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Un phénomène à la croisée de la linguistique et de la traduction

A. L’emprunt

1. Un phénomène à la croisée de la linguistique et de la traduction

Mais qu’est-ce donc qu’un anglicisme ? L’entrée du Nouveau Petit Robert (Rey-Debove et Rey, 2008) est définie comme un « emprunt à la langue anglaise » et précise que ce dernier concept correspond à l’« acte par lequel une langue accueille un élément d’une autre langue [ainsi qu’à l’]

élément (mot, tour) ainsi incorporé » (2008 : 857). L’anglicisme semble donc être à la fois un emprunt à l’anglais et le résultat de cet emprunt. Pourtant, le phénomène est bien plus complexe que ne le laisse entendre cette définition, car le principe même de l’emprunt est loin d’être appréhendé de manière similaire par tous les chercheurs du sujet.

Commençons d’abord par situer le phénomène de l’emprunt dans la recherche, et plus précisément au sein de la traductologie et de la linguistique. Il nous semble opportun de rappeler en premier lieu que la linguistique moderne est née de la rencontre de trois facteurs principaux (cf. Rastier, 2011) :

(i) La tradition grammaticale, dont le but était de permettre « l’interprétation grammaticale » pour une compréhension immédiate, a servi à transposer les catégories des langues classiques (latin, grec) puis s’est étendue aux grammaires universelles.

(ii) L’arrivée de la traduction à grande échelle, née de la colonisation et de la christianisation, qui a fait de la linguistique un sujet de réflexion scientifique.

(iii) Le développement et l’essor des pays européens qui ont mené vers le rétablissement des traditions discursives et historiques des langues. La linguistique générale acquiert alors une dimension historique et comparative et le statut de ‘discipline scientifique’ au début du 19e

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siècle, grâce notamment à la reconnaissance de la diversité interne (diatopique, diachronique, diaphasique, diastratique) et externe des langues.

La linguistique est donc intrinsèquement liée à la présence de la traduction, du bilinguisme et des contacts entre différentes langues. Pourtant, définir la linguistique moderne est loin d’être une tâche aisée (Saussure, 1968). Selon Saussure, « la langue est une convention » (1968 : 26), elle se distingue de la parole et représente « la partie sociale du langage » (1968 : 31) qui peut être étudiée selon deux principaux axes : la linguistique externe, qui s’intéresse aux rapports entre la langue et tout ce qui lui est extérieur (ethnologie, histoire politique, rapports avec les institutions, extension géographique et fragmentation dialectale), et la linguistique interne qui regroupe « le système et les règles » (1968 : 43) de fonctionnement de la langue. Cette linguistique interne peut être à son tour divisée en deux catégories : la linguistique diachronique (étude de son histoire) et la linguistique synchronique (étude de son organisation interne à un moment donné). La grammaire est donc au cœur de la langue et lui donne règles et structure, alors que le vocabulaire est l’objet d’une évolution plus rapide : il peut s’enrichir de néologismes, d’emprunts, ou au contraire se délester de termes devenus trop désuets pour la masse parlante.

Cette capacité d’une langue à adapter son lexique en fonction de l’époque et des besoins de ses locuteurs est ce qui fait d’elle une langue vivante. D’après Saussure, que ce soit sur le plan diachronique ou synchronique, la langue est en constante interaction avec les autres langues. Il explique que la langue n’est pas une nomenclature où des termes correspondraient à des choses mais qu’elle met en jeu une succession de signes linguistiques. Il décrit ce dernier comme « une entité psychique à deux faces » (Saussure, 1968 : 99), qui unit non pas « une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique » (1968 : 98) qu’il nomme « respectivement signifié et signifiant » (1968 : 99). Pour Saussure, le « signe linguistique est arbitraire » (1968 : 100) car le

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lien qui unit le signifiant au signifié est « immotivé » (1968 : 101), en ce sens qu’il n’a aucune attache dans la réalité, et qu’il « pourrait être aussi bien représenté par n'importe quel autre : à preuve les différences entre les langues et l'existence même de langues différentes » (1968 : 100).

Ainsi, le signifiant d’un mot, son « empreinte psychique » (1968 : 98), importe peu vu qu’il ne repose que sur des choix subjectifs, mais le concept, l’idée qu’il représente (le « signifié ») est partageable. Ce signe linguistique est reconnu et partagé au sein d’une langue qui n’existe elle-même qu’en présence d’une masse parlante et donc d’une force sociale. C’est cette elle-même force sociale, combinée à l'action du temps, qui confère à la langue sa viabilité et en assure la formation et la survie car « en dehors de la durée, la réalité linguistique n'est pas complète et aucune conclusion n'est possible » (1968 : 113). Le temps donne aux forces sociales l’occasion d’exercer leurs effets sur la langue et réduisent par là-même à néant la notion de système libre, vu « le principe de continuité, qui annule toute liberté » (1968 : 113). Pour exister, la langue évolue donc de manière constante mais homogène et les variations qu’elle rencontre au fil du temps sont assimilées au fur et à mesure que les locuteurs natifs les intègrent à leur façon de parler.

C’est en poursuivant sur cette idée d’évolution et d’enrichissement permanents de la langue que Saussure ouvre la voie au concept d’emprunt. Il explique en effet que « tous les mots qui expriment des idées voisines se limitent réciproquement » (1968 : 160), c’est-à-dire qu’ils n’ont de valeur propre que par leur opposition aux mots dont la valeur est similaire, en d’autres termes, à leurs synonymes. La valeur étant « déterminée par ce qu’entoure [le terme] » (1968 : 160), deux mots dans deux langues différentes peuvent désigner un même objet sans pour autant avoir la même valeur. Ainsi l’anglais fait-il la distinction entre sheep et mutton selon que l’on désigne le mouton animal ou le mouton viande alors que le français englobe tout le champ sémantique sous le seul signifiant mouton. Mouton peut donc avoir la même signification que sheep, mais il n’aura

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pas forcément la même valeur (1968 : 160). S’il est possible qu’un signifié n’ait pas toujours de signifiant dans chaque langue, il est cependant possible que différents signifiants d’un signifié deviennent interchangeables et soient reproduits dans une autre langue si le concept de base du signifié n’est pas altéré et si la valeur reste la même. C’est pour cela, précise Saussure, que même si l’emprunt de mots étrangers relève des phénomènes linguistiques externes, la valeur de ce nouveau terme « n’existe que par sa relation et son opposition avec les mots qui lui sont associés, au même titre que n’importe quel mot autochtone » (1968 : 42).

Ainsi, d’un point de vue purement saussurien, l’intérêt de l’emprunt à une autre langue repose avant tout sur la valeur du terme emprunté, sur sa capacité à être comparé à un terme existant ou bien à être échangé avec un autre vocable déjà présent dans la langue emprunteuse.

Ce phénomène de l’emprunt linguistique n’est cependant pas perçu de la même manière par tous les linguistes qui n’ont de cesse de le définir et redéfinir. Les opinions étant aussi diverses que contradictoires et la recherche sur le sujet plus qu’abondante31, nous ne souhaitons pas nous lancer dans une rétrospective exhaustive. Aussi proposons-nous le petit survol suivant afin de mettre en relief quelques-unes des caractéristiques les plus partagées par les chercheurs.