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CHAPITRE 2. CONCEPTS ET CATÉGORIES DE L'INTERVENTION

2.2 Les usages d’intervention dans les écrits des sciences infirmières

2.2.5 L'intervention, une unité pratique

Si l'acte, comme le geste, est objectivable, nous avons vu qu'il n'épuise pas la complexité de l'action. Certaines auteures emploient alors le lexème intervention pour en appeler du caractère relationnel de l'action. Mais en regard de ce courant humaniste se trouve un important courant rationaliste cherchant à modéliser l'action infirmière, rationalisation qui sera nommée

intervention. McCloskey et Bulechek (1993 ; 1996) rendent compte d'un effort explicite

important de classification des «interventions infirmières» qui vise à doter les infirmières d'un langage commun, condition première de la scientificité de la profession. Cet effort de rationalisation découle pour nous de la reconnaissance du diagnostic infirmier. Grobe (1993), chercheuse sur le même objet, accuse McCloskey et Bulechek de positivisme en cherchant à produire une catégorisation calquée sur le modèle des sciences naturelles. Pour ces chercheuses, les interventions sont en effet constituées et sériées d'actions et de comportements «appropriés» (1996 : 23), regroupés empiriquement pour répondre tant à des exigences pratiques qu’à des connaissances objectives. Elles s'opposent donc au point de vue de Doenges et al. (1996 : 16) réduisant l'intervention à une opération simple (ex.: intuber) relative à une symptomatique. Elles définissent plutôt l'intervention comme suit :

Une intervention infirmière consiste en des soins directement prodigués au patient. Ces soins comprennent les soins prescrits par l'infirmière relativement à un diagnostic infirmier, les soins prescrits par le médecin relativement à un diagnostic médical ainsi que les activités quotidiennes essentielles que le patient est incapable d'accomplir. (1996 : 36) Remarquez que dans cette définition la catégorie soin est incluse à une catégorie plus large, celle de l’intervention. Cela indique pour nous que la notion d’intervention renvoie à une mise en forme du travail extérieure à la pratique infirmière qui articule des légitimités à un processus générique. Cela indique aussi que l’intervention, par-delà la diversité des faires qu’elle engage, procède d’une intention sociale, en l’occurrence guérir ou maintenir la vie selon des possibles prédéterminés.

Contrairement à une perspective strictement actionnaliste, la série d'actes et de comportements n'est pas ici le simple fruit de la volonté d’une professionnelle, morale et volontaire, en regard de la demande d’un client-citoyen. Le problème et les connaissances qui le concernent définissent avec assez de précision les possibles de l’intervention. Ainsi, les

interventions et leurs compositions possibles apparaissent comme données, le travail des chercheuses se limitant alors à la recension des divers couples problème/intervention. Dans la première phase de leur recherche, les auteures ont identifié 336 interventions, toutes structurées comme suit : un intitulé formel, traitement d'un déséquilibre électrolytique :

hypocalcémie, une définition de l'action, mise en œuvre de moyens visant à favoriser l'équilibre calcique..., et une série d'activités dont l'ordre et la réalisation dépendront du diagnostic

infirmier. Il ne s'agit pas d'une véritable liste de procédures ou de protocoles mais d'un certain nombre d'actions clef (1996 : 44) dont l’articulation méthodique définit une intervention en sciences infirmières.

Les chercheuses relèvent, au surplus, de nombreuses «catégorisations d'interventions»24, en

général formulées de façon générique (contrôler la douleur, répondre aux besoins affectifs, etc.). Il ne s'agit pas ici d'actes, parfois appelés interventions, au nombre de 2500 chez Campbell (cité par McCloskey, Bulechek, 1996 : 23). Il est à noter à ce propos que les manuels pratiques (ex.: Kozier, Erb, 1983) utilisent parfois intervention pour désigner également un complexe d'actes techniques relié principalement à un problème (intervention en cas d'hémorragie, en cas de...).

Un peu plus proche de notre point de vue théorique sur l’intervention, Grobe préfère la richesse des usages pratiques et des jeux de langage à cette recherche de stabilisation d’une langue formelle. Elle écrit que les interventions «sont des moyens délibératifs (précis et organisés), cognitifs (raisonnés ou motivés par un motif conscient) et qui peuvent prendre une forme physique ou verbale» (1993 : 114). Elle propose de classer en huit grandes catégories (définition des besoins, surveillance des soins, etc.) les interventions des infirmières, entendues comme séries concrètes et situées d'actes. Le nombre de ces séries varie selon les auteurs. Cook et Fontaine en font un usage minimaliste en considérant que quelques grands types d'interventions (en situation de crise, d'urgence, etc.). Elles considèrent ainsi que les trois niveaux de prévention forment trois volets de l'intervention infirmière en psychiatrie (1991 : 162). Chez ces mêmes auteures, la notion d'intervention désigne également l'ensemble de la pratique infirmière, qu'elles comparent à l'intervention psychosociale (1991 : 584).

L'intervention semble alors se référer à une métadiscipline, ou à une discipline archétypique, par-delà les ancrages théoriques et conceptuels. L'intervention est en outre souvent associée à une justification, en l'occurrence essentiellement scientifique. En regard des interventions «prescrites d'après la justification scientifique des facteurs étiologiques» se trouve la «raison scientifique pour laquelle on exécute l'intervention» (Cook, Fontaine, 1991 : 81-82); par un tableau en trois colonnes, les auteurs arriment interventions, justifications et résultats escomptés.

Au cœur de cette perspective de formalisation des soins infirmiers réapparaît le courant techniciste centré sur la maladie, ici désigné problème, «problème [qui] exige une intervention infirmière» (Doenges et al, 1996 : 14). Le relation rôle propre et diagnostic infirmier implique dans bien des cas une rationalisation de l'action complexe, le terme intervention s'impose alors comme le plus efficace pour désigner cette mise en ordre du faire des infirmières en réponse à un problème souvent perçu comme indiscutable.

A contrario de l'intervention comme unité pratique, l'intervention infirmière peut désigner la

réalisation d'un programme. Pelchat et al. (1998) décrivent une étude quasi expérimentale portant sur une intervention d'une durée de six mois réalisée dans le cadre d'un programme infirmier d'intervention précoce. Ici, à travers l'évaluation du programme, c'est l'intervention comme réalisation de l'action publique qui apparaît. Il faut noter que cette acception est peu présente dans les écrits professionnels des infirmières, ouvrages professionnalistes forcément centrés soit sur le sujet professionnel quasi in abstracto, soit sur une conceptualisation techniciste de la pratique. De nombreux mémoires de maîtrise en sciences infirmières, en l'occurrence des rapports de stage (ex.: Girard, 1992), utilisent cependant cette acception que nous avons nommée intervention d'un acteur collectif pour les travailleuses sociales. En outre, des ouvrages historiques laissent apparaître l'intervention infirmière comme inscrite dans des mouvements ou organismes collectifs : État, communautés religieuses, syndicats et associations professionnelles (Petitat, 1989 ; Desjardins et al., 1970). Petitat emploie principalement le terme intervention en son sens premier, soit pour désigner l'intervention de

24 Elles en ont compté quatorze pour Henderson; sept pour Verran; sept pour Benner; cinq pour Joel, quatre pour

l'État dans le système sanitaire québécois. Les infirmières sont alors des agentes individuelles et collectives de ce système d’intervention.

Osiek-Parisod analyse comment les infirmières scolaires construisent leur réalité professionnelle dans des «univers qui cadrent leur intervention (profession, organisation scolaire, clientèle)» (1994 : 25). Cette citation laisse entendre l'intervention comme l'organisation sociale d'une pratique professionnelle. L’auteure souligne d’ailleurs comment, en pratique, les infirmières scolaires sont jugées interventionnistes et se reconnaissent comme telles (1994 : 98), c'est-à-dire proactives car légitimées pour réaliser un mandat de santé publique, par exemple. Puis on retrouve chez Leclair les termes «intervention curatives et individuelles» (1982: 206) pour désigner les actions des infirmières comme éléments appliqués d'un programme de prévention. L'objet et le sujet de l'intervention sont donc aussi conçus comme étant collectifs. Enfin, quelques textes réfèrent à intervention comme variable indépendante d'un protocole de recherche (Parent, 1997 ; Tourigny, 1998) ; l’intervention est alors l’intrant humain dans un protocole d’actions objet d’analyse.