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Dire le travail : l'acquisition de catégories langagières communes Notre enquête au sein de l'instance de socialisation professionnelle nous a permis d'observer Notre enquête au sein de l'instance de socialisation professionnelle nous a permis d'observer

une deuxième marque qui symbolise la transformation des stagiaires au cours de cette année de formation initiale. Cette marque s'inscrit dans la continuité de celle que nous venons de présenter, puisqu'il s'agit précisément ici de l'acquisition par les stagiaires de catégories

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langagières qui rendent possibles l'identification à des repères et à des objectifs communs. Nous avons ainsi remarqué que l'identité du groupe social formé par les stagiaires possédait une dimension langagière importante ; autrement dit, le langage permet aux stagiaires de partager un univers de sens commun. Or, ce langage acquis par les stagiaires au cours de leur année de formation est « hérité » des catégories langagières véhiculées au sein de l'instance de socialisation. Ainsi, dès le début de notre enquête, nous nous sommes aperçus que les stagiaires que nous côtoyions avaient véritablement incorporé ce langage qu’ils mobilisaient de façon très intuitive, de telle manière qu’il devenait un signe et un marqueur ostensible de leur socialisation professionnelle pour l’observateur extérieur. Il était alors frappant pour le profane que nous étions de voir ces stagiaires parler longuement entre eux en dehors des cours, en utilisant un vocabulaire qui nous était tout à fait étranger, mais qui leur paraissait tout à fait naturel. Aussi, nos premières rencontres avec les stagiaires se sont révélées complexes dans la mesure où nous avions le sentiment de parler deux langages différents, notamment lorsque nous évoquions leur travail. En effet, nos interlocuteurs avaient à ce point intériorisé le jargon professionnel qu’ils ne prenaient plus la peine de « traduire » leurs propos lorsqu’ils s’exprimaient avec un interlocuteur extérieur. Ce n’est que lorsque nous leur faisions remarquer que nous ne comprenions pas forcément ce qu’ils désignaient par « fiche de prep », ou encore par « progression » qu’ils réalisaient que nous ne faisions pas partie de leur monde. Ils s’excusaient alors avec le sourire, en affirmant ne plus se rendre compte qu’ils parlaient « comme des enseignants ». Mais derrière ces excuses, il était évident qu’ils ressentaient une certaine fierté à maîtriser ce langage qui leur avait demandé tant d’efforts en début d’année ; c’était le signe qu’ils avaient évolué et qu’ils n’étaient désormais plus de simples étudiants qui apprenaient un métier, mais bien davantage des professionnels qui partageaient un vocabulaire commun, ciment de leur cohésion et symbole de leur acculturation à la culture enseignante. Il ne s’agissait plus tellement pour les individus que nous avions en face de nous de devenir enseignants que d’affirmer le fait qu’ils l’étaient devenus. La manifestation de cette affirmation identitaire était d’ailleurs visible dans l’utilisation que les stagiaires faisaient du langage professionnel lors de notre enquête. En effet, celui-ci n’est alors plus uniquement perçu dans sa fonction purement technique, c’est-à-dire comme un moyen servant à désigner les activités et les tâches à accomplir selon les normes prescrites par la structure de formation ; il revêt également aux yeux des stagiaires une dimension beaucoup plus symbolique qui atteste de leur appartenance à une culture enseignante. En effet, le langage professionnel peut être perçu comme un véritable trait culturel ou professionnel lorsque son usage permet d’opérer une distinction avec ceux qui ne

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sont pas du métier d’une part, et quand il donne d’autre part l’opportunité de créer du lien social entre des individus qui ont le sentiment de partager un univers de sens commun. Comme le remarque justement Lallement, en faisant une analogie avec le travail de Goblot sur la bourgeoisie, le langage peut alors être décrit comme « barrière » dans le premier cas, et comme « niveau » dans le second (Lallement, 2007).

En tant qu’observateur extérieur, nous avons été confrontés au « langage-barrière », et notre incapacité à pouvoir suivre certaines conversations montraient bien que les individus que nous avions en face de nous avaient incorporé cette langue qui leur permettait de se comprendre entre eux, tout en restant incompris des « profanes ». Les stagiaires s’amusaient quelque peu de notre incompréhension, mais cela ne se transformait jamais en moquerie, bien au contraire ; ils prenaient plaisir à nous initier à cette langue et à ces mots qui faisaient le sel de leur activité professionnelle. Tant et si bien que cette initiation fut systématique lors de nos premiers entretiens : « tu vois ce que c’est les fiches de prep ? », « tu comprends quand on dit

programmation ? ». Une réponse négative de notre part et, le sourire aux lèvres, ils se

lançaient avec délectation dans l’explication de leur langage et de ses subtilités. Ils nous familiarisaient alors aux multiples acronymes qu’ils peuvent employer en parlant de leur travail, des plus transparentes (fiches de prep’) aux plus énigmatiques (AP, PPRE,…15

). Mais cette maîtrise du vocabulaire enseignant allait au-delà du strict cadre du travail, et les stagiaires nous décrivaient leur univers de formation de telle façon que nous avions des difficultés à les suivre : lorsque nous leur demandions la manière dont s’organisait la formation, nous avons par exemple eu droit à une explication selon laquelle la formation est notamment composée d’un PRAC, d’un filé et d’un massé et que ceux-ci sont encadrés par l’IA ou bien par l’IEN au niveau de la circo… Nous avons également pu repérer dans nos entretiens et lors de nos conversations que des expressions existaient entre les stagiaires pour désigner une tâche précise de leur travail. Par exemple, au cours d’un entretien, une de nos enquêtés utilise l’expression « faire son ATSEM » pour désigner les tâches de découpage auxquelles les enseignants doivent avoir recours lorsqu’ils préparent leur travail. Par cette expression, elle décrit le « sale boulot » de préparation que les professeurs des écoles qui exercent en maternelle ont tendance à assimiler à celui qui est fait par les Agents Territoriaux Spécialisés des Ecoles Maternelles (ATSEM) qui les assistent :

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Sylvie : Si je finis [mes préparations de cours tard le soir] c'est plus parce que je fais mon ATSEM, parce que j'aime bien, mais voilà mes séances elles sont prêtes et du coup j'ai le temps d'y réfléchir.

Laurianne : Faire l'ATSEM ça veut dire découper, préparer le matériel (rires). Enquêteur : Oui merci j'aurais eu du mal à traduire !

Nous nous sommes régulièrement trouvés dans ce type d’interactions où nous avions besoin d’un « traducteur » pour pouvoir poursuivre nos échanges avec les stagiaires. Néanmoins, leurs explications revinrent si souvent que, lors de nos derniers entretiens, nous pouvions tenir sans aucune difficulté la conversation avec les stagiaires ; d’ailleurs, quand ceux-ci se rendaient compte que nous maîtrisions « leur » vocabulaire, ils nous disaient non sans humour: « eh ben ça y est, tu parles comme un enseignant ». A force de partager leur quotidien de formation, nous avions ainsi nous-mêmes appris les subtilités de cette langue qui, sans être bien complexes, suffisaient néanmoins à maintenir une forme de distance vis-à-vis de l’ « extérieur ». Notre observation se déroulant de façon continue, nous avons ainsi sans trop de difficulté pu nous y accoutumer. Mais la nécessité même, en tant qu’observateur extérieur au monde enseignant, d’avoir dû franchir cette « barrière » montre bien que ce langage structure l’expérience de formation des futurs enseignants, en marquant une frontière entre ceux qui se situent dans le corps professionnel et qui maîtrisent son code langagier, et ceux qui se situent hors de ce corps professionnel. La socialisation professionnelle des stagiaires passe donc par l’acquisition de ce qui fait la spécificité du corps enseignant, et la langue en est un élément symptomatique. Mais l’existence de ce langage ne sert pas uniquement à marquer la spécificité du corps enseignant vis-à-vis de l’extérieur, il sert également à renforcer l’unité et la solidarité entre les membres qui le composent. En effet, la langue professionnelle est un moyen qui donne aux stagiaires la possibilité de partager un univers de sens commun leur permettant de s’entendre et de se comprendre lorsqu’ils évoquent leur travail. En leur donnant l’opportunité de nommer de la même façon une réalité donnée, la langue est un élément fondamental de communication professionnelle et un moyen incontournable destiné à l’action. L’attention portée au vocabulaire employé au sein des cours qui se déroulent à l’IUFM contribue donc à l’émergence d’un « agir communicationnel » (Habermas) qui favorise l’intercompréhension et l’inter-reconnaissance entre semblables, et

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contribue de cette façon au renforcement de la construction de l’identité professionnelle chez les stagiaires. Il est ainsi saisissant de constater que les formateurs et les stagiaires ne cessent d’employer le terme de « collègues » pour se désigner, comme si l’emploi permanent de ce mot pour désigner l’autrui significatif devait mieux convaincre chacun des stagiaires de sa proximité avec ceux qu’il côtoie en formation. De la sorte, le langage assure l’existence d’un univers de sens commun partagé par les futurs enseignants qui ont dès lors le sentiment d’être intégrés au sein du corps professionnel. En manifestant leur appartenance professionnelle par l’utilisation et la maîtrise de ce langage, ils contribuent à affirmer leur adhésion au groupe d’une part, et à créer du lien avec leurs semblables en assurant la perpétuation et le maintien d’un « niveau » professionnel.

4.4. Le « discours sur soi » : l'intériorisation d'une rhétorique

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