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B. L’anglicisme

2. Les dictionnaires : entre normalité et normativité

La définition de l’anglicisme est donc très fluctuante, pourtant, elle est essentielle, notamment en lexicographie étant donné la portée plus ou moins normative de cette discipline. On remarque ainsi que l’OQLF (voir Maltais, 1989) et plusieurs ouvrages lexicographiques font une distinction d’usage entre ‘anglicisme’ qu’ils réservent pour les emprunts critiqués et ‘mot anglais’ qu’ils utilisent pour les emprunts qu’ils jugent intégrés à la langue et donc acceptables. Le Nouveau Petit Robert propose, rappelons-le, la définition suivante pour l’entrée anglicisme:

49 La première œuvre à décrier le recours aux emprunts en français est sans doute celle d’Estienne, H. 1578. Deux dialogues du nouveau langage françois italianizé et autrement desguizé: principalement entre les courtisans de ce temps. Réimp. Slatkine (1980).

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n.m. – 1652 ; du lat. médiév. anglicus : Locution propre à la langue anglaise ◊ Emprunt à la langue anglaise ».

à laquelle il ajoute une deuxième définition pour l’abréviation ANGLIC qui précède parfois la définition d’une entrée (celle citée par Théoret, 1994) :

mot anglais, de quelque provenance qu’il soit, employé en français et critiqué comme abusif ou inutile (les mots anglais employés depuis longtemps et normalement en français ne sont pas précédés de cette marque). (nous surlignons)

Walker (1998) fait remarquer que l’utilisation de ‘normalement’ est ici à la fois imprécise et subjective, car les auteurs ne donnent aucune indication quant aux critères sur lesquels ils s’appuient pour évaluer la fréquence ou la régularité de l’emploi de ces mots ni quant à ce qu’ils entendent par ‘emploi normal’. Saugera (2012) note de son côté que le traitement de l’anglicisme dans la version de 2002 du Nouveau Petit Robert (NPR) est « bivalent » (2012 : 965). Elle explique que les auteurs indiquent d’un côté que certains anglicismes ne sont pas condamnables (ils les nomment xénismes) car ils « comblent des lacunes lexicales du français » (2012 : 965) et revêtent

« un caractère humaniste » (2012 : 965) en rapprochant des peuples et des cultures, mais d’un autre côté, ils déplorent un recours abusif aux emprunts à l’anglo-américain, notamment parce que

« certains anglicismes, on le sait, sont plus contestables dans la mesure où ils ne sont pas nécessaires, et de loin » (2012 : 965) car ils possèdent un équivalent en français. Les entrées des termes anglais sont donc « volontairement abrégée[s] » (2012 : 966), souvent sans définition, et ne servent que de renvois aux entrées des termes français équivalents officiellement recommandés.

Le Grand Robert est également assez normatif dans son métalangage. Ses auteurs précisent en début d’ouvrage qu’ils ont suivi,

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pour une catégorie d’emprunts particulièrement excessive – abondante, les anglicismes, […] une politique d’objectivité en distinguant simplement les emprunts bien intégrés –tels bifteck, rail ou tunnel, ou bien sentimental, mot

‘inventé’ par le génial Sterne, qui sont traités sans autre commentaire, des innombrables emprunts récents ou mal intégrés qui sont qualifiés d’ « anglicismes ». Cette marque signifie que ces mots ne sont pas unanimement acceptés et font parfois l’objet d’une décision officielle de francisation – qui est signalée. (nous surlignons)

Cette ‘politique d’objectivité’ qu’ils revendiquent est quelque peu discutable car leur classification ne repose pas sur l’étymologie mais uniquement sur la date d’intégration de ces différents termes dans la langue française, et donc sur leur durée d’utilisation, ou sur leur apparente mauvaise intégration.

Ainsi, si l’on se fonde sur l’étude métalexicographique menée par Walker (1998) dans le cadre de sa thèse, il s’avère que la plupart des dictionnaires généraux et des lexiques spécialisés français présentent des difficultés à proposer une catégorisation homogène des anglicismes, ce qui se traduit parfois par des incohérences. Outre un problème d’étiquette – certaines entrées analogues se voient qualifiées d’« anglicismes » alors que d’autres reçoivent la mention de « mot anglais » – Walker indique que l’existence même de ces anglicismes semble poser problème à certains lexicographes qui les jugent inutiles et proposent des équivalents français à la place. Il relève également que certaines entrées sont étiquetées en tant qu’« anglicisme » alors qu’elles dérivent d’entrées classées sous les « mots anglais » et souligne un problème d’alignement avec Le Grand Robert de 1992. Feyry (1972) s’insurge d’ailleurs dès les années 1970 contre les jugements de valeur que le Micro-Robert porte sur les anglicismes en se demandant « sur quels critères se

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fondent les auteurs du ‘Micro-Robert’ pour accompagner de la mention ‘anglicisme’ cracking ou dispatching, alors que fading et dumping sont exempts de toute remarque ? L’apparition ancienne de fading et de dumping n’enlèvent rien à leur emploi abusif » (1972 : 32). Déplorant que les innombrables variations d’anglicismes d’un dictionnaire à l’autre témoignent de la précarité et de la subjectivité du concept, elle recommande une normalisation des usages lexicographiques et appelle à ce que « tous les mots anglais non assimilés phonétiquement, graphiquement et grammaticalement » soient étiquetés comme ‘anglicismes’ ou ‘américanismes’ (33). Walker précise d’ailleurs que dans l’édition de 1993, soit plus de 20 ans après l’édition analysée par Feyry, dumping, qui n’était à l’époque pas marqué, est devenu un anglicisme. S’attardant sur le même genre d’étude lexicographique, Höfler (1976) relève un nombre important d’inconséquences dans le traitement des anglicismes dans Le Petit Robert de 1967 ainsi que quelques exemples qui relèvent pour lui du purisme et de la subjectivité. Il fait remarquer le même manque d’objectivité et d’imprécision en citant la note des auteurs suivante :

Les anglicismes récents et controversés ont été présentés sous la désignation d'anglicisme, remarque qui, selon les lecteurs, pourra apparaître comme l'indication objective d'une source d'emprunt récent ou comme une marque d'infamie. Par contre, les emprunts bien établis dans notre langue (club, bifteck...) sont traités sans commentaire (1976 : 335).

Le Petit Larousse (2008) adopte au contraire une approche entièrement neutre en ne mentionnant que l’anglicité des termes, sans s’aventurer sur le terrain glissant de l’étymologie, ni dans le débat sur la pertinence et l’utilité des anglicismes dans la langue française. Lorsqu’une traduction française existe, il mentionne uniquement que l’Administration a proposé un équivalent sans aller plus loin.

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Pour ce qui est des ouvrages purement québécois, l’analyse de Labelle (2017) portant sur le traitement métalinguistique des anglicismes dans trois dictionnaires généraux s’avère particulièrement éclairante. Elle remarque que Le Dictionnaire du Français Plus à l’usage des francophones d’Amérique (DFP, Poirier, 1988) ne fait part d’aucune orientation normative particulière par rapport aux anglicismes. Bien que le terme ‘anglicisme’ soit défini comme étant

« 1. Une façon de parler, locution propre à la langue anglaise. 2. Mot emprunté à l’anglais » et qu’il « peut recouvrir tous les aspects de l’emprunt linguistique (prononciation, orthographe, syntaxe, etc… » (2017 : 79), Labelle note que toutes les entrées antérieures à 1866 sont assorties de l’étiquette ‘mot anglais’ alors que certaines plus récentes se voient parfois définies à la fois comme ‘mot anglais’ et comme ‘anglicisme’ dans la même définition. Elle relève également que l’auteur utilise de façon aléatoire ‘mot américain’, ‘argot américain’, ‘de l’anglais’, ‘d’après l’anglais’ ainsi que ‘pour traduire de l’anglais’ (85), confirmant ainsi l’absence de discours normatif.

Du côté du Dictionnaire québécois d’aujourd’hui (DQA, Boulanger et Rey, 1992), Labelle explique que les auteurs ont voulu proposer un dictionnaire qui représente « la réalité fonctionnelle d’un usage » (2017 : 79), en l’occurrence le québécois, c’est-à-dire un dictionnaire dans lequel est proposé « un traitement de l’anglicisme plus conforme au sentiment des Québécois et restitué dans sa perspective historique » (2017 : 80). Ils y entendent l’anglicisme comme un « 1. Mot, sens, locution ou tournure propre à la langue anglaise – américanisme. 2. Emprunt à la langue anglaise » mais ajoutent à leur nomenclature la marque ‘ANGLICISME’, qu’ils définissent cette fois-ci comme un « mot anglais employé en français et critiqué comme emprunt abusif ou inutile », rejoignant ainsi la position éditoriale du Petit Robert, et précisent que « certains mots anglais employés depuis longtemps et normalement, en français, ne sont pas précédés de cette rubrique » (2017 : 80).

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L’anglicisme est donc traité de manière différente s’il a conservé sa forme d’origine sans avoir été modifié (seule son origine anglaise est alors indiquée), s’il a été adapté ou calqué (aucune mention particulière), s’il relève du registre familier (la marque (fam.) est alors utilisée) ou si son usage est critiqué (mention faite dans la rubrique REMARQUE). Outre certaines mentions de ‘mot anglais’ ou

‘calque de l’anglais’, Labelle conclut que le DQA est en majorité normatif étant donné que la plupart des termes qu’elle a étudiés sont critiqués (fautifs ou acceptés).

Dernier des ouvrages analysés, Usito (Cajolet-Laganière et Martel, 2014) a pour objectif la mise en valeur de « la variation linguistique au Québec […] tout en valorisant le français standard en usage au Québec » (Cajolet-Laganière et d’Amico, 2014 : 73). Dernière version née du projet FRANQUS, Usito annonce répondre « aux attentes » des Québécois en matière de dictionnaire, c’est-à-dire qu’il est « normatif » et « les informe sur leur bon usage » (Cajolet-Laganière et Martel, 2008 : 388) en leur indiquant les emplois « acceptés » ou « critiqués » selon le « standard québécois » (2008 : 389). Il définit l’anglicisme comme suit :

anglicisme [ɑ̃glisism] n. m.

Fait de langue propre à l'anglais; emprunt à cette langue.

américanisme.

Les mots aluminium, basketball et chutney sont des anglicismes.

SPECIALT Emprunt critiqué à l'anglais.

Le mot airbag est un anglicisme pour coussin gonflable, sac gonflable.

VOIR les articles thématiques « La lexicologie du français québécois »; « Les emprunts à l’anglais au Québec ».

Dans l’article thématique « Les emprunts à l’anglais au Québec » accompagnant chaque entrée identifiée par la marque ANGLICISME CRITIQUÉ, Théoret, chargé des aspects normatifs et grammaticaux d’Usito, explique que bien que le critère d’utilité soit le seul à être « relativement

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objectif », « les jugements à porter sur les emprunts utilisés au Québec doivent […] être empreints de prudence »50. Même si les critères habituels d’intégration, d’utilité et de fréquence sont essentiels pour déterminer le statut d’un emprunt, « il faut aussi évaluer la justesse des sens, le registre (certains termes sont fréquents en langue familière et leur équivalent se trouve presque exclusivement en langue standard), tenir compte des connotations particulières ». Labelle (2015) rappelle que le dictionnaire ayant été « conçu pour mettre en valeur le tronc commun du français»,

« la démonstration de M. Théoret51 est […] cohérente avec la motivation d’Usito de condamner l’usage d’anglicismes nuisant à une meilleure compréhension entre francophones » (2015 : 88).

Ainsi, Labelle (2017) note-t-elle que les anglicismes qu’elle a relevés pour son analyse peuvent être « acceptés sans remarque normative », « acceptés avec remarque normative » (« tolérés ») ou

« critiqués » (2017 : 85). Les premiers (3/21 relevés) concernent les anglicismes « ancrés dans l’usage québécois depuis plus de 150 ans » et sont accompagnés d’une description lexicographique pouvant s’apparenter à une « démarche de légitimation » (2017 : 86). Les deuxièmes (4/21) sont décrits comme acceptés dans la langue familière mais « critiqué[s] comme synonyme[s] non standard[s] » (2017 : 86) et combinent une approche lexicographique descriptive et une orientation normative. Enfin, comme dans le NPR de 2002, les anglicismes critiqués (14/21) font l’objet d’une description lexicographique plus que brève au profit d’une critique normative approfondie visant à stigmatiser les emprunts propres au Québec et à « introduire les emplois standards qui peuvent leur être substitués » (Usito, cité par Labelle, 2017 : 87). Ainsi, malgré une volonté de décrire « la langue vue d’ici » (Cajolet-Laganière et Martel, 2008 : 388), Usito propose un traitement de

50 Article thématique explicatif divisé en six sections très succinctes : L’emprunt, phénomène courant et normal ; Pourquoi emprunter? ; Comment emprunter? ; L’intégration de l’emprunt ; L’emprunt critiqué ; L’emprunt au Québec : https://www.usito.com/dictio/#/contenu/theoret_1.the.xml.

51 Usito utilisant clairement le terme ‘anglicisme’ pour désigner les emprunts ‘critiqués’, Théoret n’en fait pas une seule fois usage dans son article, privilégiant uniquement le terme « emprunt ».

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l’anglicisme qui s’avère plus strict que dans les dictionnaires précédents et présente un bon usage québécois qui semble être inspiré du français et des tendances d’usage en France. Cajolet-Laganière en est d’ailleurs fort consciente et explique que « compte tenu de sa mission pédagogique, [son] dictionnaire est tenu d’adopter une position éditoriale restrictive à l’endroit des emplois qui sont plus négativement perçus dans la société québécoise » (2016 : 148).