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Conclusion : les axes autour desquels s’articulent les acceptions livresques

CHAPITRE 2. CONCEPTS ET CATÉGORIES DE L'INTERVENTION

2.4 Conclusion : les axes autour desquels s’articulent les acceptions livresques

Par-delà l’abondance d’informations recueillies et l’extraordinaire richesse des hypothèses que soulève la juxtaposition des diverses formulations de la notion d’intervention, peut-on conceptualiser l’espace des usages d’intervention en présence dans cette recension des écrits sur l’intervention ? À la lecture des pages précédentes, on se rend vite compte que les différentes et nombreuses conceptions de l’intervention ne se distribuent pas en regard d’un principe disciplinaire. Nous avons ainsi identifié trois groupes d’acceptions, formant autant de thèses de l’intervention transversales aux diverses disciplines sollicitées par l’exercice. A priori, notre intention n’était pas de les articuler entre elles. Mais ces trois thèses nous ont semblé avoir un air de famille avec la théorie de l’action habermassienne présentée par Redjeb (1997), théorie qui articule trois dimensions de l’action humaine. Nous empruntons donc à Redjeb l’idée de les articuler entre elles de façon à construire une théorie provisoire de l’intervention, comme cas d’espèce de l’action humaine. Elle s’en distingue cependant à plusieurs égards, notamment par le statut accordé à ces axes ainsi que par notre refus de

chercher une voie de leur dépassement dans un projet programmatique.

Nous avons donc élucidé et reconstruit tout au long de l’analyse de ces textes trois thèses fortes, déployées autour de trois axes se croisant dans les écrits sur l'intervention, et ce tant

chez les infirmières que chez les travailleuses sociales. Nous les présentons d’abord, pour ensuite spécifier le statut que nous leur accordons pour la thèse que nous exposons et soutenons en ces pages.

1. La thèse de l’intervention comme système déterminant se déploie autour de l'axe des systèmes d'intervention (Barel, 1973) : la notion d’intervention se réfère et mobilise donc le monde des systèmes hors et antérieur à la praxis des professionnelles. Elle traduit un effort incessant de rationalisation du travail et d’assujettissement de la praxis à des impératifs scientifiques, politiques et technocratiques. L’intervention se distingue alors de l’aide ou du caring par son rattachement à des méthodes et à une spécification de l’impératif d’action pouvant prendre la forme, entre autres, de protocoles d’actions. Intervenir, c’est alors répondre à la question suivante : quelle est la façon la plus efficace et rationnelle d’agir en regard de la demande sociale? La pratique professionnelle apparaît alors comme le bras opératoire de l’État, de la science et de la technique.

2. La thèse de l'intervention comme vécu de la pratique se déploie autour de l'axe des invariants praxéologiques : l’intervention se réfère aussi au monde vécu tel qu’il s’impose à la praticienne par quantité de règles et de raisons pratiques inhérentes au travail (la relation avec les usagers, la division du travail, etc.). Les invariants praxéologiques (Soulet, 1997) sont les conditions pratiques de l’action pour tout travail interactif. Par exemple, l’établissement de la relation, du climat de confiance, entre autres, sont des conditions incontournables de toute action dans les métiers relationnels et sont en grande partie indépendantes de l’intention des sujets impliqués. On parle ici de savoir-faire, de coups de main, d’habitus, et de l’ensemble des exigences pratiques de l’efficacité du travail dans les métiers relationnels. Intervenir, c’est alors répondre à la question suivante : comment rencontrer ces exigences pratiques à l’occasion d’une demande spécifique? La pratique professionnelle apparaît alors comme un

habitus et un ethos professionnels, au sens de Bourdieu (1980).

3. Nous avons enfin reconstruit la thèse de l'intervention comme mobilisation du soi professionnel, comme engagement du sujet professionnel, thèse se déployant autour de l’axe praxique : l’intervention seréfère alors au monde subjectif, à la praxis comme mobilisation de soi dans des activités complexes et finalisées (Ladrière, 1990), parfois comme projet transformationnel. Il s’agit donc du monde des intentions et des projets et, surtout, du sens que prend toute action professionnelle dans le cadre d’une relation entre un usager et une

professionnelle. Intervenir, c’est alors répondre à cette question : quel sens à pour la professionnelle sa propre action en regard de la demande existentielle d’un client ? La pratique professionnelle apparaît alors comme une praxis, entendue comme une action éthique et réflexive38, véritable engagement existentiel en vue du mieux vivre ensemble.

Ces trois thèses, toutes présentes dans les écrits professionnels recensés, sont-elles en compétition ou procèdent-elles d’une seule et même épistémè ? Et la diffusion même de la notion d’intervention révèle-t-elle une commune professionnalité de métiers relationnels a

priori fort distincts ou l’articulation de différences professionnelles ? Pour l’instant, nous

pensons que les trois thèses procèdent d’une même épistémè, que nous nommons performative

libérale, et que cette épistémè s’appuie à la fois sur l’articulation de différences et sur une

commune professionnalité.

Bien que présentes à des degrés divers en chacune des recensions des écrits, ces trois thèses traduisent des rapports au monde composés différemment selon les courants théoriques, les origines disciplinaires, etc. Pour la suite de la thèse, nous avons cherché à identifier les compositions présentes dans les discours des praticiennes de façon à mieux comprendre ce qui est partagé, au plan des conceptions pratiques de l’intervention, et ce qui distingue les groupes professionnels. Mais par-delà la diversité des compositions, la coprésence de conceptualisations différentes exprime-t-elle des contradictions interprofessionnelles qu’il faut résoudre ou des paradoxes inhérents à la complexité du travail ? Ce qui semble paradoxal a

priori peut prendre un sens tout à fait cohérent lorsque les paradoxes sont articulés entre eux.

Pour nous, la coprésence des trois thèses, à des degrés certes divers selon le groupe professionnel, les situations de pratique, ou la position occupée au sein de l’organisation permet de réfléchir la coopération entre infirmières et travailleuses sociales dans la complexité du travail dans les métiers relationnels. En fait, nous pensons que la langue en partie partagée qui émerge de l’articulation des trois thèses permet le passage d’un monde à l’autre, d’un système de sens à l’autre, dessinant ainsi les contours des possibles interdisciplinaires.

Nous avons relaté supra que la recomposition des axes de l’intervention a révélé, a posteriori, un air de famille avec la thèse habermassienne présentée par Redjeb (1997), où l’action se

réalise en regard de trois mondes qui la fondent. Cette théorie articule le monde objectif, le monde social et le monde subjectif, avec les agirs et rationalités qui leur sont associés. En effet, nous concevons ces trois axes comme trois dimensions de toute pratique dont l’articulation située est toujours affaire singulière et sociale à la fois. En d’autres termes, penser l’intervention, penser les possibles interdisciplinaires, c’est penser le travail par ces trois axes pris dans la globalité et la complexité des rapports qu’ils impliquent. Cependant, à l’encontre de Redjeb, et donc d’Habermas, nous ne prenons le risque de proposer, de façon programmatique, la conceptualisation d’un dépassement éventuel (par l’agir communicationnel) de ces conditions formelles de l’action. Un tel dépassement, paradoxalement, vient dénier au plan programmatique ce qui le fonde au plan théorique. Il nous semble plus prudent et plus opportun de considérer ces axes comme trois dimensions formelles des pratiques, sans chercher à les faire parler outre mesure.

Chaque professionnelle, dans le cas qui nous occupe, compose avec ces trois dimensions en regard de l’aire des possibles que son action lui ouvre. Par exemple, le rapport au monde des systèmes n’est pas le même selon que l’on provienne des sciences exactes, où le vrai demeure une quête légitime, ou des sciences sociales, où la relativité et la saisie de la complexité semblent de plus en plus constituer le fondement du projet scientifique.

Donc, l’élaboration inductive de ces trois axes nous permit de nous doter d’un point de vue particulier sur les données recueillies. Il s’agissait d’abord de voir si cette élaboration théorique, signifiante au plan des écrits professionnels, trouverait une signifiance dans les discours. Elle nous permit plus spécifiquement d’aborder l’objet complexe qu’est le travail d’intervention par la composition de l’action que mettent en lumière les trois axes que nous avons élaborés. Enfin, elle nous permit de construire un premier cadre théorique, avec un outillage conceptuel utile et nécessaire pour reconstruire les possibles de l’interdisciplinarité pratique à travers la composition, la translation et les jeux de sens de l’intervention. En fait, ce travail préthéorique traduit l’idée que le travail de théorisation ancrée ne se déploie pas qu’à partir du moment où le chercheur pose les pieds sur le terrain, mais dès que la problématique de recherche commence à prendre forme. Ce faisant, l’épreuve du terrain n’est pas que la mise à l’épreuve des préconcepts ; elle en est l’expérimentation, au sens de la mise à l’expérience, à

partir de laquelle s’élabore en continue la réflexion théorique, de l’intérêt de recherche initial aux propositions théoriques de plus vaste portée au terme de l’exercice.

SECONDE PARTIE

L’EXPLICITATION ÉPISTÉMOLOGIQUE

CHAPITRE 3. UNE THÉORIE DU SOCIAL ET DU LANGAGE

La présente thèse s’appuie sur une théorie du social d’inspiration interactionniste symbolique, mais d’un interactionniste qui ne se dissout pas dans «cet affinement obsessionnel des nosographies […] sans fin» (Nicolas-Le Strat, 1996 : 91), soit l’envers symétrique de la réification structuraliste. Nous partageons à cet égard le point de vue de Bourdieu :

Je pourrais donner en une phrase un résumé de toute l'analyse que je propose : d'un côté, les structures objectives que construit le sociologue dans le moment objectiviste, en écartant les représentations subjectives des agents, sont le fondement des représentations subjectives et elles constituent les contraintes structurales qui pèsent sur les interactions; mais, d'un autre côté, ces représentations doivent aussi être retenues si l'on veut rendre compte notamment des luttes quotidiennes, individuelles ou collectives, qui visent à transformer ou conserver ces structures. Cela signifie que les deux moments, objectiviste et subjectiviste, sont dans une relation dialectique et que, même si, par exemple, le moment subjectiviste semble très proche, lorsqu'on le prend séparément, des analyses interactionistes ou ethnométhodologiques, il en est séparé par une différence radicale : les points de vue sont appréhendés en tant que tels et rapportés aux positions dans la structure des agents correspondant. (1987 : 149-150)

Le social se pense alors dans ce mouvement d’intériorisation/extériorisation, vaste dialectique de la production/reproduction du social. Bref, nous inscrivons au plan théorique cette thèse dans la vaste famille tumultueuse, mais famille néanmoins, qu’est le constructivisme social (Corcuff, 1995) qui se caractérise par la volonté de ne céder ni au pôle subjectivant, ni au pôle objectivant du débat épistémologique en tentant de comprendre dans son mouvement la dialectique sociale.

Pour l’objet pratiques professionnelles dans les métiers relationnels comme le nursing ou le travail social, deux principaux courants d'analyse ont longtemps marqué les recherches en la matière. D'une part, les pratiques professionnelles dans les métiers relationnels sont encore considérées comme pratiques d'agents constituant de vastes groupes professionnels, au même titre que les ouvriers spécialisés ou les employés de bureau. Cette macrosociologie des professions, d'inspiration principalement fonctionnaliste ou marxiste, focalise son regard sur des déterminations éloignées des pratiques concrètes des professionnelles. D'autre part, les

pratiques professionnelles sont considérées comme praxis, entendue comme mobilisation de l'acteur professionnel en vue d'une action éthique, efficace, nécessaire (Ladrière, 1990). Cette sociologie de proximité, plus actuelle et d'inspiration phénoménologique, focalise quant à elle son regard sur l'interaction professionnelle en se préoccupant peu ou prou des conditions déterminantes de la réalisation desdites interactions. Alors que la vision fonctionnaliste fondait l’idéologie professionnaliste d’antan, cette seconde perspective d’analyse permit de repenser l’idéologie professionnaliste en de nouveaux termes pour ainsi lui donner un second souffle (Couturier, 2000). Demailly estime à ce propos que les travaux de Goffman auront permis d’effectuer une rupture avec cette vision qui refusait (et refuse encore) de poser comme objet de science le «jeu des relations sacrées» (1998 : 18) qui serait au cœur de la pratique des professionnelles.

La perspective théorique que nous suivons se distingue à la fois de ces deux grands courants d’analyse. En effet, la thèse que nous soutenons se fonde sur une sociologie du travail d’inspiration critique analysant le travail dans les métiers relationnels à la fois comme une production sociale repérable notamment par la position qu’occupent les unes et les autres dans la division du travail sur le social et comme le lieu pratique d’un engagement des agents dans une action de proximité mettant en relation des sujets ayant chacun leur propre histoire. Nous rejetons donc à la fois l'approche macrosociologique, où les métiers relationnels constituent de vastes groupes professionnels observables et analysables en tant que tels, mais au prix de l’abandon de l’analyse des spécificités des conditions réelles de réalisation de leur travail, de même que nous délaissons le courant d'analyse strictement phénoménologique tendant à se désintéresser des conditions sociales de production de tels groupes professionnels et, partant, de certaines conditions de l’effectuation même du travail, aussi complexe et relationnel soit-il.

En termes ontologiques, cette perspective théorique postule un sujet, certes ni sujet « libre » ou rationnel, ni sujet théologiquement producteur de réel, mais sujet néanmoins, fondamentalement acteur dans un réseau de contraintes et de déterminations lui imposant les règles et l'aire de jeu sur et par laquelle il réalise son action. Qu'il suffise ici d'affirmer le projet de rejeter les positions polarisées que sont le structuralisme objectivant et la phénoménologie

subjectivante au profit d'une nouvelle remise sur le métier d'un projet dialectique de saisie de l'acteur comme sujet social complexe.

Tout naturellement, le regard se tourne du côté de la sociologie comme corpus théorique posant la question du rapport de l’individuel au social comme objet disciplinaire. Au sein de ce corpus, les sociologies de Pierre Bourdieu et d'Anthony Giddens nous semblent porter, certes de façon différentes, mais néanmoins toutes deux de façon fondamentale, ce questionnement en posant le projet théorique et épistémologique de l’élucidation de la production/reproduction sociale fondée sur le rapport entre le général et le particulier.

Plus particulièrement, les concepts fédérateurs de la sociologie boudieusienne - habitus et pratique, avec la polysémie inhérente à l'usage de ce dernier terme, posent de par leur rapprochement la question du rapport entre sujet et objet au cœur de notre recherche. Ce type de rapprochement chez Bourdieu, a priori paradoxal, tout comme le rapport qu'il entretient avec les interactionnistes et autres phénoménologues, ne constitue nullement un simple paradoxe révélateur des limites de la sociologie de l’auteur mais bien, comme c’est souvent le cas dans les contributions théoriques importantes, un noeud de sens brut.

La sociologie de Bourdieu s'inscrit dans la dialectique centrale à la présente thèse:

La sociologie d'aujourd'hui est pleine de fausses oppositions, que mon travail m'amène à dépasser -sans que je me donne ce dépassement pour projet. Ces oppositions sont des divisions réelles du champ sociologique; elles ont un fondement social, mais elles n'ont aucun fondement scientifique. Prenons les plus évidentes, comme l'opposition entre théoriciens et empiristes, ou bien entre le structuralisme et certaines formes de phénoménologie. Toutes ces oppositions (et il y en a beaucoup d'autres) me paraissent tout à fait fictives et en même temps dangereuses. (1987 : 47)

Cet appui sur la sociologie de Bourdieu permet, à l’instar du sociologue, d’affirmer l’importance des mécanismes de production/reproduction sociale en même temps que la nécessité de leur analyse fine par une sociologie de proximité, qui conserve cependant une

posture externaliste, par modestie épistémologique39. Elle permet en outre d’élucider les

conditions épistémologiques d'analyse du rapport entre l’individuel et le social pour le cas de figure qu’est l’intervention.

Notre théorie du social puise également dans la sociologie de Giddens, plus précisément dans la partie la plus ancienne de son œuvre, soit sa théorie de la structuration. Celle-ci pose également la question du rapport entre le social, le structurel, et le particulier, les agents. Cette théorie estime, entre autres, que les règles et normes sont comme des «techniques ou des procédures généralisables employées dans l'actualisation et la reproduction des pratiques sociales» (Giddens, 1987 : 70). La sociologie de Giddens telle que formulée dans l’ouvrage cité permet de s'émanciper de l'aporie de structures sans acteurs et d'acteurs hors structures en proposant une théorie du processus de structuration posant le rapport dynamique entre acteurs et structures au principe de la reproduction sociale. Elle permet alors de réfléchir ensemble actualisation et reproduction des pratiques sociales.

Une des intuitions centrales à notre recherche réside précisément dans cette posture analytique externaliste et de proximité ciblant des lieux dans l’espace social où le rapport individuel/social se joue dans un contexte observable, conceptuellement objectivable, bref, dans ce qu'il est possible de nommer une situation sociale. D’ailleurs, les pratiques professionnelles dans les métiers relationnels sont notamment expérimentées dans le cadre d'une relation sociale in situ porteuse et marquée de rapports sociaux. Ces rapports sociaux sont inscrits dans un rapport certes éminemment subjectif, si l’on s’en tient au sens commun et à l’idéologie professionnaliste de référence. Mais la question ici n’est pas d’évacuer l’intersubjectivité mais bien de saisir cette situation sociale intersubjective comme lieu et moment privilégiés d’observation de l'objet de recherche de cette thèse et, plus fondamentalement, de réalisation de l’intervention sociale.