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1. Critique de l'étude de l'économie sociale en sciences sociales et présentation de prémisses

1.2 Critique en trois points de l'appareillage théorique d'étude de l'économie sociale

1.2.3 Sous-socialisation et sur-socialisation de l'économie

Tel que souligné dans la section précédente, la propension à concevoir l'économie de marché comme asociale ou désencastrée est le résultat, à l'échelle des représentations sociales, de transformations des rapports sociaux à travers l’histoire. L'idéologie économique incarnant l'autonomisation perçue de la « sphère » économique est celle de la théorie néoclassique, fondée sur les prémisses de l'Homo œconomicus et de la concurrence pure et parfaite. Certains promoteurs de l'ÉSS, en souscrivant à la lecture théorique du désencastrement – et en appelant à un projet politique de réencastrement – se trouvent par extension à conforter la théorie néoclassique et à en plaquer la conception asociale du marché sur toutes les formes sociales concrètes d'activités marchandes (Chantelat, 2002 : 526). En ce sens, ils adhèrent malgré eux à une conception sous-socialisée de l'économie, dans la mesure où elle ne prend pas en compte le caractère intrinsèquement social des rapports marchands. Or, comme le souligne Le Velly, le fait de concevoir l’économie de marché comme complètement désencastrée reviendrait à dire que tous les marchés ont la même forme, peu importe leur situation sociohistorique. Pourtant, quiconque s'attardant un tant soit peu à étudier des configurations concrètes de marchés constatera au contraire entre eux des différences significatives. Certains sont plus atomisés

tandis que d'autres sont caractérisés par l'intervention de divers regroupements de nature plus ou moins formels, et ils n’opèrent pas tous selon les mêmes règles. Les activités économiques, y compris les activités marchandes contemporaines, sont toujours constituées d'un ensemble de relations d'interdépendance et d'institutions qui agissent en tant que cadre à la fois contraignant et permettant l'action (Granovetter, 1985 ; Le Velly, 2007 : 244).

Depuis ses balbutiements, la sociologie en tant que discipline a compté parmi ses rangs des penseurs qui ont travaillé par différentes approches à récuser les analyses sous-socialisées de l'activité humaine s'inscrivant dans le paradigme de l'Homo œconomicus (Laval, 2012 ; Mingione, 1991 ; Sabourin, 1994). Et j'espère qu'à travers certains éléments de réflexion présentés jusqu'à maintenant, l'on pourra comprendre suffisamment aisément que le présent mémoire souscrit lui aussi à cette posture critique face à une telle idéologie économique. On aura aussi compris, à la lumière de ce que j'ai pu exposer jusqu'à maintenant, que les analyses socioéconomiques provenant de l'ÉSS ne semblent pas toujours en mesure d'éviter ce premier écueil. Or, il appert qu'elles peinent également à ne pas verser dans l'excès inverse, soit celui de la sur-socialisation. Vue en tant que « monde hors du monde », idée que nous avons abordée en début de chapitre, l'économie sociale et solidaire implique de postuler une adhésion collective par défaut à des « valeurs sociales » humanistes. On affirme que la spécificité de l'économie sociale est de donner à celles-ci priorité face à l’économie. De cette croyance en des valeurs homogènes et partagées découle ultimement la croyance en l'alignement par défaut des pratiques sur elles, d'où la proclamation de son « pouvoir de transformation sociale et économique » (Darbus, 2014 : 171), rendant ce monde dit alternatif plus « humain » que ce qu'engendrent les forces destructrices et asociales du marché. C'est d'un tel postulat dont traite M. Granovetter avec son terme de « moralité généralisée » (generalized morality). Tout autant que de fonder une analyse sur la prémisse d'un individu raisonnant en Homo œconomicus, fonder une analyse sur la présomption d'une moralité généralisée revient à produire une représentation atomisée de l'action des individus où les rapports sociaux dans lesquels ils naviguent constamment ne sont pas pris en compte. Dans le premier cas, plus connu, on assume que l'individu possède par lui- même toutes les connaissances nécessaires à la prise d'une décision économiquement « optimale » pour ses intérêts. C’est ainsi qu’il est théoriquement libéré du besoin d’entrer en rapport avec autrui pour orienter ses actions. Mais dans le deuxième cas aussi, on néglige de prendre en

compte la configuration sociale « immédiate » dans laquelle l'individu est amené à prendre des décisions. La moralité généralisée constitue en quelque sorte une matrice d'action fixe, déjà intériorisée par l'individu, et qui rendrait ultimement son comportement aussi prévisible et insensible aux aléas des relations sociales concrètes que le serait celui d'un Homo œconomicus (Granovetter, 1985 : 485).

Le fait d'assumer l'existence d'une moralité généralisée n'est pas un phénomène propre aux représentations produites par les acteurs se revendiquant du mouvement de l'économie sociale. Dès les années 1990 et au cours des années 2000, époque où survenaient d’importantes transformations dans l’organisation des entreprises capitalistes (Durand, 2004), ont aussi commencé à apparaître des études académiques de management, des chartes éthiques au sein des grandes entreprises et des opérations de relations publiques. Ces initiatives avaient notamment pour but de répondre à différentes formes de critiques qui leur étaient adressées par rapport au sens trouvé dans le travail ou encore aux divers effets néfastes engendrés par leur activité (Boltanski et Chiapello, 1999), mais aussi à prévenir les « errements moraux » des employés, nuisibles pour le fonctionnement de l’entreprise et son image de marque. Pourtant, l’adoption de chartes éthiques dans des organisations capitalistes expose les limites à l’efficacité de valeurs et de règles établies « par le haut » – dans le cas présent décrétées par la direction d’entreprises pour leurs employés. En fait, on peut certainement soutenir que ce phénomène se rapproche de la production de la représentation d’une moralité généralisée. De telles chartes éthiques ne semblent pas suffisantes à elles seules pour que les employés s’y conforment. Les transformations apportées ces dernières décennies à l’organisation du travail dans les grandes entreprises, entre autres caractérisées par l’instauration de mécanismes de concurrence internes, se sont à l’occasion trouvées à produire de nouvelles formes de rapports sociaux amenant les individus y évoluant à déroger aux chartes en question (Salmon, 2009 ; 2015). Il peut ainsi paraître difficile pour des individus de faire sens de règles qui sont plaquées par-dessus une configuration particulière de rapports sociaux vécus par eux et qui forme un comportement qui se trouve à contredire de telles règles éthiques. Or, tout comme ce peut être le cas pour ces chartes utilisées en tant qu’outils de relations publiques pour contrôler l’image de marque des entreprises, plusieurs éléments exposés jusqu’à maintenant dans ce chapitre permettent d’avancer que certains discours tenus par des promoteurs de l’économie sociale invoquant ses

principes et valeurs ne sont pas plus capables d’y assurer en pratique la conformité de tous les acteurs du « mouvement ». La similarité existante entre la façon dont peuvent être prônées les valeurs de l’économie sociale et celles de l’éthique d’entreprise capitaliste rappelle par ailleurs l’enjeu de distinction symbolique de l’économie sociale face à celle-ci, tel qu’abordé en début de chapitre.

1.3 La sociologie de la connaissance comme voie alternative