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Définir l’anglicisme : entre idéologie et neutralité floue

B. L’anglicisme

1. Définir l’anglicisme : entre idéologie et neutralité floue

Pourtant, détracteurs et partisans se délectent du sujet depuis des siècles, définissant et redéfinissant le concept selon leur propre point de vue idéologique, leur angle d’approche (linguistique, sociologique, politique, éducatif...) ou leurs objectifs. La Révolution industrielle du 19e siècle et tous les changements sociaux et géopolitiques qu’elle entraîne marquent le début d’un discours prescriptif, très fortement anti-anglais dans lequel l’anglicisme est accusé de tous les maux, notamment au Québec. Il devient alors ce symbole de la domination anglaise, cet « ennemi » (Tardivel, 1880) qu’il faut combattre et éradiquer. Réapparu en France vers le milieu du 18e siècle avec le sens d’une norme sociale de non-acceptabilité48 et exprimant ainsi très clairement la montée d’une attitude méprisante vis-à-vis des personnes utilisant ce type de vocabulaire, l’anglicisme doit désormais s’accommoder de cette connotation négative qui lui colle à la peau.

Lamontagne (1996 : 14) remarque que dès son apparition dans la lexicographie québécoise (laquelle remonte à un texte anonyme de 1826 puis au Manuel des difficultés de la langue française de l’Abbé Maguire, 1841), on lui associe d’emblée ce même sens péjoratif en réservant son

48 L’Encyclopédie de 1751 le définit comme un « idiotisme anglois, c’est-à-dire, façon de parler propre à la langue Angloise ».

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utilisation « aux emprunts critiqués » (voir, par exemple, l’étude de Courbon et Paquet-Gauthier, 2014).

Au tournant du 20e siècle, une partie des linguistes s’attache à faire la distinction entre ce qu’ils appellent les ‘mots anglais’ qui correspondent aux emprunts lexicaux intégraux, notamment ceux qui ont été le moins francisés phonétiquement et morphologiquement, et les calques et faux amis qu’ils considèrent comme étant les anglicismes réels (Bouchard, 1989 : 70) et qui se voient les plus violemment condamnés. Lamontagne (1996) remarque pourtant que, jusqu’à 1930, malgré l’abondance de travaux sur le sujet et la myriade de définitions proposées (Gingras, 1860 ; Bibaud, 1879 ; Dunn, 1880 ; Buies, 1888 ; Elliott, 1889 ; de Nevers, 1896 ; Fréchette, 1897 ; Blanchard, 1912 ; Chouinard, 1912 ; Lorrain, 1920 ; DeCelles, 1929), la notion même d’anglicisme reste floue et n’équivaut bien souvent qu’à une « définition circonstanciée [qui n’est pas ressentie par les auteurs] comme nécessaire » (Lamontagne, 1996 : 22). De plus, la plupart des études de l’époque utilisent de façon interchangeable ‘anglicisme’, ‘mot anglais’, ‘tournure anglaise’ ou encore

‘expression anglaise’ pour désigner en vrac des exemples d’anglicismes relevant de différentes catégories (Lamontagne, 1996 : 94). Seuls les auteurs tels Tardivel (1880) ou Clapin (1894) ressentent le besoin de mettre en avant la connotation péjorative du terme ‘anglicisme’, en ne l’appliquant qu’aux cas de figure pour lesquels ils jugent les locuteurs peu à même, voire incapables, d’identifier leur origine étrangère (Lamontagne, 1996 : 95). Cette approche prescriptive se caractérise par une implication émotionnelle et militante très marquée de la part de ces auteurs puristes, lesquels n’hésitent pas à stigmatiser les classes supérieures, les accusant de propager l’anglais dans la langue française (Lamontagne, 1996 : 99). Bouchard (2002) a identifié six champs sémantiques distincts utilisés pour faire référence à l’anglicisme : le vocabulaire guerrier, le vocabulaire biologique, le vocabulaire spirituel, le vocabulaire esthétique, le

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vocabulaire de jugement de valeur et enfin le vocabulaire de l’étrangeté (2002 :175). Bien que la première métaphore ait été particulièrement populaire jusque dans les années 1930, elle fait toujours autant mouche un siècle plus tard. Alors que Blanchard (1912) parle de « pillage », d’« assaut », d’« armée » ou encore de « massacre » et que Guilbert (1959) déplore une

« invasion » linguistique, Maillet n’hésite pas, en 2016, à qualifier de « traître à sa langue maternelle » toute personne ayant recours à cette « calamité » que sont les anglicismes

« lexicophages » ou encore de « fossoyeur » de la langue française, laquelle court le « danger » de se voir « occire » pour des raisons de snobisme ou de simple bêtise (Maillet, 2016 : 11-12). Même chose pour la seconde métaphore qui se développe autour d’une idée de la « contagion » de la langue française par anglicisation et pour laquelle l’on parle alors d’« épidémie » (Etiemble, 1964), d’« intoxication » (Guiraud, 1971 : 122) ou de mal « insidieux » (Delisle, 1988).

Steuckard (2006) explique que les résultats d’un rapide sondage dans une banque de données journalistiques montrent que le mot anglicisme est associé, dans 81,75 % des cas, à une connotation péjorative et est accompagné d’un commentaire pour permettre au locuteur de prendre ses distances avec le mot anglais qui vient d’être utilisé et en appuyer les lacunes pour des raisons d’esthétique ou de clarté. C’est donc dès le début de son utilisation que le terme « anglicisme » est associé à une double signification. La première purement grammaticale, celle d’« emprunt direct à la langue anglaise dans le sens de transfert d’un mot anglais à la langue française » et la deuxième, plus polémique, celle des « calques ou des emprunts sémantiques à la langue anglaise », bien souvent qualifiés de barbarismes et donc à éviter absolument aux yeux de certains lexicographes ou puristes de la langue. Théoret résume d’ailleurs très bien la situation en expliquant que

quand on parle d’anglicismes, au Québec, on adopte généralement la définition donnée, pour cette marque, par Le Petit Robert : « mot anglais employé en français et critiqué

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comme emploi abusif ou inutile ». […] Par opposition, on parlera d’emprunt quand un mot d’origine anglaise […] est intégré au français et accepté par l’ensemble de la communauté (1994 : 79-80).

Ce biais contre le terme ‘anglicisme’ se transmet donc visiblement d’étude en étude et revêt différentes acceptions selon la visée du chercheur. C’est ainsi qu’il se voit expliqué comme étant la « trace du rapport de pouvoir qui existe entre le français et l’anglais » (Deshaies, 1984) ; qu’il est qualifié de « pernicieux », d’« envahisseur » et d’« intrus » (Deslisle, 1998), d’« injustifié » par Forest et Boudreau (1998), de « formes et emplois fautifs » par Villers (2009), ou encore considéré par certains comme une « menace » (Hagège, 2006: 8) ou un danger (Maillet, 2016). Pourtant, cette condamnation a priori de l’anglicisme reste l’apanage des approches prescriptives, lesquelles visent, dans l’immense majorité des cas, à purger le français de tous les ‘‑ismes’ (anglicismes, québécismes, archaïsmes, barbarismes, italianismes49…) qui le contaminent.