• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 2. CONCEPTS ET CATÉGORIES DE L'INTERVENTION

2.3 Les usages d’intervention dans les écrits du travail social

2.3.5 Un action hétéronome : les paramètres de l'intervention

Soulet27 explore des «structures formelles qui sous-tendent l'intervention sociale dans son

ensemble» (1997 : 18). Pour ce faire, l'auteur identifie une série de caractéristiques structurelles et «d'invariants praxéologiques» constitutifs d'une grammaire indigène de l’intervention en travail social. Cette grammaire pratique permet aux travailleuses sociales de se doter de «styles différents de l'intervention dans une orthodoxie d'ensemble» (1997 : 20). Comme toute grammaire, celle que propose Soulet est à la fois descriptive et prescriptive, dans la mesure où les formes qu'elle élucide contraignent autant qu'elles habilitent les travailleuses sociales.

L'organisation, avec les cadres politiques et juridiques qu'elle porte, pose pour la praticienne y oeuvrant l'aire des possibles de son action. Soulet considère l'intervention, dans un cadre de travail forcément organisé, comme un bricolage procédant d'une «logique de coups» (1997 : 57). Il s'agit pour lui d'une véritable science du concret qui se doit de rencontrer, dans son effectuation, quantité de raisons pratiques. L'auteur reprend, tout comme Nélisse, la métaphore de la composition28 où devis, matériaux, conditions et règles de construction sont

donnés à l’appréhension et antérieurs à la mobilisation professionnelle. La praticienne compose, crée du particulier avec ces matériaux donnés. L'intervention est alors dynamique, mobile, versatile, en recherche d'adéquation entre les exigences du particulier et les possibles de la composition. La compétence technique est alors l'une des mesures de la capacité de composition de la praticienne, auquel s'ajoute la compétence relationnelle, véritable habitus existentiel.

L'intervention des travailleuses sociales poursuit plusieurs objectifs à la fois, dont le changement global visé ainsi que l'efficacité de chacun des actes posés. Ainsi, une intervention de support alimentaire comportera le plus souvent des dimensions éducatives ou de resocialisation, en plus du dépannage alimentaire comme tel. Les tâches ne se succèdent pas mais s'emboîtent plutôt dans une logique pratique a priori obscure pour un tiers non initié. Soulet considère que cette logique d'action à «double palier» (1997 : 61) structure l'action des travailleuses sociales. Elle se réalise d’abord sur le mode de la parole, ce qui explique pour Soulet le peu de temps accordé par les travailleuses sociales à la conception, à l'analyse, à la programmation. L'intervention est hic et nunc, les actes plus concrets n'apparaissent alors que comme support à la relation dialogique, considérée quasiment comme l'entier de l’intervention.

Contrairement à une perspective de type éthique de la discussion (Redjeb, 1997; Legault, 1997; Patenaude, 1998), l'intervention comme discussion est, selon Soulet, moins le fait de l'état de

l'épistémè postmoderne qu'une condition pratique inscrite dans le travail des travailleuses

sociales. Nous adhérons à cette dernière position, pragmatique en quelque sorte, qui permettra

27 Soulet a formalisé à partir de pratiques concrètes de travailleuses sociales des invariants praxéologiques et des

caractéristiques structurelles, les premières réfèrant à des construits normativo-cognitifs et les secondes à des procédures instrumentales. Les formes produites ont pour nous le statut d'ethnométhodes.

à travers l'objet central en sciences sociales qu'est le travail de réfléchir, en temps opportun, la question de la transformation de l'épistémè.

L'intervention constitue néanmoins une forme d'agir communicationnel. Pour Soulet, l'intervention est une «modalité formelle de création de communication […visant] une réinscription dans une socialité minimale» des usagers (1997 : 69). Cette communication est d’abord mise en communication comme modalité d’engagement existentiel de l’usager. Dans cette perspective, intervenir, c'est surtout médier, au sens philosophique du terme (Freynet 1995 ; Melh, 1992), entremettre des possibles et des désirs. Cette médiation se constitue en pratique de jeux de proximité et de distanciation, et sa légitimité prend essentiellement sa source dans la signifiance de l'interaction. Intervenir, c'est être avec, mais un avec mis en scène, la personna de la travailleuse sociale. Celle-ci est certes une professionnelle de «la proximité et de l'affectivité» (Soulet, 1997 : 100), même si l’efficace professionnelle exige une incessante mise à distance de l’émotion, du problème, voire de la relation. Cependant, si le rapport dialogique nous semble effectivement comme un invariant praxéologique des métiers relationnels, nous ne pensons pas que la légitimité de l'intervention puisse s'autolégitimer de par sa seule mise en œuvre dans l'interaction. Comme Zuniga le laisse entendre (1997 : 82), la légitimité s'inscrit très tôt dans la constitution même des représentations du droit d'intervenir lors de la formation de l'intervenante, constitution évidemment sociale. En outre, et quoiqu’on en dise, nombreuses sont les interventions qui se réalisent à l'encontre d'une interaction significative, voire même d’une interaction véritablement intersubjective29. Comme Soulet le

souligne (1997 : 106), l'intervention comme relation a comme limite ce que permet l'intervention comme injonction sociale, comme «délégation sociale d'intervenir» (1997 : 210). Soulet présente une série d'invariants praxéologiques telles que les nécessités de gagner la confiance, de faire émerger la demande, d'expliciter certains choix, de positiver. À cette première série de paramètres praxéologiques s'ajoute la nécessité d'engager une action formalisée en partie par la production d'un contrat liant l'intervenante et l'usager. Ce contrat vise notamment à responsabiliser et engager l'usager dans l'intervention, ce qui permet de restaurer sa dignité perdue par l’appel d’un tiers. Cet ensemble d'invariants praxéologiques

28 Nous avons développé ailleurs (1998), en appuie sur Vilbrod (1995), la métaphore de la navigation à vue qui

s'appuie en bout de ligne sur une axiologie humaniste qui «constitue en fait le support pratique en même temps que le fondement normatif de l'intervention» (1997 : 156). De plus:

L'analyse se trouve ici à une limite logique. Cette attitude humaniste constitue une borne indépassable pour la saisie de ce qui se joue dans l'intervention au quotidien. Si l'on saisit clairement l'importance d'une telle conception normative en direction d'autrui au plan du fondement idéologique de l'intervention, si l'on perçoit bien comment elle peut oeuvrer pour en créer les conditions de possibilité comme les condition de légitimité, il n'en reste pas moins que demeurent secrètes les modalités concrètes selon lesquelles se forme cette croyance en l'autre. […] La réponse est à chercher en deçà d'une analyse des pratiques concrètes qui supportent l'intervention (1997 : 161-162)

Chopart (1997) élargit le regard et s'intéresse aux régulations sociales de l'intervention. Il s'intéresse notamment au contexte libéral qui instille une dynamique de régulation et de compensation de ses excès. L'usager devient client, ce qu’indique le développement du contractualisme, de la pondération des coûts et bénéfices, du managérial, etc.

Évidemment, la liste des paramètres est des plus longues et la diversité des formulations innombrable dans l'ensemble des écrits. Par exemple, Bertot et Jacob (1991) en dénombrent six pour l'intervention interculturelle30. Ces paramètres sont sociaux, varient d'un lieu à l'autre,

d'un objet à l'autre, d'un temps à l'autre. L'intervention est ici conçue comme l'incarnation pratique de paramètres pour l'essentiel extérieurs (Simard, Turcotte, 1992) à la mobilisation de l'acteur professionnel. Ces paramètres, ces «butoirs» pour reprendre le terme de Soulet, ont ceci de caractéristique qu'ils s'érigent par l'effectuation même de l'intervention et tracent ainsi les limites du dicible (à propos de l'intimité, de l'illicite, de l'engagement, de l'étendue du secret, de la dialectique support/prise en charge, etc.). Cependant, ces limites «sont toujours locales et ne font jamais jurisprudence» (Soulet, 1997 : 210). Cet énoncé semble a priori paradoxal au projet même de l’auteur de formuler ou d’élucider une grammaire de l’intervention, la grammaire pouvant être conçue comme une forme de jurisprudence. C’est que la jurisprudence en son sens légal est externe à la pratique et aux situations, alors que la grammaire de Soulet, tout comme les éléments grammaticaux que nous cherchons à reconstruire, est «indigène», ancrée dans une pratique réelle et sujette à l’incommensurabilité des objets et des situations. Pour nous, cependant, la grammaire, toute située et

29 Et il nous apparaît trop simple de décrier ce constat qui, pour nous, se donne à être analysé.

30 Valeurs, connaissances de base du comportement humain, connaissances des politiques sociales et habiletés à

utiliser les ressources, prise de conscience de soi et de son identité ethnoculturelle, impact de l'appartenance ethnique sur la vie quotidienne, adaptation des habiletés et techniques à la réalité ethnoculturelle (1991 : 190).

incommensurable soit elle, demeure productive de pratiques, sans pour autant les déterminer en un sens causal. Ce qui peut faire jurisprudence est alors la sédimentation de cette grammaire, pensons au travail de typification au cœur du diagnostic. Au-delà de tels paramètres apparaît pour Soulet le «continent noir de l'intervention»(1997 : 298), véritable lieu de l’incertitude du social.