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Troisième ligne de tension : la définition des unités spécifiques à l'approche psychosociologique

Dans le document La psychologie sociale (Page 33-40)

II. Le mouvement de la psychologie sociale et ses tensions

3. Troisième ligne de tension : la définition des unités spécifiques à l'approche psychosociologique

Il se pourrait que l'opposition dont la section précédente vient de faire état, apparaisse comme une question d'histoire passée et dépassée à un observateur neuf qui s'en tiendrait aux déclarations des psychosociologues sur l'objet de leur discipline. C'est devenu en effet, depuis quelques années, un usage établi de dire que la psychologie sociale a pour objet l'interaction sociale ; par quoi l'on peut supposer résolue la contradiction entre les perspectives « psychologique » et

1 FESTINGER, L. ; RIECKEN, H. W. ; SCHACHTER, S. When Prophecy fails [Voir analyse n°65].

« sociologique ». Mais, qu'on prenne garde : à y voir d'un peu près, il est aisé de constater que, sous ce terme, sont entendues des acceptions bien différentes. Ou plutôt, que l'accord ne règne guère quant à définir la qualité sociale de l'interaction, la nature et les termes du rapport par là supposé, et encore moins, quant à analyser le type d'incidence que peuvent avoir, les uns sur les autres, les axes et les pôles d'un tel système relationnel. En fait, à prendre pour objet une notion comme l'interaction sociale, sans en examiner rigoureusement la dépendance des liens et des composantes, on court le risque de se donner pour objet une forme vide, ce qui revient à ne pas se donner d'objet. Une telle situation qui fait aujourd'hui problème pour la psychologie sociale, n'est pas sans analogie avec celle, historiquement connue, d'un concept comme le « mouvement », qui ne devint objet de connaissance scientifique qu'à partir du moment où, cessant d'être traité comme une entité dotée de propriétés intrinsèques, il fut décomposé par Galilée en éléments et relations.

Et il me paraît, qu'en l'état actuel de la réflexion, le recours à une telle notion ne peut que voiler – et combien imparfaitement ! –, les difficultés très réelles que la psychologie sociale rencontre dans la définition de son unité d'observation et d'analyse, par cela même qu'elle reste tributaire d'un passé lourd en traditions différentes. Traditions ou orientations qui viennent d'être désignées et qui retentissent sur la conception de tous les aspects du système de l'interaction sociale. En rapport avec elles se dégagent plusieurs représentations de l'« objet psychosociologique » lesquelles aboutissent à poser plusieurs « psychologies sociales » coexistant en deçà ou malgré le couvert de l'interaction. J'examinerai maintenant ces optiques qui, déplaçant légèrement l'opposition « psychologie-sociologie » soulèvent, selon moi, un problème majeur pour la défense du statut scientifique de notre discipline.

Une première optique, individualiste, vise à déterminer les variables susceptibles de rendre compte de l'aspect social ou socialisé d'une réponse ou d'un comportement, en partant d'un schéma qui met en rapport deux éléments, déjà donnés et définis indépendamment l'un de l'autre, un « Ego » (individuel ou collectif) et un « Objet », ou encore un Stimulus et un répertoire de Réponses : E-0 ou S-R. Elle s'assigne comme tâche de dresser l'inventaire des caractéristiques auxquelles rapporter du côté du sujet ou du côté de l'objet, les variations des réponses observées. Cette optique donne lieu à deux types de psychologie sociale,

« taxonomique » et « différentielle », différant par l'importance et la signification accordées aux termes de la relation Ego-Objet.

Le point de vue taxonomique, tenant pour négligeable les propriétés du sujet qui peut être individuel ou collectif, humain ou non humain, voit le « social », donc son objet d'étude, comme une dimension des stimuli, eux-mêmes classables en stimuli sociaux et non sociaux. Le schéma de la relation Ego-Objet est ainsi spécifié :

Sujet : Objet : différencié en indifférencié, quelconque — social

— non social

Inscrivant la relation sujet-objet dans un contexte de stimulation sociale, la psychologie sociale se doit dans ce cas de définir les propriétés de l'objet social en regard de l'environnement non social et de distinguer ce qui découle spécifiquement d'un stimulus social (autrui, groupe, société) ou socialisé (« réalité sociale » par opposition à « réalité physique » ; ensemble des objets culturels etc.), bref d'établir une classification des conditions et des produits du rapport social.

L'environnement humain sera considéré comme social, et dans l'environnement non humain, les stimuli seront qualifiés de sociaux quand leurs dimensions physiques seront soit indexées d'une certaine « valeur » (par exemple monnaies, poids, etc.), soit marquées par un faible degré de structuration, soit socialement

« codées » ou « qualifiées ». Dans tous les cas on étudiera comment la dimension sociale infléchit, module des processus fondamentaux comme le jugement, la perception, les attitudes, sans supposer une modification de leur mode opératoire.

Ainsi dans les études de perception sociale, s'attachera-t-on aux variations qui sont dues au fait que l'objet perçu est un humain (cf. les expériences sur la perception d'autrui) ou qu'il appartient à une classe socialement « valuée » (cf. les expériences sur les variations de l'évaluation de la taille des monnaies en fonction de leur valeur). On peut encore citer les expériences de Shérif sur l'effet auto-cinétique qui attribuent à la structuration du stimulus certains types de réponses, ou les travaux du groupe de Yale qui rendent compte de l'effet d'une communication persuasive par les caractéristiques sociales de sa source (prestige, crédibilité etc.). J'appelle cette psychologie sociale « taxonomique » parce qu'elle se borne à étendre la description psychologique d'une classe de stimuli à une autre, à marquer des spécificités, à chercher la manière particulière dont les phénomènes psychologiques généraux jouent dans ces cas spécifiques. En fait, elle procède comme une psychologie de la vision, de l'odorat, de l'audition, etc. C'est-à-dire qu'elle isole une série de variables propres à un champ de stimulation et en étudie les lois. Une telle attitude revient à dénier à la psychologie sociale la possibilité d'avoir des phénomènes et des problèmes théoriques propres : celle-ci ne peut être qu'un champ d'extension des lois de la psychologie générale. D'autre part, elle met en jeu une représentation du caractère « social » et « non social » des stimuli qui pose comme donné, état de « nature », ce qui en fait est déjà le produit d'une différenciation sociale. Et c'est un des problèmes majeurs de la psychologie sociale que de comprendre comment et quand un stimulus acquiert une valeur sociale, comment et quand se constituent la « réalité physique » et la « réalité sociale ».

Le point de vue différentiel n'est pas très éloigné du point de vue taxonomique, mais il renverse l'ordre des pôles dans la relation Ego-Objet, voyant dans les caractéristiques du sujet la raison de la réponse sociale observée. Il s'interroge sur le problème du rapport de l'individu à la société en général. De ce fait, la nature de la stimulation importe peu ; par contre, on opère un classement des individus qui

seront socialement différenciés en fonction d'un certain nombre de critères dont le choix varie avec l'école à laquelle on appartient ou le type de problème étudié. Par exemple on classera les individus selon le style cognitif (abstrait-concret), les structures affectives (haute, basse estime de soi), la personnalité (autoritaire-non autoritaire ; rigide-flexible), les motivations (besoin d'accomplissement, d'affiliation, d'approbation...), les attitudes (ethnocentrisme, dogmatisme...), le degré de suggestibilité, etc. Le rapport entre le sujet et son environnement s'exprime donc ainsi :

Sujet : différencié par Objet : indifférencié

des caractéristiques ayant un impact social.

Quel que soit le type de stimulation, on cherchera à savoir comment les diverses catégories d'individus se comporteront en société, comment elles entrent dans le milieu social, comme on pénètre dans le milieu physique. Le propos est alors d'établir une psychologie différentielle des réponses et des comportements sociaux et, à la limite, de dresser une sorte de tableau de la composition psychologique des groupes sociaux pour en déduire le fonctionnement. Ainsi, ayant décrit la symptomatologie des individus persuasibles on montre par exemple que, quel que soit le type de message qu'ils reçoivent, ils sont influencés. Ou bien on explique le leadership par les caractéristiques du meneur et des suiveurs. De même, au niveau des groupes, on établit avec soin une liste des caractéristiques structurelles et quantitatives des groupes, pour connaître les propriétés de leur fonctionnement, de leur production et la dynamique de leur évolution. Une telle perspective utilise de manière purement instrumentale les phénomènes psychosociologiques qu'elle aborde et de ce fait s'interdit d'en étudier les propriétés et d'en faire la théorie : si le caractère plus ou moins suggestible d'un individu rend compte de l'effet d'une communication, point n'est besoin de connaître cette dernière. Si l'on se contente de montrer que des individus sont plus influençables quand ils ont un fort besoin d'appartenance au groupe, qu'a-t-on appris du processus d'influence lui-même ? À la limite, on se demande si on fait de la psychologie de la personnalité ou de la psychologie sociale. Ne cherche-t-on pas simplement à mieux comprendre certains mécanismes psychologiques en les étudiant dans un contexte psychosociologique, ou à préciser l'effet des.

mécanismes sociaux sur certains types de personnalité ? Il est à craindre, qu'avec une telle optique, on ne se borne, là aussi, à un niveau descriptif et corrélationnel, la psychologie sociale ayant pour but d'évaluer des paramètres, des coefficients quantitatifs de la situation sociale et ignorant les phénomènes psychosociologiques comme processus sui generis.

Malgré leur intérêt, malgré l'importance des travaux qu'elles ont suscités, les variantes « taxonomique » et « différentielle » de l'optique individualiste manquent à saisir l'aspect proprement structurel, dynamique des processus psychosociologiques. De ce point de vue, une perspective plus « sociale » que

partagent, à des degrés divers, plusieurs auteurs, représente un progrès certain dans la mesure où elle prend comme point focal l'unité globale constituée par l'interdépendance, réelle ou symbolique, de plusieurs sujets dans leur rapport à un environnement commun, que celui-ci soit de nature physique ou sociale. Une telle perspective est applicable aux phénomènes de groupe aussi bien qu'aux processus psychologiques et sociaux et intègre le fait de la relation sociale dans la description et l'explication des phénomènes psychologiques et sociaux. Dans ce cas, la relation Sujet-Objet est médiée par l'intervention d'un autre sujet, d'un « Alter », et devient une relation complexe de sujet à sujet et de sujets à objets :

Sujet

Objet Sujet

Mais cette relation de sujets à sujets dans leur rapport à l'objet peut elle-même être conçue sous une forme statique ou dynamique, c'est-à-dire en tant qu'elle se traduit par des modifications intéressant les comportements individuels mis enjeu, ou en tant qu'elle produit des effets spécifiques, engageant dans leur totalité les sujets et la relation qu'ils entretiennent entre eux et avec leur objet.

À ce titre on peut distinguer actuellement deux courants dans la recherche et la théorie. L'un, s'intéressant au mécanisme de « l'interaction » en général analyse, pour une relation donnée, les effets séquentiels et immédiats observables au niveau des comportements. Qu'il s'agisse de la simple présence d'autrui, ou de rapports de dépendance, d'interdépendance, d'échange, etc., on s'en tient aux modifications introduites dans les réponses de l'un des termes d'une relation sociale du fait de la stimulation que constitue la présence, l'intervention ou la réponse de l'autre terme, ou du fait du contrôle que chacun des termes peut exercer sur l'autre. Une illustration de cette tendance peut être trouvée dans les travaux de chercheurs comme R. Zajonc (Facilitation sociale 1) ou comme J. Thibault et H. Kelley (Social Psychology of Groups 2). L'autre courant voit la relation sociale comme la source de processus spécifiques constituant un contexte, un champ psychosocial où s'inscrivent et dont dépendent les phénomènes psychologiques subséquents. Dans ce cadre rentre l'analyse que Shérif fait de l'établissement des normes sociales, ou du développement des relations inter-groupes ; les travaux de l'école lewinienne sur les groupes, la constitution de la « réalité sociale », la comparaison sociale, etc.

et, à un niveau plus limité, les études de Schachter montrant la dépendance des états émotionnels par rapport à la relation sociale.

Ceci nous amène à mieux préciser ce que l'on peut prendre comme objet en psychologie sociale. Il me semble légitime de dire que cette dernière doit s'occuper au premier chef du lien social que constitue la relation entre un « Ego » (individu

1 Voir analyse n° 127.

2 Voir analyse n° 34.

ou groupe) et un « Alter » (individu ou groupe) pour analyser leurs rapports à l'environnement, social ou non social, réel ou symbolique. Et d'ajouter qu'elle réussira ou échouera en tant que science dans la mesure où elle arrivera ou non à comprendre la genèse et les effets de ce lien. C'est en partant de l'existence ou de l'instauration du rapport entre plusieurs sujets sociaux que l'on pourra valablement rendre compte du transfert, de l'acquisition ou de l'émergence de propriétés ou comportements sociaux, de la transformation de certaines activités ou processus psychologiques (par exemple : les phénomènes d'imitation, de conformisme, d'innovation ; les modifications des structures mentales et cognitives, dans et par relations sociales, etc.).

Ce faisant, je ne crois pas obéir à quelque visée réductionniste, ramenant le psychologique ou le mental au social. Dans l'ordre d'interdétermination psychosociale, il convient de poser clairement le caractère des unités dont on s'occupe et d'où procéderont l'analyse de l'intériorisation et de l'extériorisation du social au niveau individuel, autant que la compréhension de l'intervention de l'individuel dans le social. Et peut-être par là redresserons-nous une représentation quelque peu abstraite et irréelle, fondée sur l'idée d'un monisme individuel. Car, en effet, l'hypothétique solitude du sujet face à son environnement est toujours perturbée ou remise en cause par le lien social, réel ou symbolique. On suppose trop généralement, que le sujet dispose, face à un stimulus donné, d'un répertoire de réponses indépendant. Mais il est aisé de remarquer que, dans l'élaboration de son comportement, entre enjeu la présence, effective ou imaginaire, d'un autrui dont le répertoire de réponse interfère avec le sien. De plus, la réponse ou le comportement sont toujours situés dans un contexte de référence interne : celui des réponses que le sujet a données antérieurement au même stimulus ou à ceux qui lui sont associés, en fonction des différents rôles qu'il a occupés. Or ces différents rôles sont établis et vécus en rapport à autrui, dans la relation sociale ; dans cette mesure encore, agit le lien social, sous une forme, cette fois, intériorisée. De tels liens, produits de l'expérience antérieure ou de la relation immédiate, aussi ténus soient-ils, ont toujours un impact sur les fonctions et comportements individuels.

Les psychologues pensent, le plus souvent, que cet impact et les changements qu'il induit sont spécifiques selon les fonctions et activités psychologiques concernées et que les lois établies par la psychologie générale permettent de prédire, en dernière instance, la forme des modifications, somme toute secondaires, produites par le lien social. En fait, dès lors qu'interviennent les relations et les interférences sociales et interpersonnelles, les mécanismes psychologiques et les lois qui les régissent ne jouent plus de manière décisive : c'est la nature du rapport social qui seule rend compte des formes particulières qu'ils revêtent alors. Bien plus, il efface les différences entre les mécanismes et les fonctions psychologiques.

Il est donc urgent aujourd'hui d'opérer le passage d'une psychologie à deux termes « Ego-Objet » à une psychologie à trois termes « Ego-Alter-Objet ».

Psychologie à laquelle contribuerait largement notre discipline, réalisant en cela

une prédiction que Freud, dans sa clairvoyance incisive, formulait dès 1921 :

« L'opposition entre la psychologie individuelle et la psychologie sociale ou collective qui peut à première vue paraître très profonde, perd beaucoup de son acuité lorsqu'on l'examine de plus près. Sans doute la première a-t-elle pour objet l'individu et recherche-t-elle les moyens dont il se sert et les voies qu'il suit pour obtenir la satisfaction de ses désirs et ses besoins. Mais dans cette recherche, elle ne réussit que rarement et dans des cas tout à fait exceptionnels, à faire abstraction des rapports qui existent entre l'individu et ses semblables. C'est qu'autrui joue dans la vie de l'individu le rôle d'un modèle, d'un objet, d'un associé ou d'un adversaire, et la psychologie individuelle se présente dès le début comme étant en même temps par un certain côté une psychologie sociale dans le sens élargi, mais pleinement justifié du mot ». 1

Telles sont les réflexions que suggèrent le survol d'une discipline en mouvement, l'analyse des courants qui animent la vie d'une communauté de chercheurs. Il convient maintenant de se tourner vers ce que la psychologie sociale présente de plus manifeste : ses productions significatives du point de vue de la délimitation du champ scientifique, et de la définition des cadres de la recherche.

C'est seulement après avoir pris une vue exacte des résultats accumulés au cours de la dernière décade marquée par un bond décisif de la recherche, que pourront être avancées quelques propositions positives pour son meilleur développement. Et celui-ci est nécessaire.

1 FREUD, S. « Psychologie collective et analyse du moi », in : Essais de psychanalyse. Paris, Payot, 1967, p. 83.

PRÉFACE

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