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CHAPITRE 4. DEVIS DE RECHERCHE ET STRUCTURE DE DÉMONSTRATION

5.1 La réalisation des activités de collecte de données

Nous avons donc passé douze semaines sur le terrain à observer, sous divers angles. Outre les vingt entretiens de recherche et trois rencontres de groupes avec les participantes, nous avons réalisé une douzaine d’entrevues d’informateurs clef (responsables des archives, chefs d’équipes, praticiennes d’expérience, etc.). Nous avons effectué quatorze activités d’observation centrée sur une intervenante en particulier, six activités administratives (ex. : le Conseil d’administration), six réunions d’équipe, sept rencontres diverses (formation sur la sclérose en plaques, assemblée générale annuelle du Conseil des infirmiers et infirmières, etc.), et quatre réunions équipes multidisciplinaires. Nous avons évidemment eu d’innombrables interactions avec toutes les catégories de personnels. Enfin, nous avons passé de nombreux jours d’observation dans des lieux stratégiques comme la salle des infirmières du soutien à domicile, la salle d’attente, la salle à manger.

Le focus de ces observations était triple. D’abord, il s’agissait de comprendre la vie quotidienne du C.L.S.C. de façon à bien nous imprégner des communautés techniques. Pour ce faire, il fallait participer à l’ensemble des activités de l’organisation. Puis il s’agissait d’observer les usages de la notion d’intervention, qui furent l’objet d’un recensement spécifique. Enfin, ces observations avaient pour but de mieux comprendre les rapports interprofessionnels entre infirmières et travailleuses sociales. Nous avons rédigé des centaines

de pages de notes d’observation qui viennent appuyer ou contredire l’analyse plus formelle des entretiens de recherche. Mais elles ont surtout une vertu heuristique quant à notre visée de théorisation ancrée. Par exemple, le concept émergeant de scripte de l’intervention, puis de récit, pour aboutir au concept de récit-client56 s’est élaboré en cours d’observation, et ce avec une

force et une pertinence étonnante. Qu’il suffise pour l’instant d’indiquer qu’il s’agit du travail incessant de production de diagnostics informels, notamment lors des activités interprofessionnelles informelles que sont les discussions de corridors, et qui tendent à stabiliser les diverses lectures possibles de la situation problématique de façon à faire consensus sur les interventions à réaliser auprès du client. Autès (1998) souligne l’importance de cette fonction narrative pour ce qu’il nomme les métiers sociaux (1998 : 52). Quant à nous, nous soulignons spécifiquement que cette fonction narrative concerne tout autant les infirmières, et constitue le lieu privilégié de la rencontre des disciplines et des groupes professionnels.

L’introduction au terrain s’est réalisée au début de la recherche par le biais de cadres intermédiaires qui nous invitaient à des activités sectorielles, d’où notre insertion dans les séquences «naturelles» d’activités s’est réalisée. Au même moment, une lettre circulaire présentant notre travail et le but de notre présence fut distribuée. À chaque publication du journal interne, nous avons rendu compte de nos travaux. Ces éléments ont suscité un certain intérêt qui aura facilité notre insertion dans l’ensemble de l’organisation.

Il était convenu que nous n’ayons pas accès direct au client, d’abord pour des raisons de confidentialité, mais surtout pour des raisons éthiques de non-interférence à des activités parfois critiques. Pour exemple, une part importante des usagers au module de soutien à domicile sont en fin de vie. Néanmoins, des activités de groupe, et certaines activités très spécifiques, comme la formation d’une infirmière à une technique sur une patiente, l’observation des postes de travail téléphonique, entre autres, nous ont permis d’avoir un certain accès aux rapports directs avec les clientèles.

56 Ce terme sera conceptualisé avec précision plus loin. Quant au terme client, auquel nous préférerions usager,

c’est celui qui est très largement en usage au C.L.S.C. Nous l’employons donc en référence à l’univers sémantique de l’organisation.

Nous avions en outre un intérêt à relever les indices de réflexivité que provoque la présence même du chercheur auprès des praticiennes. De toute évidence, celles-ci ont besoin et aiment parler de leur intervention. Pour une autre recherche qui portait sur les travailleurs de rue (Hurtubise, Laaroussi, Dubuc, Couturier, 1999), nous avions constaté comment la présence même d’un chercheur engage les praticiens dans une posture réflexive. Ici, cependant, nous avons remarqué que cette posture était nettement moins intense que pour la recherche précitée. Le fait que nous observions des groupes professionnels plutôt que des individus a atténué l’effet de réflexivité auprès des praticiennes et a, pour la même raison, suscité une certaine posture réflexive chez les cadres intermédiaires. La construction méthodologique du projet de recherche, comme la construction de l’objet, contribuent à induire ou non une posture réflexive dont les incidences peuvent être positives en terme de formation continue et de développement du savoir analyser les pratiques professionnelles. Néanmoins, l’entretien de recherche comme tel, ainsi que les rencontres de discussions épistémologiques ont contribué à instiller une posture réflexive que notre devis de recherche n’a pas pu pleinement soutenir. Mais tel n’était pas son but premier. Cette question des conditions de la réflexivité méthodologique des praticiennes à l’égard de leur pratique est fort importante et demeure à explorer.

Pour les entretiens comme tels, les indices corporels d’accès à la posture de parole incarnée étaient nombreux pour l’ensemble des locutrices. Toutes s’y sont engagées au plan réflexif, bien que quelques-unes semblaient par ailleurs incertaines quant au sens de l’entretien, ce qui fut source temporaire de déstabilisation. La durée des entretiens fut moins longue qu’anticipée. Mais est-il possible et souhaitable, avec une telle méthode d’entretien, de parler d’une intervention plus longuement que sa durée réelle ? C’est que le mode de communication privilégié est le récit, et la modalité récit refuse de se développer au-delà des exigences narratives. Une travailleuse sociale nous dit que l’entretien correspondait à ce qu’elle dit à ses collègues lors du partage du vécu de l’intervention, mais dans une version longue. Elle affirme que «en général, 2 ou 3 minutes suffisent». Même si les intervenantes peuvent parler longuement de leurs classements, des formes élémentaires identifiées, des choix qu’elles ont faits, entre autres, il appert que le faire et le procédural demeurent objets de peu de paroles, et ce pour les deux groupes professionnels.

Les rencontres interprofessionnelles de corridors sont de toute évidence des plus importantes dans le travail interdisciplinaire des infirmières et des travailleuses sociales. Mais elles sont, de nature, insaisissables à l’observateur, car éphémères, en général très courtes et imprévisibles, dans une langue de proximité pas toujours explicite à l’étranger. Theureau (1981) a démontré que les échanges, fonctionnels ou non, entre infirmières duraient en moyenne moins d’une minute, selon lui du fait du caractère fragmenté de leur tâche. Les lieux ouverts, comme la salle des infirmières du module de soutien à domicile, sont alors des sites privilégiés pour l’observation de ces événements fugaces. Si nous n’avons pu en objectiver facilement les contenus, nous avons pu leur donner un certain sens, notamment quant à la production des récits-client ou au nécessaire ajustement mutuel dans les bureaucraties professionnelles. Là, sans aucun doute, se réalise une grande partie, voire la majeure partie, de l’interdisciplinarité pratique. Cependant, la variété des rencontres d’organisation du travail qu’implique une si grande variété de personnels laisse aussi croire que l’interdisciplinarité pratique est affaire de coordination effective du travail. Toutes nos observations d’une journée de travail d’une praticienne nous permettent d’affirmer que la part de l’articulation des services, et ce tant au plan interne qu’interne, constitue une portion relativement secondaire du travail en termes de budget temps, mais néanmoins fort substantielle au niveau de la réalisation même du travail. Car si le case work comme tel permet de réaliser la mission organisationnelle, politique et professionnelle, l’articulation inter et intra-établissement en constitue la pleine réalisation politique et sociale.

Bien que nous exposerons toute l’information pertinente lors de la présentation des résultats dans les prochains chapitres, il importe ici de souligner une première surprise au plan de la cueillette des données. Les praticiennes, dans l’ensemble, n’aiment pas trop dire leur faire, et il leur semble difficile de dire le procédural de leur pratique. C’est que l’intervention est davantage un projet qu’un faire, et moins un objectif qu’un processus. Les caractéristiques formelles de l’intervention sont somme toute secondaires aux projets et aux processus qu’elle met en œuvre. Nous avons également été frappé de constater à quel point la mise en mots de l’intervention se déroulait selon un mode extensif de catégorisation qui provoque une forte tonalité d’évidence. Tous les entretiens s’ouvrent invariablement par l’énonciation des catégories les plus signifiantes pour présenter et synthétiser le récit-client à l’interlocuteur

Après la collection des données, la longue étape de la transcription que nous avons réalisée nous-même, a permis d’élaborer peu à peu des catégories et des préconcepts qui émergèrent tout au long de l’écriture de la thèse. À cette longue étape s’ajoute un plus longue encore, celle du traitement des données. Ces deux temps de la tâche, trop souvent zones d’ombre de la recherche, ont été déterminants dans le maintien du devis inductif, hors du terrain. Cette lenteur, qui permet la rédaction de quantités de notes, nous apparaît, au plan méthodologique, cruciale et critique à la réalisation de la théorisation ancrée.

Enfin, au terme de l’analyse, nous avons réalisé trois rencontres avec une majorité des vingt participantes. Ces rencontres de discussions épistémologiques portaient sur la première version des schèmes communs. Les informations recueillies ont été réintroduites dans la seconde vague d’analyse.