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PROPOS SUR LE LIEN CONFEDERAL

II. LA TRILOGIE SACRALISEE

4. Les mérites du fédéralisme sont bien connus et il est à peine nécessaire de les souligner3

Bien plus qu'un simple principe de droit constitutionnel, il s'agit d'une authentique philosophie de la vie en société. Elle est faite du respect de la personnalité de l'autre, de la reconnaissance du droit à la différence, de la conviction aussi que l'union ne peut pas résulter de l'insertion autoritaire des éléments qui la composent dans un carcan unitaire, mais doit se fonder sur la libre adhésion de chacun à un ensemble construit de manière prag-matique, qui tire sa force, et sa richesse, de la diversité.

C'est cette philosophie qui dessine la perspective de la construction «du bas vers le haut», combinant liberté et subsidiarité, que l'on peut opposer à la méthode d'autorité qui, d'en haut, réunit les parties au tout.

La première est de nature à encourager la solidarité, singulièrement lorsque l'environnement extérieur comporte des périls, alors que la seconde porte en elle les germes des élans centrifuges qu'alimente l'aspira-tion à la liberté et à la dignité.

Il suffit d'évoquer les grands mouvements unitaires qui secouèrent l'Europe du siècle dernier, les politiques dynastiques aussi, pour com-prendre que les Suisses, même lorsqu'ils acceptèrent, en 1848, avec la créa-tion de l'Etat fédéral, que les cantons perdissent leur souveraineté, aient pu s'identifier très profondément à leur fédéralisme, et voir en lui une caractéristique essentielle les distinguant des Puissances voisines, senti-ment qui a subsisté et que les avatars de l'histoire politique de celles-ci, jusqu'à une époque récente, n'étaient pas de nature à faire changer.

5. En ce qui concerne la démocratie directe, on peut dire que le XIXe siècle, particulièrement sa deuxième moitié, est une période de l'histoire où s'opère une certaine percée des principes démocratiques, qui trouve son expression dans la consolidation de l'institution parlementaire et l'affir-mation de son rôle, mais il s'en faut de beaucoup que ce mouvement ait porté tous ses fruits, et surtout qu'il ait touché tout un chacun. Si

3 Il y a lieu de consulter, pour une vue d'ensemble du fédéralisme suisse et les réfé-rences utiles, le rapport présenté à la Société suisse des juristes par le Professeur B. Knapp, Le fédéralisme, RDS 198411 275ss.

l'exemple est donné par la jeune démocratie américaine et par le Parlement britannique, il faut bien observer qu'en ce qui concerne les voisins immé-diats de la Suisse on est fort loin du compte. Aussi peut-on considérer, à cet égard, comme particulièrement remarquable et original, le fait qu'un système constitutionnel consacre au point où le fait la Suisse, dès la pre-mière Constitution fédérale de 1848, la prééminence de la représentation populaire sur l'exécutif, et que, de surcroît, il instaure un contrôle du corps électoral sur certaines des décisions des autorités, et plus précisément du Parlement. C'est, dès 1848, le référendum obligatoire en matière cons-titutionnelle, puis en 1874 l'introduction du référendum législatif facul-tatif4; ces institutions référendaires trouvant leur complément dans l'initia-tive populaire en matière constitutionnelle, qui s'est développée depuis 18485, ainsi que dans le référendum conventionnel6

Il ne faut pas artificiellement isoler ou détacher les institutions de démo-cratie directe, ou semi-directe, de la démodémo-cratie tout court, mais il est évi-dent qu'en elles-mêmes elles ont une valeur et une spécificité?.

Importantes sur le plan fédéral, elles le sont tout autant dans les cantons et les communes.

Que les Suisses y aient vu un signe distinctif, ainsi qu'une valeur à pré-server, est à la fois compréhensible et justifié.

6. Rarement une institution a pu assurer la convergence des intérêts de l'Etat qui en bénéficie, et de ceux des Puissances qui la reconnaissent, comme le fait, depuis si longtemps, la neutralité permanente de la Suisse8

4 Cf. J.F. Aubert, Traité de droit constitutionnel suisse, Neuchâtel1967, t. 1 130ss, t. 11416, et Supplément 1967-82, Neuchâtel1982 325 et121; E. Grisel in: Commen-taire de la Constitution fédérale, art. 89, 2 et 89 bis.

5 Aubert (note 4) t. 1 147 ss.

6 L. Wildhaber, Das neue Staatsvertragsreferendum, in: Festschrift für Rudolf Bind-schedler, Bern 1980 201.

7 Voir pour une vue d'ensemble A. Auer, Problèmes fondamentaux de la démocratie suisse, RDS 1984 Il, 1 ss.

s Cf. E. Bonjour, Histoire de la neutralité suisse, traduction Briod, Neuchâtel1946;

P. Guggenheim, Traité de droit international public, Genève 1954 t. Il 547; R. Bind-schedler, Die Neutralitat im modernen Vôlkerrecht, in: Zeitschrift für auslandisches ôffentliches Recht und Vôlkerrecht, 1956/57 (vol. 17) 1ss; D. Schindler, Dauernde Neutralitat, in: Handbuch der schweizerischen Aussenpolitik, Hern/Stuttgart 1975 174; H. P. Brunner, Neutralitat und Unabhangigkeit der Schweiz im ausgehenden 20. Jahrhundert, Zurich 1989; J. M. Gabriel, Schweizer Neutralitat im Wandel, Frauenfeld 1990.

Le texte bien connu de l'Acte du 20 novembre 1815 affirmant que ... «la neutralité et l'inviolabilité de la Suisse et son indépendance de toute influence étrangère sont dans les vrais intérêts de la politique de l'Europe entière» ... procède d'une appréciation absolument fondée de la situation géostratégique du continent européen, et cela pour une longue période, alors que la position adoptée par la Diète helvétique9 indiquait un choix, pour la politique de sécurité de la Confédération, qui était le meilleur pos-sible.

L'histoire, de 1815 à nos jours, est là pour témoigner de la sagesse de ces vues.

Si l'on ajoute que l'îlot de paix ainsi établi au centre d'une Europe en proie, de manière récurrente, à ses démons guerriers, a pu constituer, grâce au Comité international de la Croix-Rouge notamment, la base d'une action humanitaire de belle ampleur, on peut expliquer que, même si la neutralité n'a jamais été incluse parmi les buts constitutionnels de la Con-fédération10 - car elle n'est qu'un moyen - elle ait pris dans l'esprit des Suisses une valeur mythique qui en a fait une sorte de tabou.

7. Le vent de l'histoire qui, sur notre continent, a pris la direction que lui ont suggérée, plus particulièrement, ces grands visionnaires que furent les architectes des Communautés européennes, a également atteint les pics sourcilleux de la libre Helvétie.

C'est le défi lancé à la Suisse par l'intégration européenne qui l'a con-trainte à définir une politique, et, pour ce faire, à s'interroger sur son identité. Les trois thèmes du fédéralisme, de la démocratie directe et de la neutralité sont évoqués, comme il se doit d'ailleurs, dans les rapports offi-ciels consacrés aux problèmes européens, ils affleurent aussi dans maints travaux11

Faut-il q;msidérer que ce sont ces trois aspects fondamentaux de la réalité suisse, dans la forme qu'ils ont acquise aujourd'hui, qui sont au centre du lien confédéral? Doit-on craindre que s'il y est touché peu ou prou, il soit porté atteinte au ciment qui maintient la cohésion du pays?

9 Déclaration du 27 mai 1815, cf. Guggenheim (note 8) 552.

JO Cf. J. Monnier, Les principes et les règles constitutionnels de la politique étrangère suisse, RDS 1986 II 107, 121.

u Voir les références indiquées ci-dessus, note 2. Voir aussi plus particulièrement R. Schwok, Horizon 1992, Genève 1989.

Il paraît certain, et c'est probablement la première réalité avec laquelle il faut compter, qu'à bien des égards les spécificités de la Suisse ont partielle-ment perdu de leur originalité, et que si le lien confédéral devait unique-ment tenir à la différence vis-à-vis des autres, il y aurait lieu de s'inquiéter.

C'est ce qui doit retenir l'attention.

III. LA FIN DES SPECIFICITES ECLATANTES 8. Les sociétés sont en mouvement. Elles évoluent. Si les principes fonda-mentaux du fédéralisme ne se sont pas modifiés, il est évident qu'en Suisse, depuis la création de l'Etat fédéral, le profil concret du rôle respectif de la Confédération et des cantons a connu de singulières mutations. Encore que l'on ne puisse pas rendre compte de la réalité dans toute sa complexité par une simple formule très schématique, il y a tout de même quelques jus-tifications à rappeler que l'on a assisté à un important glissement des com-pétences des cantons vers la Confédération, résultant fréquemment de l'attribution à celle-ci de tâches nouvelles de l'Etat.

Toujours est-il que le fédéralisme reste aujourd'hui encore un trait caracté-ristique et essentiel de la construction politique suisse12

Cependant, on ne saurait ignorer que, sa stabilité politique convenable-ment assise, la République fédérale d'Allemagne a elle aussi développé une culture fédéraliste intéressante13Une comparaison entre la Suisse et l'Alle-magne serait ici sans objet, chaque pays ayant ses traits spécifiques - on peut se demander si le Bundesrat allemand n'est pas plus proche de l'esprit fédéraliste que le Conseil des Etats suisse - mais on ne saurait prétendre encore, sur le continent européen, à une sorte de monopole helvétique14

On peut rappeler aussi le fédéralisme autrichien, ainsi que le régionalisme italien, ou encore les efforts français de décentralisation. Sans doute y

12 Cf. Knapp (note 3)passim.

13 Rappelons la protection particulière du fédéralisme qui résulte de l'art. 79, 3 de la Loi fondamentale.

14 On doit d'ailleurs se demander si le fait que de nombreux cantons suisses sont en somme des corps politiques assez petits, par conséquent disposant de ressources humaines et matérielles relativement faibles, ne va pas pousser à une centralisation plus affirmée qu'en Allemagne.

a-t-il une distance importante, sur le plan des principes et des réalités, entre fédéralisme et décentralisation, mais on peut aussi trouver des simili-tudes15, par exemple dans la mesure où l'un et l'autre tendent à garantir la faculté des initiatives locales ou régionales, et à donner une protection aux minorités.

9. Les institutions suisses de démocratie directe conservent sans aucun doute, en comparaison européenne, une indéniable originalité. Ce ne sont pas, par exemple, le référendum plébiscitaire à la française, ni le réfé-rendum abrogatoire à l'italienne, qui peuvent le disputer, en ampleur et en importance, à ce que l'on rencontre en Suisse.

Toutefois, à considérer le développement de la démocratie dans son ensemble, force est de constater, et on peut le faire avec joie, que dans 1' environnement immédiat de la Suisse les choses ont singulièrement changé depuis quelques décennies. Alors que, pendant longtemps, il fallut déplorer chez nos voisins instabilité politique, changements de régimes constitutionnels, ainsi que, hélas, dictatures, ce n'est plus le cas aujourd'hui. La Suisse n'est plus un îlot de calme dans une mer tour-mentée. La différence tenant aux institutions de démocratie directe sub-siste assurément, mais la portée de cette différence est sans doute moindre, car il s'agit des modalités de la démocratie et non de son principe.

10. Elément fondamental de la politique suisse de sécurité, la neutralité permanente peut se voir créditer de succès notables. C'est sans doute à elle, conjointement à d'autres facteurs - relief favorable, défense nationale en général solide - que la Suisse doit d'avoir échappé, depuis 1815, aux souf-frances des conflits armés.

Or, on observera que les pays d'Europe occidentale qui nous sont proches n'ont plus combattu les uns contre les autres depuis 1945. Il n'y a plus eu de guerre sur notre continent. Cela a-t-il été dû au premier chef à l'équi-libre entre les blocs militaires? Faut-il penser que les pays d'Europe occi-dentale - la Suisse comprise - doivent la période de paix qui s'est ins-taurée en cette deuxième moitié du

xxe

siècle à la vertu de la protection nucléaire américaine? La question demeure posée.

Toujours est-il que si la Suisse a maintenu sa spécificité de la neutralité permanente - qu'elle partage cependant avec d'autres - elle ne peut pas

1s Cf. Knapp (note 3) 308.

nécessairement affirmer qu'elle lui doit la paix dont elle bénéficie, qui est le lot de tous dans une Europe où ses voisins ont cessé de se battre entre eux.

11. Il subsiste assurément des différences entre la Suisse et les autres. Elles n'ont toutefois plus aucune commune mesure avec ce qu'elles furent naguère. La constatation n'a rien d'original. Il est vrai que l'on peut observer dans divers domaines que le «Sonderfall Schweiz» appartient au passé. Alors?

Il nous paraît que les propos fréquents sur l'identité suisse, le rappel si manifeste, dans tout rapport ou débat sur l'Europe, de la fameuse trilogie, traduisent un certain désarroi. On peut le comprendre, mais sans y céder.

Confrontée souvent dans son histoire à la tourmente extérieure, la Suisse peut être tentée par le «réflexe du hérisson». Il consiste à souligner jusqu'à l'excès ce qui la distingue des autres, à se réfugier derrière la bannière

«Fédéralisme, démocratie directe, neutralité», avec la conviction que sont ainsi garanties la solidité du lien confédéral, la pérennité du pays, et que sera évité l'enlisement dans les sables de l'histoire.

Est-ce la bonne solution? On peut en douter. La distance qui, sur des aspects importants de la vie politique, séparait la Suisse des autres s'est sin-gulièrement amenuisée. Ce qui reste de différence n'est probablement plus, à lui seul, suffisant pour souder la cohésion nationale.

Celle-ci, dès lors, va se révéler d'autant plus fragile à l'épreuve des périls qui la menacent. Parmi ceux-ci, il faut évidemment compter au premier chef la contrainte à l'alignement16 L'économie se développe toujours davantage à l'échelle des grands ensembles. La Suisse est à ce point tribu-taire de ses échanges avec l'extérieur qu'elle peut de plus en plus difficile-ment édicter, dans une série de secteurs, la législation de son choix; elle doit tenir compte de ce qui se fait ailleurs. C'est le phénomène de «satelli-sation>> à l'égard de la Communauté européenne. Plus se rétrécit la marge d'autonomie, plus faible est la motivation, notamment celle à rester unis.

On peut en outre redouter que les séductions régionales n'attisent de puis-sants courants centrifuges, susceptibles de disloquer l'ensemble confé-déral. Il suffit de constater le caractère artificiel de la frontière en plusieurs

16 Voir notamment Schwok (note 11) 93, qui met en évidence les risques de marginalisa-Hon pour la Suisse.

endroits (Bâle et Genève étant parmi les exemples les plus frappants) pour se convaincre qu'une Suisse repliée sur elle-même plongerait les régions limitrophes dans un dilemme difficile, et mettrait finalement le pays en question.

Paradoxalement, le réflexe et la politique, qui, sous prétexte de préserver l'acquis, et partant de l'idée que le lien confédéral tient à l'affirmation des différences, voudraient favoriser le cheminement solitaire, risquent fort de conduire au contraire à l'éclatement.

IV. LE LIEN CONFEDERAL