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Seconde ligne de tension : l'orientation des généralisations

Dans le document La psychologie sociale (Page 29-33)

II. Le mouvement de la psychologie sociale et ses tensions

2. Seconde ligne de tension : l'orientation des généralisations

S'agissant de référer les résultats obtenus, quelle que soit la méthode employée pour y parvenir, à un cadre doctrinal, les psychosociologues divergent également en deux tendances irréductibles. De fait, on retrouve, au niveau de l'orientation des généralisations le même problème : fonder la spécificité de la psychologie sociale ou en délimiter le domaine d'allégeance. Car s'il se trouve que les généralisations ne peuvent être effectuées dans le cadre de théories purement psychosociologiques, on est alors conduit à poser que les lois psychosociologiques ne sont que des cas particuliers de lois plus générales qui régissent les systèmes psychologique ou sociologique.

Ce dilemme se retrouve depuis que la psychologie sociale a été présentée comme domaine indépendant, soit – si l'on s'en tient à la publication de manuels, critère sur lequel s'accordent généralement les psychosociologues – depuis 1908. À cette date, en effet, parurent les deux premiers manuels se rapportant explicitement à la psychologie sociale. Mais déjà et du même coup, se manifestait la dualité de tendances dans la mesure où l'un des ouvrages était dû à un psychologue, l'autre à un sociologue 1. Par la suite et jusqu'à ce que soient publiés des manuels dont les auteurs 2 se posent comme psychosociologues et tentent de définir la spécificité de leur champ, les ouvrages de présentation de la psychologie sociale furent presque par moitié dus à des psychologues et des sociologues. Cette différenciation se retrouve en filigrane, encore aujourd'hui, selon l'origine professionnelle des auteurs, et l'on voit ainsi la psychologie sociale considérée soit comme une branche de la psychologie, soit comme une branche de la sociologie.

Outre l'origine professionnelle et les doctrines de l'homme qu'elle engage, on peut assigner à la crise des généralisations une autre cause. Le développement des méthodes, l'accent placé sur l'empirie, l'importance accordée à l'établissement

1 McDOUGALL, W. Introduction to social psychology. London, Methuen, 1908. Ross, E. A.

Social psychology. New York, Macmillan, 1908.

2 On trouvera dans la partie documentaire l'analyse des manuels dont les auteurs, depuis S. ASCH (1952) ont tenté de circonscrire rigoureusement le domaine psychosociologique, Première Partie, chap. I.

scientifique des données, a mis en veilleuse l'activité théorique en psychologie sociale. Ayant à approfondir et systématiser les problèmes et l'ensemble des résultats ainsi accumulés, on se heurte à la difficulté de trouver un cadre explicatif général et spécifique. Pour dépasser le simple langage descriptif auquel on s'est trouvé limité du fait même d'une démarche empirique et inductive, la nécessité de constructions et de généralisations théoriques s'est imposée. Comme la psychologie sociale n'est pas partie de la théorie, cette généralisation n'a pu être opérée au sein même du champ, mais par l'extension des résultats acquis à un autre ordre de connaissance, déjà structuré et applicable à un objet défini : celui de la psychologie ou de la sociologie. Et ainsi que le remarque Allport 1 il y a eu tendance jusque très récemment à rapporter les données recueillies par la recherche psychosociologique à un contexte de référence sociologique ou psychologique qui dépasse largement ce que l'on est en droit d'inférer à partir des données elles-mêmes. Les conflits d'orientation et la diversité des approches tiennent donc également à cette bifurcation où un corps commun de résultats et de concepts est dévié dans l'une ou l'autre de ces directions, la théorie proprement psychosociologique se trouvant par là dévoyée sinon arrêtée.

Orienter les généralisations vers la psychologie, revient à faire de la psychologie sociale une discipline purement descriptive, un secteur particulier de la psychologie ayant pour fonction d'étendre et d'approfondir la connaissance de phénomènes, processus, mécanismes généraux qui restent identiques à travers toutes les conditions de production ou d'opération : par exemple, la perception, le jugement, la mémoire, etc. Les résultats obtenus en psychologie sociale ne seraient alors que le moyen de spécifier certains facteurs qui interviennent dans l'établissement du comportement humain ou animal, ces spécifications devant être rapportées, en dernière analyse, aux lois de la psychologie animale, de la psychophysique ou de la psychophysiologie. Ainsi étudierait-on la perception sociale au même titre que l'on étudie la perception visuelle ou auditive. Ainsi des phénomènes proprement psychosociologiques comme les processus d'influence, le changement d'attitude ne seraient-ils qu'un cas particulier de conditionnement, un conditionnement intellectuel, soumis aux lois générales de l'apprentissage. Ou encore s'agissant d'un comportement, d'une attitude ou d'un besoin social se trouve-t-on amené à recourir à une explication purement psychologique : c'est Rokeach 2 qui rend compte du développement des systèmes de croyance, dogmatique ou libéral, par l'expérience de la petite enfance, plus ou moins traumatisante ou anxiogène ; c'est Schachter 3 qui pour expliquer la grégarité et le besoin d'affiliation s'en rapporte aux caractéristiques psychologiques liées au type d'éducation reçue en fonction du rang de naissance. Un autre exemple pourrait être trouvé dans la tradition behavioriste qui distingue différentes branches dans la psychologie générale selon le type d'antécédent du comportement, humain ou

1 Op. cit.

2 ROKACH, M. Open and closed mind [Voir analyse n° 54].

3 SCHACHTER, S. The psychology of affiliation [Voir analyse n° 1761.

animal qu'elles considèrent : on fait de la psychologie de la perception quand l'antécédent est un stimulus sensoriel, de la psychologie de la motivation quand l'antécédent est une déprivation ou une excitation, de la psychologie de l'apprentissage quand l'antécédent est un renforcement, de la psychologie sociale enfin quand l'antécédent est un autre organisme, en relation de dépendance ou d'interdépendance. 1

D'une manière générale, avec de telles conceptions, dont les exemples sont nombreux, on est amené à négliger les propriétés des entités mises en relations, qu'il s'agisse d'animaux, d'individus ou de groupes. D'autre part on se réfère à des mécanismes supposés généraux et indépendants des conditions dans lesquelles ils se produisent ou opèrent. Par là, on dénie toute spécificité aux objets de la psychologie sociale. En effet, l'extension univoque de l'individuel au social suppose de la part ce deux qui la préconisent ou y procèdent, l'adoption de trois postulats implicites. Postulat que le social ne constitue par rapport à l'élémentaire non-social, qu'un ordre caractérisé par une complexité croissante et que la hiérarchie des phénomènes s'ordonne du plus simple au plus complexe, de l'individu au groupe. Postulat que le social n'implique pas l'existence de phénomènes spécifiques, et qu'il n'y a pas de lois particulières le régissant, les lois physiologiques expliquant les lois psychologiques, ces dernières rendant compte des rapports sociaux. Postulat qu'il n'y a pas de différence fondamentale entre le social et le non-social, autrui n'étant considéré que comme partie de l'environnement. La doctrine d'Allport reste encore admise par beaucoup : « The significance of social behavior is the same as that of non-social, namely, the correction of the individual's biological maladjustment to his environment... In and through others many of our most urgent wants are fulfilled ; and our behavior toward them is based on the same fundamental needs as our reactions toward all objects, social or non-social ». 2 Ceci conduit à ramener la psychologie sociale au rang de discipline purement descriptive et, pour autant qu'on pose le « social » comme n'apportant rien, à en faire une psychologie individuelle élargie tandis que la psychologie individuelle (ou générale, ou expérimentale) est une psychologie sociale contractée. Et Asch, commentant ce courant de pensée, a pu, avec un humour non dénué de fondement, en conclure que les phénomènes sociaux per se ne sont pas d'un intérêt décisif : « The psychology of the individual also defined in a particular way the scope of social psychology which, instead of studying the usual stimuli weights, lights, sounds, – dealt with social stimuli. The other person too is a stimulus. But if « the individual in the crowd behaves just as he would behave alone, only more so », 3 if it was the individual citizen who stormed

1 ZAJONC, R. Social psychology [Voir analyse n° 10].

2 ALLPORT, F.H. Social psychology. Boston, Houghton-Mifflin, 1924, pp. 3-4.

3 Citation extraite de l'ouvrage d'Allport cité infra, p. 295.

Bastille, one could only conclude that social phenomena were not of major theoretical interest. 1

À cette orientation, s'oppose un autre courant qui tendrait à étudier les processus psychosociologiques en vue d'une connaissance sociologique et en référence à elle. Bien que répondant à un souci pratique : améliorer le fonctionnement social, cette orientation suppose une théorie de la société et de la dépendance de l'individu par rapport à ses structures. Je fais surtout allusion ici aux travaux portant sur les groupes restreints, leurs structures et les hiérarchies de rôles et de statuts par lesquelles se définissent l'identité et l'appartenance sociale des individus, ou encore aux recherches portant sur les communications de masse.

Avec la première série de travaux, se dessine une image de la société globale comme étroitement dépendante du fonctionnement harmonieux et efficace des sous-ensembles qui la composent, c'est-à-dire les petites unités sociales telles que la famille, les milieux professionnels, les divers groupes primaires, etc. La connaissance des règles de la vie de ces sous-ensembles telle qu'elle procède de l'étude scientifique des petits groupes permettrait la maîtrise des problèmes sociaux cruciaux. Les lois établies sur le fonctionnement des groupes s'organisent alors en une théorie sociale qui les coiffe ; de même les lois qui régissent les relations sociales, se déduisent de la connaissance des processus de groupes, les individus étant saisis comme des unités sociales dont les propriétés décrivent uniquement des rôles, des statuts et des positions qu'ils occupent au sein des structures complexes. La psychologie sociale devient un moyen d'étudier en laboratoire, selon des méthodes éprouvées, les processus sociaux rencontrés à une échelle plus vaste dans la société réelle. De même les lois établies sur les effets des communications de masse, doivent être rapportées à une conception de la société comme masse homogène, composée de manière indifférenciée et atomistique d'éléments équivalents, les individus. Un autre exemple d'une généralisation extérieure à la psychologie sociale pourrait être trouvé dans l'orientation culturaliste qui subordonne les mécanismes psychosociaux aux caractéristiques sociales et culturelles du champ de comportement, aux cadres sociaux des grandes fonctions mentales, ou aux formes culturelles des acquisitions dans la socialisation et l'apprentissage social.

Il va sans dire que de telles conceptions engagent des représentations de la société sur lesquelles il y aurait lieu de discuter. Mais ce genre de critique relève d'un domaine qui ne nous concerne pas directement ici. Par contre, il me semble important de souligner l'absence d'une perspective vraiment dynamique dans l'approche des phénomènes psychosociologiques. Individus ou groupes y sont considérés comme des entités substantielles, dont les propriétés constitutives sont indépendantes des relations sociales qui s'établissent entre elles. Et, dans ce cas

1 ASCH, S. « A perspective on social psychology », in : KOCH, S. (ed.) A study of a science.

Vol. 3, New York, McGraw-Hill, 1959.

encore, la psychologie sociale ne peut dépasser une tâche purement descriptive, classificatoire.

Ces différentes tendances souffrent de n'avoir pas conçu un objet scientifique autonome, de n'avoir pas posé la possibilité d'une théorie spécifique des phénomènes complexes mis à jour par la recherche psychosociologique. Or, si une telle perspective reste aujourd'hui de l'ordre de l'idéal, il existe néanmoins des tentatives laissant voir dans quel sens elle peut et doit se développer. Les travaux de M. Sherif par exemple constituent une voie féconde : on reconnaîtra dans son approche des normes sociales et des relations inter-groupes, une vue dynamique pour expliquer tant l'élaboration de l'identité individuelle par appartenance ou référence à divers groupes sociaux, que la définition et l'organisation des groupes comme champs de relations, à partir des rapports qu'ils entretiennent avec les groupes environnants. Une autre illustration se trouve dans l'étude de Festinger, Riecken et Schachter sur la psychologie des millénaristes. Pour vérifier une théorie du changement d'attitude, qui pourrait sembler d'orientation individualiste et psychologisante, ces auteurs ont étudié dans un contexte social réel, par une méthode d'observation participante et d'expérimentation naturelle, l'évolution d'une secte religieuse dont les prédictions n'ont pas été réalisées. Cette évolution saisie au niveau d'un groupe social constituait un phénomène proprement psychosocial – il engageait les attitudes, les comportements et les rôles de ses membres autant que les relations internes au groupe et surtout le rapport de ce dernier à l’environnement social, dans la mesure où le recours au support social sous la forme du prosélytisme constituait pour la secte la seule issue pour résoudre le conflit interne provoqué par la contradiction entre sa propre interprétation de la nature et la réponse qu'elle recevait de cette dernière. 1

À travers ces deux exemples, se dégage une optique, qui, surmontant l'opposition « individuel-social », posant les relations sociales comme essentielles dans la genèse et l'évolution des formations psychologiques, devrait arriver, en toute indépendance, à la formulation d'une théorie explicative des phénomènes psychosociologiques.

3. Troisième ligne de tension : la définition des unités spécifiques

Dans le document La psychologie sociale (Page 29-33)