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3. Analyse

3.1 Présentation des cas

3.1.5 Uberto’s Pizza – Partage coop

L’entreprise coopérative dont Béatrice et Martin sont membres est pour sa part dans une situation rare dans le milieu de la coopération du travail. D’abord une franchise régulière, elle a adopté le modèle coopératif il y a maintenant plus de vingt ans, compte aujourd’hui une soixantaine de membres, et encore plus d’employés. Mais le nom de la coopérative n’est pas celui de la chaîne Uberto’s Pizza mais bien « Partage coop » : il s’agit d’une coopérative de travail administrant une des succursales d’une chaîne de restauration Nord-Américaine prenant pour sa part la forme d’une entreprise capitaliste conventionnelle. Un premier extrait résumant très bien la situation économique dans laquelle les coopérant-e-s sont ainsi placé-e-s :

J'ai parlé avec des franchisés normaux, ils n'ont pas le choix d’adhérer à tout ça eux non plus. Le fait d’être coopérative, nous, c'est vraiment plus le côté de redistribution de profits. La mentalité de travailler pour

12 Il est nécessaire de préciser ici que le volet de diffusion ne semblait pas avoir d’utilité du point de vue compétitif pour l’entreprise. Il s’agissait davantage de projets de promotion du métier des membres de la coopérative et de sensibilisation à la protection du patrimoine, notamment menés auprès d’écoles.

toi et non quelqu'un qui s’engraisse les poches en haut puis que tu ne vois jamais. C'est vraiment ce concept-là. Le reste, tu n’as pas le choix. Puis aussi le fait d’être syndiqué, on se doit de respecter la convention collective. - Béatrice

Comme les succursales franchisées, la coopérative est dans l’obligation de se conformer à ce qui leur est dicté par le siège social de la compagnie, que l’on pense tant aux modalités de planification budgétaire, aux normes de présentation des plats, la mise en marché, ou encore le choix des différents fournisseurs auprès desquels elle doit s’approvisionner. La maison mère se charge même de la formation des gestionnaires et s’implique avec la coopérative dans le choix de son directeur ou de sa directrice général-e. En plus de cette première série d’attaches pour le moins particulières, la coopérative a encore un syndicat actif; un héritage de l’époque où l’établissement était encore franchisé et qui a été préservé jusqu’à aujourd’hui. Étant donné ces encadrements, comme l’exprime Béatrice, il semble que l’aspect distinctif de la forme coopérative face à n’importe quelle autre franchise réside en majeure partie dans la propriété collective des membres. L’accumulation et la redistribution de recettes de la coopérative semblent être les deux principaux paramètres sur lesquels les membres ont un pouvoir décisionnel. Potentiellement en lien avec une telle situation, la notion du travail pour soi apparaît particulièrement appuyée dans le discours de Béatrice, tandis que le témoignage de Martin laisse quant à lui entendre qu’elle est dans une certaine proportion partagée par les autres membres également :

Je me dis, si je me défonce pour l’entreprise, au bout du compte, je n’engraisse pas quelqu'un, j’engraisse moi. […] Mais quand tu connais c'est quoi avoir le petit chèque au bout du compte, au mois de décembre puis au mois de juin, d’avoir peut-être un bonus de 8, 900 $, tu fais comme: ah, cool. C'est un 8-900 piastres de « regarde, je me suis défoncée. J'ai fait des heures puis tout ça. Puis, ça m’a rapporté quelque chose. » […] Moi, c'est la petite flamme qui vient te chercher, de « je travaille pour moi ». - Béatrice

Moi, j’agrandirais. J’essayerais d’avoir d’autres sources de revenus que juste le Uberto’s pour la coopérative. Je ne sais pas si les membres iraient dans cette direction-là nécessairement. Au cours des dernières années, ils ont voté les ristournes comme quasiment 100 %. Ça fait que ç'a fait mal un peu au fonds de roulement. - Martin

On notera dans l’extrait de Béatrice un lien plus explicite qu’ailleurs fait entre l’ardeur, la dévotion au travail, et les bénéfices personnels retirés. Le second extrait attire pour sa part l’attention sur la propension soutenue des membres à opter pour le versement des ristournes tandis que Martin, avec un raisonnement davantage entrepreneurial, évoquait d’autres avenues possibles d’utilisation de l’argent accumulé. Une telle propension semble par ailleurs conséquente avec le discours de Béatrice dans la mesure où le fonctionnement des coopératives de travail prévoit que les ristournes aux travailleurs et travailleuses membres est versé au prorata du nombre d’heures qu’ils et elles ont travaillées. Pourtant, Béatrice constate aussi un changement d’attitude face au travail chez ceux et celles qu’elle identifie comme faisant partie des nouvelles « générations » :

Moi, je pense que c'est le sentiment d’appartenance des gens qui est plus détaché. On dirait que le monde veut [davantage] tout pour eux. En même temps, je me dis si tu veux tout plus pour toi, pourquoi tu ne te défonces pas? En te défonçant, tu vas l’avoir. On dirait que le monde, ils sont plus centrés sur eux. Donc, le concept [de travailler pour ses poches] est peut-être un petit peu plus difficile des fois à faire adhérer à certaines personnes. […] Ça s’est peut-être perdu dans les générations qui s’en viennent aussi. On dirait que le monde veut plus faire leur social. Tu vois souvent du monde : « ah, mais là, je ne veux pas travailler, j’ai un party à soir ». Mais pourquoi? Pourquoi? Pour payer ton party, il faut que tu travailles. Puis en plus, si tu travailles, au bout du compte, tu vas avoir plus d’heures, donc, plus de chance d’avoir un plus gros montant au bout de l’année. Ça fait que je trouve que c'est poche.

Je pense que, en tant que coopérative, on devrait tous se mettre ensemble pour travailler pour nos poches. […] Le fait d’être syndiqué, on dirait que le monde dit : « oui, mais dans la convention, c'est ça ». Oui, mais je te demande juste une journée de plus. On dirait que le sentiment d’appartenance, je trouve qu'il est plus détaché. Le monde, on dirait, surtout les générations peut-être d’aujourd'hui, des fois, ils sont peut-être plus centrés sur leur avoir […] moi, ça ne me dérange pas de faire 50, 60 heures. […] tant que ça fonctionne puis qu'on réussit à avoir un certain profit par la suite. Moi, je trouve que le fait que tant que c'est syndiqué, ça t’enlève un certain sentiment d’appartenance. « oui, mais dans la convention, c'est comme ça ». « OK, mais pourquoi tu ne veux pas donner un effort de plus. Tu travailles pour tes poches ». - Béatrice

On voit ici Béatrice faire le constat d’une contradiction entre son raisonnement et celui d’un rapport au travail qui semble différent du sien, identifié chez les « générations d’aujourd’hui »

mais aussi associé à la présence du syndicat. Elle en fait la critique en le décrivant comme une forme d’individualisme qui nuit à la coopérative. Mais simultanément, elle assume que cette attitude, qui consiste à « vouloir tout plus pour soi » devrait logiquement mener à désirer travailler davantage pour ultimement toucher une plus grosse ristourne annuelle, ce qui implique qu’elle associe également son raisonnement à une attitude individualiste puisqu’elle-même adhère à cette éthique de travail. L’intérêt individuel d’un-e membre de la coopérative devrait, selon elle, lui dicter d’y travailler davantage. Le fait d’avoir des motivations individualistes, mais motivant à autre chose que de se dévouer à la coopérative lui semble alors irrationnel. Ces raisonnements différents du sien demanderaient cependant, pour en saisir la nature, une investigation que je n’ai pas eu l’occasion de réaliser.

Mais il m’apparaît malgré tout sensé de souligner, par ailleurs, que le comportement à ses yeux irrationnel de certains de ses collègues évoque aussi celui d’une personne salariée dans une entreprise conventionnelle, au sens où je l’ai décrit pour des cas antérieurs. Il rejoint par exemple la critique qu’exprime Céline chez Réno Coop à propos de l’individualisme des anciens membres qui ne voulaient pas s’impliquer dans la coopérative. Mais alors, comment expliquer que des membres copropriétaires ne semblent pas par défaut souhaiter s’impliquer dans leur coopérative, comme Robert le décrit dans le cas de Vinyles coop? Pourquoi le modèle coopératif du travail ne semble pas ici être la solution au problème d’implication et d’apathie que peut causer le syndicalisme selon Guillaume d’Archives coop? Pourquoi le raisonnement d’investissement et d’expansion de la coopérative que met de l’avant Martin diffère-t-il de celui de la majorité des membres, alors qu’ils sont tous propriétaires? L'émergence de ces différents questionnements attire l'attention sur le fait que la position occupée dans le rapport de propriété n’est probablement pas le seul élément expliquant le rapport au travail qu’ont les membres d’une entreprise, coopérative ou autre13. Dans le prolongement de ce constat, rappelons avec Maurice

Halbwachs que l'intérêt individuel ne peut pas expliquer à lui seul le raisonnement des personnes puisqu'il peut les engager chacune sur des voies largement différentes (Halbwachs, 1937). C'est

13 Il m’apparaît ici important de préciser que Béatrice, maintenant gestionnaire dans l’entreprise, a déjà aussi occupé des positions de « plancher » ou subalternes dans l’entreprise. Quant à Martin, il occupe actuellement un poste de livreur, mais complète un baccalauréat en administration de services d’hôtellerie et de restauration. En ce sens, on ne peut pas assumer que leurs points de vue sont exclusivement structurés par une position gestionnaire.

ce que laisse transparaître l'observation de Béatrice qui est confrontée à un raisonnement différent du sien, mais qui sont pourtant tous deux implicitement identifiés à une logique de l'intérêt individuel.