable du travail scolaire demandé aux élèves. Les différentes formes d'écriture et de compte-rendu des activités réalisées en classe sont ainsi des instruments centraux dans l'acquisition des normes et des codes scolaires. Troisièmement, l'apprentissage du métier d'élève passe à la fois par l'importance de la forme scolaire et par la mise à distance des savoirs qui y sont transmis. Les stagiaires insistent d'ailleurs sur le fait que le « bon élève » n'est pas seulement celui qui s'adapte à la forme scolaire, mais celui qui prend du recul par rapport aux savoirs qui y circulent, et qui parvient de fait à leur donner un sens au sein de sa propre expérience personnelle. A travers ces trois attentes qui sont reprises, plus ou moins explicitement, par les stagiaires que nous avons côtoyés lors de notre enquête, on ressent bien que ces derniers activent des manières d'agir, de penser et de faire très proches de celles qui leur sont imposées par l'instance de formation dans le cadre de leur propre socialisation professionnelle. En opérant cette transposition vers leurs élèves des normes et des attentes que l'instance de formation professionnelle formule à leur égard, les stagiaires contribuent ainsi à l'instauration d'une forte homologie structurale entre l'apprentissage du métier d'élève et celle du métier d'enseignant.

L'instance de socialisation professionnelle attend des enseignants-stagiaires...

Les enseignants-stagiaires attendent de leurs élèves...

Sérieux scolaire Respect de la forme scolaire Acquisition d'une raison graphique

Sérieux scolaire Respect de la forme scolaire Acquisition d'une raison graphique

Par ailleurs, une deuxième homologie, quelque part encore plus troublante, apparaît lorsque l'on se penche sur les difficultés rencontrées par les stagiaires à imposer ce métier d'élève à certains de leurs élèves. En effet, la socialisation scolaire des enfants ne se fait pas sans heurts et les stagiaires se confrontent régulièrement à diverses résistances exprimées par leurs élèves face aux injonctions formulées à leur égard. Les stagiaires stigmatisent alors le manque

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d'intérêt, de motivation de leurs élèves face à des savoirs et des activités qu'ils jugent intrinsèquement intéressantes :

Ça peut être au niveau du comportement, c'est à dire qu'on peut avoir des enfants intelligents et capables de faire les choses, et qui ont un comportement totalement déviant. (Adeline, Périgueux, 2010)

Notre challenge des fois il est difficile, c'est d'arriver à motiver les élèves. Et y'a des élèves, quoi qu'on propose eh ben ils seront jamais motivés. (Lauriane, Périgueux, 2010)

Les stagiaires se montrent particulièrement désemparés face aux attitudes qui démontrent soit un refus soit un contournement des normes scolaires par les élèves. Tout d'abord, les élèves qui ne « jouent pas le jeu scolaire », qui ne font pas « ce qui est demandé » et qui deviennent alors potentiellement des « perturbateurs » du sérieux scolaire que les stagiaires tentent d'instaurer au sein de leur classe. Ces élèves sont décrits comme « passifs » face aux savoirs et comme « démotivés » ; ils n'intériorisent donc pas réellement leur métier d'élève et entrent souvent dans la catégorie des élèves jugés « difficiles ». Une autre catégorie d'élèves est jugée problématique par les stagiaires : il s'agit des élèves qui « jouent le jeu scolaire » mais par pur intérêt ou opportunisme. Si ces élèves cherchent à acquérir les normes du métier d'élève, c'est moins parce qu'ils trouvent un sens dans cette démarche que parce qu'ils cherchent à obtenir une bonne évaluation de la part du professeur. Les stagiaires regrettent l'utilitarisme de ces élèves qui s'investissent dans le jeu scolaire pour avoir de bonnes notes plutôt que par intérêt purement intellectuel, et qui peuvent même dans certains cas se désinvestir des matières qu'ils jugent les moins importantes. L’opposition des élèves face au « sérieux scolaire » que les stagiaires estiment « naturel » d’imposer dans leur classe génère donc une certaine frustration chez ces derniers :

Moi dans mes élèves c'est même pas ça, c'est à dire que dès qu'on leur propose quelque chose, ils sont persuadés de tout savoir, de tout avoir vécu, de tout avoir vu, et dès qu'on leur propose quelque chose qu'ils ne connaissent pas, qui est nouveau, eh ben c'est forcément nul. Par contre là où c'est très difficile, y'a même un moment donné où on se demande si on est vraiment là en tant qu'enseignant. Dès qu'on propose, qu'on dit qu'on va faire musique, et

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qu'on nous dit "oh, c'est nul", y'a rien qui passe quoi, on se dit ces cinq élèves là, c'est fini, on en fait rien quoi. (Sylvie, Périgueux, 2010)

Ah oui, ben là où j’étais en CP-CE1 certains étaient très scolaires, donc vraiment « la maîtresse a dit, je fais ».

BG : Ouais, pas très satisfaisant quoi…

MP : Voilà, mais c’est pas évident, parce que c’est des super bons élèves, alors bon nous d’un côté on est contents ils font du super boulot, mais c’est pas ça qu’on vise quoi.

(Marion P., Bordeaux, 2010)

A travers ces discours, il est intéressant de mettre en lien les attitudes dénoncées par les stagiaires chez leurs élèves (manque de sérieux scolaire et de motivation, perturbation de l'ordre scolaire, utilitarisme vis-à-vis des savoirs) et les attitudes qu’ils adoptent au cours de leur formation lorsqu'ils sont en position d' « étudiants ». Autrement dit, les stagiaires en position de « formateur » défendent des normes (sérieux scolaire, importance de la forme scolaire et de la raison graphique dans l'apprentissage) contre lesquelles ils s'élèvent fortement pour la plupart lorsqu'ils se trouvent eux-mêmes en situation d' « apprenant ». Cela nous permet d'observer que les normes activées par les stagiaires selon le contexte (formateur ou étudiant) peuvent être tout à fait opposées sans pour autant que cela ne cause de déstabilisation au niveau identitaire. En effet, les stagiaires que nous avons interrogés pouvaient au cours d'un même entretien défendre la scolarisation des apprentissages à l'égard de leurs élèves tout en regrettant que certains d'entre eux ne « jouent pas le jeu scolaire » ; puis critiquer un peu plus tard le côté trop « scolaire » de leur formation, exprimer le désintérêt qu'ils portaient vis-à-vis de certaines matières, tout en nous expliquant comment ils s'y prenaient pour perturber certains cours ou accéder aux savoirs qu'ils jugeaient les plus utiles dans leur perspective...30 Au sein de ces deux contextes, les stagiaires activent donc des registres normatifs différents, voire totalement contradictoires, sans que cela ne suscite plus

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d'étonnement que cela de leur part – ils n'en ont d'ailleurs la plupart du temps pas conscience. Au contraire, ces registres normatifs sont intériorisés au cours de leur socialisation professionnelle, leur donnant accès à un stock de dispositions variées qu'ils peuvent mobiliser en fonction des situations. Loin d'assurer une homogénéité des manières d'agir, la socialisation professionnelle procure donc davantage une flexibilité normative qui permet aux acteurs de mobiliser des dispositions variées selon le contexte dans lequel ils évoluent. A l'issue de cette analyse, on peut donc identifier une relation inversée entre les moments où les stagiaires sont en position d’ « enseignants » et ceux où ils se trouvent en situation d' « étudiants » : les normes que les stagiaires activent lorsqu'ils sont « enseignants » sont celles qu'ils critiquent lorsqu'ils sont en situation d' « étudiants », et les attitudes qu'ils critiquent en situation d' « enseignants » sont proches de celles qu'ils mobilisent quand ils sont en situation d' « étudiants ».

Position d'enseignant Position d'étudiant Normes transmises au sein

de l'instance de formation Activation Mise en veille Normes alternatives à celles

de l'instance de formation Mise en veille Activation

Au final, on retrouve donc bien l'idée selon laquelle les stagiaires peuvent être considérés comme des acteurs pluriels dont les manières d'agir, de penser et de faire varient selon les normes qu'ils activent ou mettent en veille pour s'ajuster au contexte dans lequel ils interviennent.

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1.3. Quand l’enquête devient un support d’expression de la pluralité

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