• Aucun résultat trouvé

A. L’emprunt

4. Typologies

Même si le travail de l’école de Giessen (Behrens, 1923 et 1927; Scherer, 1923 ; Glaser, 1930) a apporté une « certaine rigueur descriptiviste » (Humbley, 1974 : 49) à l’étude des emprunts, c’est Haugen qui ouvre une nouvelle perspective dans la façon d’étudier les emprunts en publiant la première typologie formelle de l’emprunt en 1950. Laissant de côté l’approche traditionnelle qui consiste à se concentrer sur une classification basée sur l’emprunt en tant que résultat, Haugen décide de s’appuyer sur la toute nouvelle discipline de la sociolinguistique et propose une catégorisation centrée autour du mode d’emprunt. Il part du principe qu’il existe deux manières distinctes d’emprunter un terme étranger, qu’il nomme modèle. Soit on le reproduit, démarche qu’il appelle l’importation, soit on lui substitue des éléments de la langue emprunteuse, il s’agit alors de substitution.

Tous les emprunts uniquement issus de l’importation sont théoriquement intégrés tels quels dans la langue (ce que l’on appelle les emprunts directs ou intégraux, ex. big data ou marketing). Ils subissent en réalité de légères modifications, notamment orthographiques ou phonétiques mais restent facilement identifiables. La catégorie de la substitution est cependant beaucoup plus diverse et se divise en de multiples sous-catégories et sous-sous-catégories dont les frontières sont parfois difficiles à cerner. Pour faire simple, Haugen délimite ses catégories en fonction du degré de substitution qui varie de partiel à total. Il étiquette donc les hybrides comme étant des emprunts

63

dont seule une partie de la forme phonémique a été importée, le reste des phonèmes ayant été substitué par des équivalents de la langue emprunteuse (ex. : plum pie > Blaumepie). Les calques forment la catégorie des emprunts dont seule la structure a été empruntée et dont les deux parties ont été substituées (ex. : skyscraper> gratte-ciel ; open data > données ouvertes) alors que les emprunts sémantiques se distinguent par l’absence d’importation d’un quelconque élément structurel, par une substitution totale des phonèmes et l’importation du sens uniquement. Haugen en distingue trois sortes différentes:

 L’emprunt sémantique analogue, lorsqu’il y a ressemblance au niveau de la forme de deux signes et que ces derniers partagent au moins un sens commun (par exemple, editor et éditeur, stylus > stylet42).

 L’emprunt sémantique homophone qui concerne les signes dont la forme est semblable mais sans qu’ils n’aient de sens en commun. L’un des sens est alors transféré de L2 à L1 par homophonie (ex. : bug > bogue).

 L’emprunt sémantique homologue qui désigne les mots qui, à l’origine, ont un sens en commun mais pas le même signifiant que celui de la L2, et qui de fait se transfèrent en L2 (ex. : firewall > pare-feu).

Malgré son côté novateur et indéniablement méticuleux, la typologie de Haugen ne correspond pas toujours à une situation linguistique réelle. Pourtant, bon nombre de linguistes qui lui ont succédé ont repris sa typologie et se sont attachés à y apposer leur marque. On peut citer à ce sujet Colpron, 1970 ; Humbley, 1990 ; Trescases, 1983 ; Darbelnet, 1986 ; Mareschal, 1989 ; Meney, 1994 ;

42 Certains des exemples proposés sont tirés de Kim (2017 : 245).

64

Poirier, 1995 ; Lamontagne, 1996 ; Klein et coll., 1997 ; Privat, 1997 ; Walter, 1999 ou encore Villers, 2005 et Loubier, 2011.

Deroy (1956) met par exemple beaucoup plus en avant la catégorie de l’importation en détaillant l’emprunt lexical. Il y range les noms (substantifs, sigles et nombres), les adjectifs, les pronoms personnels et démonstratifs, les adverbes, les verbes et les prépositions. Il propose ensuite la catégorie morphologique qui regroupe morphèmes (préfixes, suffixes et désinences flexionnelles) et phonèmes, puis l’emprunt sémantique et enfin l’emprunt syntaxique.

Humbley (1974) décide de son côté de préciser la pensée d’Haugen en y apportant détails, schémas et explications. Il choisit de mettre en lumière les hybrides, l’emprunt sémantique et surtout le calque qu’il définit comme « la reproduction d’une structure lexicale étrangère avec des éléments de la langue I, qui a un sens différent de celui de la somme des éléments et qui, en principe, correspond au modèle » (1974 : 62). Il le dissocie également des emprunts sémantiques car le calque entraîne la formation de lexies nouvelles, ce qui n’est pas le cas de l’emprunt sémantique.

En effet, ce dernier fonctionne sur une traduction littérale, mot à mot, de la lexie empruntée qui n’a alors aucun sens dans la langue d’arrivée car c’est le nouveau signifiant qui a été créé au cours de ce transfert qui se retrouve porteur de sens. Il propose donc de les classer selon deux catégories :

 Les calques dont la forme diverge des règles de grammaire de la langue emprunteuse.

 Les calques dont le résultat diffère du modèle : la divergence pourra s’opérer soit en conservant l’ordre des éléments de la langue prêteuse ; soit en l’inversant ; soit en le modifiant d’une façon ou d’une autre.

65

Höfler (1982) adopte une approche très singulière43 car il part du principe que seuls les emprunts importés sous leur forme originale ou une version hybride sont de réels emprunts. Il avance que les calques sont le résultat d’une substitution lexématique (ce qui en fait des emprunts de sens) étant donné qu’ils ont été fabriqués à l’aide d’éléments français sur la base d’un modèle structurel étranger. Höfler ayant consacré une grande partie de son travail à la publication d’un Dictionnaire des anglicismes, et donc à une approche lexicographique du phénomène, nous pensons que cette définition de l’emprunt a sans doute été alimentée par une vision assez pratico-pragmatique du sujet.

Picone reconnaît cependant que « tout anglicisme n’est pas aisément catégorisable » (1996 : 7), notamment à cause du grand nombre d’options possibles. Il s’essaye ainsi à une typologie plus synthétique dans laquelle il distingue les sept catégories suivantes :

 L’emprunt intégral, qui reprend le signifiant et le signifié de la lexie d’origine (ex. : scanner, week-end).

 L’emprunt sémantique ou calque sémantique, qui s’opère lorsque le sens original d’une lexie française évolue ou glisse vers un autre sens sous l’influence d’un signifié d’origine étrangère (ex. : réaliser dans le sens de se rendre compte de, de realize en anglais).

 L’emprunt structural, qui est un calque morphosyntaxique dont les composants lexicaux sont français mais dont la syntaxe est d’origine étrangère (ex. : tour-opérateur).

 Le pseudo-anglicisme, dont la graphie se veut étrangère mais dont l’origine est de construction purement française (ex. : tennisman au lieu de tennis player)

43 C’est à notre connaissance l’un des seuls chercheurs à avoir fait ce choix.

66

 Les hybrides dont l’un des composants, d’origine étrangère, est combiné à une forme française, latine ou grecque. (ex. : top niveau)

 L’emprunt graphologique qui concerne la réplique d’un élément graphétique ou graphémique étranger en français, ou lorsqu’un élément préexistant dans la langue française se voit attribuer une nouvelle fonction suite à un contact avec une langue étrangère. (ex. : le s précédé d’une apostrophe dans pin’s, l’absence de ‑e final dans Modern Hôtel ou dans Rapid Service).

 L’emprunt phonologique, que l’on retrouve dans l’emprunt de phonèmes jusqu’alors absents de l’inventaire phonémique français. (ex. : la nasale vélaire[ŋ] qui correspond au suffixe ‑ing anglais).

Pourtant, comme le fait remarquer Bogaards (2008 : 23), malgré ce nouvel essai de catégorisation, Picone ne fait aucune mention de l’emprunt morphologique (emprunt de préfixes ou suffixes), de l’emprunt de sigles ou d’acronymes ni de l’emprunt de locutions et de phrases proverbiales (emprunt phraséologique).

L’un des grands consensus semble tourner autour des formes que de nombreux linguistes (Deroy, 1956 ; Humbley, 1974 ; Rey-Debove et Gagnon, 1980; Spence, 1987, 1989 et 1991 ; Picone, 1996 ; Walter, 1996 et 2006 ; Privat, 1997 ; Humbley, 2007 ; Sablayrolles et Jacquet-Pfau, 2008) qualifient de « faux-emprunts » ou de « pseudo-emprunts »44. Trescases (1983) définit ces derniers comme des « mots formés en totalité ou en partie d’éléments venant de la langue [prêteuse] et non généralement employés tels quels dans celle-ci » (1983 : 87) et en dénombre quatre sortes :

44 Guiraud (1971 :110) parle de « suranglicisme ».

67

 Les termes utilisant un signifiant étranger sans que ce dernier n’ait de signifié analogue dans la langue d’origine (exemple avec la langue anglaise45 : babyfoot, perchman)

 Les troncations, dans lesquelles la langue d’arrivée n’emprunte qu’un seul des éléments de la lexie complexe d’origine (ex. : parking (lot) ; bowling (alley))

 Les emprunts de signifiants étrangers avec un signifié différent de l’original (ex. : flipper emprunté pour désigner ce que l’on appelle en anglais pinball machine et non avec le sens de ‘palme’ ou ‘nageoire’).

 Les emprunts directs ou formations indigènes par remotivation analogique. Le recours répété à un même morphème (ex. : le suffixe ‑ing avec parking, dancing, pressing, forcing) pour la formation de néologismes est en effet largement influencé par le fait que

« la valeur d’un submorphème est activée lorsque l’unité lexicale qui la porte est mise en relation avec d’autres unités lexicales porteuses du même marqueur »(Bottineau, 2012 : 10). Ainsi, plus un morphème est emprunté, plus il sera populaire auprès des locuteurs et plus il sera utilisé pour la formation de nouveaux mots.

En plus des faux-emprunts, on pourra également rencontrer:

 des mots migrateurs qui se rapportent aux emprunts fournis par une langue intermédiaire, une langue tierce (Humbley, 1974 : 100). Les termes sont empruntés en premier lieu par la langue prêteuse (L1) à une autre langue (L3) et sont ensuite transférés dans la langue emprunteuse (L2). (ex. : tchador, versus, jodhpur)

 des emprunts aller-retour (aussi appelés navettes d’emprunt (Storz, 1990 ; Aitokhuehi, 1994)) qui concernent les termes originaires de la L2 et empruntés par la L1 et qui

45 La très grande majorité des exemples que nous donnons ici vient de la langue anglaise mais les concepts discutés sont applicables à toutes les langues.

68

reviennent ensuite plus tard dans la L2 souvent sous une autre forme ou avec un autre sens (ex. : bougette qui est revenu sous la forme de budget).

 les réemprunts, qui désignent les emprunts de termes dotés d’un deuxième sens et réintégrés à la L2 comme des emprunts différents (ex. : chaîne > chain46 ).

 des corrections d’emprunts, qui correspondent au retour à la graphie d’origine d’un mot de la L1 préalablement importé dans la L2 sous une forme plus appropriée à ses règles de grammaire (ex. : bifteck > beefsteak).

 des dérivations d’emprunts qui servent à déterminer le degré d’intégration des emprunts (ce que Görlach (2001) nomme « vitalité morphologique ») dont ils sont dérivés dans la L2 et permettent ainsi d’évaluer l’impact global de la L1 sur la L2 (ex. : boycott > boycotter ; boycotteurs ; boycottage).