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Présence et actualité de la Constitution dans l'ordre juridique : mélanges offerts à la Société suisse des juristes pour son Congrès 1991 à Genève

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Présence et actualité de la Constitution dans l'ordre juridique : mélanges offerts à la Société suisse des juristes pour son Congrès

1991 à Genève

AUER, Andreas (Ed.)

AUER, Andreas (Ed.). Présence et actualité de la Constitution dans l'ordre juridique : mélanges offerts à la Société suisse des juristes pour son Congrès 1991 à Genève. Bâle : Helbing & Lichtenhahn, 1991

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:104810

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PRESENCE ET

ACTUALITE DE LA CONSTITUTION

DANS L'ORDRE JURIDIQUE

Helbing & Lichtenhahn

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El

COLLECTION GENEVOISE

Présence et actualité de la constitution dans l'ordre juridique

Mélanges offerts à la Société suisse des juristes pour son Congrès 1991 à Genève

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El

COLLECTION GENEVOISE

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El

COLLECTION GENEVOISE

Présence et actualité de la constitution dans l'ordre juridique

Mélanges offerts à la Société suisse des juristes "

pour son Congrès 1991 à Genève

Helbing & Lichtenhahn Bâle et Francfort-sur-le-Main 1991

Faculté de Droit de Genève

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ISBN 3-7190-1179-8 Numéro de commande 2101179

© 1991 by He1bing & Lichtenhahn, Bâle Conception graphique: Vischer & Vettiger, Bâle

L'œuvre, ses textes, les illustrations et la forme qu'elle contient sont protégés par la loi.

Toute utilisation en dehors des strictes limites de la loi sur les droits d'auteur sans l'accord de l'éditeur est illicite et répréhensible. Ceci est valable en particulier pour les reproductions, traductions, microfilms et pour la mise en mémoire et le traitement

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Catalogage en publication de la Deutsche Bibliothek

Présence et actualité de la constitution dans l'ordre juridique:

mélanges offerts à la Société Suisse des Juristes 1 pour son Congrès 1991 à Genève. - Bâle; Francfort sur le Main: Helbing et Lichtenhahn, 1991.

(Collection genevoise) ISBN 3-7190-1179-8

NE: Université (Genève) 1 Faculté de Droit

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AVANT-PROPOS

La Faculté de droit de l'Université de Genève est très heureuse de dédier ce recueil de travaux à la Société suisse des juristes, qui fait à notre canton l'honneur d'y tenir ses assises l'année du

7ooe

anniversaire de la Confédé- ration.

Cet anniversaire nous invite à nous tourner vers le passé et à fêter sans regrets et sans rougir notre vieille démocratie, à célébrer ses libertés et ses institutions, sa neutralité, l'harmonie de ses régions linguistiques. Le regard est un peu nostalgique, un peu complaisant, aussi; un jour anniver- saire n'est pas l'occasion de reprocher à celui, ou à celle, que l'on fête ses défauts et ses erreurs.

Mais après la célébration, les bougies une fois éteintes, vient tout naturelle- ment le temps de la réflexion. Et, tout naturellement aussi, le regard est plus critique: vieille démocratie ou démocratie vieillie? libertés vraies ou factices? neutralité d'honneur ou d'opportunisme? harmonie profonde ou de façade? Sans parler de cette Europe qui nous dérange et nous bouscule, et dont on ne sait trop bien s'il faut lui tenir tête ou lui tendre les bras.

Les contributions qui forment ce recueil, édité par le professeur Andreas Auer, n'ont certes pas la prétention ni de façonner la Suisse de demain, ni de répondre aux questions, à la fois banales et essentielles, dont dépend notre avenir. Mais en faisant le point sur quelques problèmes de droit constitutionnel, la Faculté participe, comme le fait la Société Suisse des Juristes, comme nous devons tous le faire, théoriciens ou praticiens, à cette réflexion prospective que le

7ooe

nous invite à poursuivre.

Jacques-André REYMOND

Doyen

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PREFACE

C'est au thème de la constitution que la Société suisse des juristes a décidé de consacrer son Congrès annuel de 1991, sans doute pour s'associer ainsi aux festivités du 700e anniversaire de la Confédération. La Faculté de droit de l'Université de Genève honore ce choix en dédiant au même thème le traditionnel recueil de textes offert aux participants au Congrès.

Il y a, chacun le sait, différentes façons de parler constitution. On peut en étudier l'histoire ou évoquer ses perspectives d'avenir. On peut rappeler ses grands traits caractéristiques et les comparer à des modèles étrangers.

On peut s'adonner aux délices de la théorie constitutionnelle ou se frotter aux durs problèmes concrets qu'affronte la pratique. A la Constitution fédérale - plus que centenaire - s'ajoutent, comme objets d'étude, les vingt-six constitutions cantonales - négligées mais souvent originales - et déjà se dessinent, à l'horizon du continent en devenir, les contours d'une constitution européenne.

A ces approches, nous avons préféré celle, plus modeste et pourtant large- ment inexplorée, des rapports entre la constitution et le droit dit ordinaire.

Partant de l'image classique de la constitution comme matrice de l'ordre juridique, nous avons demandé à nos collègues de repérer, dans la branche qu'ils enseignent, des points de contact avec le droit constitutionnel. Il en ressort un tableau certes incomplet mais, par la superposition de touches impressionnistes, assez expressif de la présence de la constitution dans l'ordre juridique suisse. Une présence qui - parfois lourde, parfois dis- crète - permet aux différentes branches du droit de se développer en se spécialisant dans les directions les plus variées, sans jamais trahir leur pro- fonde unité.

Andreas AUER

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TABLE DES MATIERES

Introduction Andreas AUER

De la suprématie et de la dépendance de la constitution: un essai 15

Europe Charles-Albert MORAND

La Constitution saisie par l'Europe 37

Christian DO MINI CE

Propos sur le lien confédéral 43

Droits fondamentaux Herbert SCHONLE

Les fondements constitutionnels de la liberté contractuelle 61 Gabriel AUBERT

La protection de l'exercice des droits constitutionnels dans le

cadre des rapports de travail . . . 83 Olivier GUILLOD

La liberté de se marier 97

Christian-Nils ROBERT

Et si Mapplethorpe n'était pas un grand artiste? Pornographie

entre flou juridique et certitudes culturelles . . . 119 Bruno SCHMIDLIN

Le Mien, le Tien et le Nôtre: quelques réflexions philosophiques

sur les limites du droit fondamental de la propriété . . . 137

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Giorgio MALINVERN!

Le pacte international relatif aux droits civils et politiques et le

principe de l'égalité des sexes en droit suisse . . . 153

Droit privé Blaise KNAPP

L'Etat agissant en droit privé 169

Dominique MANAÏ

Le droit civil saisi par la vie sans corps et par le corps sans vie . . . . 205 Justin THORENS et Etienne JEANDIN

Droit fiscal cantonal et droit civil fédéral des successions 235 François PERRET

Le fardeau de l'allégation: droit privé fédéral ou procédure civile cantonale? . . . 257 Bernd ST AUDER

Warentests im Spannungsfeld zwischen Recht und Richten . . . 281

Droit pénal Robert ROTH

La judiciarisation de l'exécution des peines 301 Dominique PONCET et Lucio AMORUSO

Constitutions et procédure pénale: l'exemple de Genève . . . 323

Droit fiscal Jacques-André REYMOND

La bonne foi de l'administration en droit fiscal . . . 367 Raoul OBERSON

De la capacité contributive . . . 383

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Droit de l'environnement Anne PETITPIERRE-SAUVAIN

L'article 24septies de la Constitution fédérale et la responsabilité du pollueur: la Constitution impose-t-elle au législateur d'instituer une responsabilité civile du pollueur? . . . 399 Pierre-Louis MANFRINI

Réflexions au sujet du champ d'application de la législation sur la protection de l'environnement relative aux substances

dangereuses . . . 413

Histoire Alfred DUFOUR

Histoire et constitution: Pellegrino Rossi et Alexis de Tocqueville face aux institutions politiques de la Suisse . . . 431

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Introduction

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DE LA SUPREMATIE ET DE LA DEPENDANCE DE LA CONSTITUTION: UN ESSAI

par Andreas AUER

INTRODUCTION

1. En plus de deux siècles d'histoire, le phénomène constitutionnel moderne n'a pas cessé de prendre à la fois du poids et de l'ampleur, dans le sillage des bouleversements économiques, des révolutions sociales et des ruptures politiques qui l'ont fait naître et qu'on lui a demandé de média- tiser. Attribut d'abord exclusif de quelques rares Etats pionniers de l'époque révolutionnaire, il est devenu le symbole du libéralisme du 19e siècle pour ensuite éclater, révolutions socialistes et processus de déco- lonisation aidant, en des modèles concurrents à prétention universelle.

Depuis peu, cette diversité idéologique qui semblait inhérente à sa nature même a fait place à une uniformité qui n'est pas sans ressembler à ses ori- gines, si ce n'est que le phénomène constitutionnel a cessé d'être messia- nique pour devenir peu à peu universel. Sous l'effet conjugué de ce vent d'ouest qui a renversé les citadelles du centralisme démocratique et ce vent d'est qui secoue les cocotiers, le constitutionnalisme occidental - libéral, démocratique et social - a atteint une extension géographique et une puis- sance idéologique inégalées dans l'histoire.

2. Ce n'est pas pour autant, cependant, que le phénomène soit dépourvu de mystères et exempt d'interrogations. Il en va ainsi notamment de ce qui constitue, d'un point de vue formel, sa principale caractéristique, à savoir sa suprématie. La constitution se veut norme fondamentale, règle de base, loi suprême. D'où lui vient cette prétention? comment cette suprématie s'acquiert-elle? que signifie-t-elle concrètement? Ces questions méritent assurément d'être abordées dans un recueil de travaux consacré à l'impact de la constitution sur l'ordre juridique contemporain. Classiques, elles appelleront des réponses qui sont connues. Mais, comme souvent, ce qui paraît trop évident chancelle, s'effrite voire s'effondre lorsqu'on y jette un

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regard attentif et critique. Il n'est donc pas certain que la notion de supré- matie de la constitution sorte renforcée de l'épreuve. A moins que cette vénérable dame quelque peu prétentieuse et trop bien en chair ait besoin d'une bonne cure d'amaigrissement pour retrouver ses charmes et atouts.

3. Concept consubstantiel à la notion de constitution, la suprématie consti- tutionnelle a un fondement et une justification théorique qui méritent d'être rappelés dans un premier temps. Autre chose est de mesurer de quelle façon cette supériorité se manifeste dans la réalité constitutionnelle.

La manière et l'intensité avec laquelle les autorités et les particuliers font intervenir les prescriptions constitutionnelles dans les rapports concrets - juridiques et autres - qui s'établissent entre eux témoignent bien mieux que les déclarations solennelles de la pertinence effective de la constitu- tion. Reste à préciser que le témoignage proposé est partiel et qu'il ne repose que sur une vue de l'esprit, cet esprit dont on a tendance à oublier qu'il est le seul lieu dans lequel le juridique peut se vanter d'avoir une exis- tence. S'agissant d'un essai qui ne veut pas rassurer mais interroger, je me contenterai de l'exposer par une suite de réflexions qui doivent convaincre par leur pertinence et non par les références sur lesquelles, comme juriste, on a (trop?) pris l'habitude de les fonder.

1. LA SUPREMATIE COMME CONCEPT THEORIQUE

4. Est suprême ce qui, dans son genre, est au-dessus de tout et de tous.

Appliquée à la constitution, cette définition livresque montre d'emblée ses limites. Car la constitution est en elle-même une norme juridique d'un genre particulier. Et la raison de cette particularité réside précisément dans sa suprématie. Au surplus, la constitution est nécessairement unique dans son genre au sein d'un ordre juridique donné. Si donc le «genre» est la constitution, celle-ci n'est suprême que par rapport à elle-même, ce qui est un non-sens. Il faut donc admettre que le «genre» est constitué par l'ordre juridique dans son ensemble et que la constitution en est la norme suprême. Or, ce qui s'affirme comme suprême se doit d'abord d'être supé- rieur à d'autres éléments du genre; ensuite, cette supériorité doit valoir par rapport à tout élément de l'ensemble. De sorte qu'un être, un principe ou une norme est suprême du moment qu'il n'y a rien ni personne qui soit au-

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dessus ou à côté de lui. Pour la constitution, cette définition signifie que sa suprématie est le résultat de sa supériorité sur les autres normes composant l'ordre juridique et de l'absence de toute autre norme qui lui soit à son tour supérieure. Or cette affirmation banale ne nous dit pas l'essentiel, à savoir les causes et les conséquences de cette suprématie de la constitution.

1. La supériorité de la constitution et ses causes

5. Selon une première acception qui est probablement dominante parmi les non-juristes, la supériorité de la constitution tient au contenu de celle-ci.

C'est parce qu'elle révèle les règles fondamentales sur le but, les organes, la structure et le régime de l'Etat que la constitution mériterait le qualifi- catif de fondamentale. A quoi il suffit de répondre que, d'une part, la constitution contient assurément certaines règles qui sont moins impor- tantes, voire sans portée pratique et que, d'autre part, bien des principes importants et même essentiels pour l'Etat, la société et l'individu n'y figu- rent point. En d'autres termes, le critère de l'importance est insuffisant.

6. On pourrait penser alors que c'est parce qu'elle fonde l'Etat que la cons- titution est supérieure. N'est-ce pas là même son sens premier, littéral (constituere, statuere), que d'instituer, de poser, d'établir, de mettre en place /o stato (ce qui reste), l'Etat, le pouvoir politique? Mais à nouveau, le critère est insuffisant. L'Etat ne peut en effet se contenter de «Sa» consti- tution pour s'affirmer: il lui faut encore toute une panoplie de règles et d'institutions - juridiques et autres - pour définir et sanctionner ses rela- tions complexes avec la société et l'individu. Le code pénal et la loi sur la nationalité, la police et l'armée - fût-elle secrète - sont tout aussi étroite- ment liés à l'Etat que ne l'est la règle constitutionnelle fixant le nombre des députés. Que donc la constitution entretienne des relations privilégiées avec la notion d'Etat est un fait, mais ce fait ne peut à lui seul expliquer sa supériorité. Au surplus, si certains Etats peuvent se passer d'un document supérieur appelé constitution, il devient difficile de maintenir un lien exclusif entre ce document et l'Etat.

7. La constitution serait-elle alors supérieure parce que, émanant directe- ment de celui qui détient le pouvoir, elle est politique? Sans même qu'il soit nécessaire d'entr'ouvrir cette boîte de Pandore que constitue le sujet

«droit et politique», il faut noter que ce critère est probablement plus répandu qu'il ne paraît. Pour beaucoup d'Américains, la Constitution de

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1787 a une valeur suprême et même sacrée parce qu'elle est issue du

«miracle de Philadelphie» qu'ont accompli les Founding Fathers. Pour bien des Français, la Constitution de 1958 est intouchable parce qu'elle exprime la pensée du Général qui l'a révélée à sa France. On sait aussi que si, dans de nombreux pays du Sud, la constitution a une certaine impor- tance - toute relative d'ailleurs - c'est bien parce qu'elle porte la griffe du détenteur momentané du pouvoir. Et combien de Suisses ne sont pas convaincus que la déclaration de l'Assemblée nationale du 21 septembre 1791, selon laquelle «il ne peut y avoir de constitution que celle approuvée par le peuple», a une portée universelle? Combien de juristes enfin ne souscriraient pas à la théorie constitutionnelle dite décisionniste qui voit dans la volonté politique du pouvoir constituant le seul critère de validité et donc de supériorité de la «constitution au sens positif» (Carl Schmitt)?

8. Et pourtant, juridiquement, la thèse qui situe le critère de la supériorité de la constitution dans son origine politique ne peut être retenue. Car si cette supériorité est une notion juridique, il faut lui trouver un critère qui le soit aussi et qui ne se place pas d'emblée à l'extérieur du droit. L'origine nécessairement politique de la constitution signifie bien plutôt que l'adop- tion de la constitution est un phénomène particulier qui n'est déterminant ni pour la valeur juridique, ni pour la supériorité normative, ni pour les modifications ultérieures de celle-ci. Assurément, cette adoption peut constituer un important facteur de légitimité constitutionnelle. Mais la supériorité n'est pas fonction de cette légitimité. Etant nécessairement en rupture avec l'ordre constitutionnel qui la précède, l'adoption d'une cons- titution échappe à toute analyse juridique. Les «premières» constitutions ne peuvent être conformes ni à l'ordre juridique qu'elles renversent ni à celui qu'elles s'apprêtent à fonder. Ce n'est donc pas une démission mais un acte de modestie, pour le juriste, d'écarter d'emblée du champ de l'ana- lyse juridique le fait créateur de constitutions.

9. En vérité, chacun le sait, le critère juridique de la supériorité de la cons- titution est purement formel et se réfère à la procédure de révision de celle- ci. C'est parce qu'elle est «unchangeable by ordinary means» (John Mar- shall), parce qu'elle jouit de la «erhohte formelle Gesetzeskraft» (Georg Jellinek), parce que sa modification est impossible ou se déroule selon

«une procédure différente de la procédure législative ordinaire et présen- tant des difficultés particulières» (Hans Kelsen) que la constitution est supérieure à la loi ainsi qu'à toute autre norme juridique. Cette définition de la constitution formelle illustre bien la singularité du monde des

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juristes: où ailleurs la suprématie d'un être dépend-elle et découle-t-elle de la seule volonté de cet être? Logiquement, théologiquement, philosophi- quement et psychologiquement, la figure de la norme qui se déclare elle- même supérieure, non pas en raison de son origine mais à cause de la pro- cédure ultérieure qui permettra de la modifier, est pour le moins curieuse.

Juridiquement, c'est par ce biais que la constitution et l'ordre juridique qu'elle fonde parviennent à créer et à entretenir la fiction de s'être affran- chis du politique et de son <<insoutenable autonomie» (Georges Vedel) qui leur a donné naissance. Fiction importante, mythe indispensable que cet affranchissement fondateur du monde du droit.

2. Les conséquences de la supériorité

10. Si, en vertu de sa procédure de révision spécifique, la constitution est la norme juridique fondamentale, cela signifie que toute autre norme compo- sant l'ordre juridique doit être en harmonie avec elle. Le premier résultat en même temps que la raison d'être de la supériorité de la constitution est ainsi sa force dérogatoire. En cas de conflit, elle l'emporte sur toutes les règles inférieures et, pour éviter le conflit, ces règles doivent lui être con- formes.

11. L'obligation du respect de la constitution, le postulat de la conformité à la norme suprême et la force dérogatoire de la constitution créent et nourrissent l'image de la hiérarchie, de la cohérence, de l'unité et de la non-contradiction de l'ordre juridique. La notion même d'ordre, d'ordre juridique, implique une hiérarchie des normes et la notion de hiérarchie suppose l'existence d'un sommet - la constitution formelle. Tout se tient, ou plutôt, tout est tenu par la constitution. Surplombant l'ordre juridique qu'elle fonde, elle étend son royaume jusque dans les moindres recoins du monde du droit, l'alignant, le structurant, le rendant rationnel, prévisible et - fast but not /east - révisible.

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II. LA SUPREMATIE DANS LA PRATIQUE CONSTITUTIONNELLE

12. Didactiquement utile, la vision formelle de la suprématie de la consti- tution et de ses conséquences n'est pas innocente. En ce qui concerne plus particulièrement les relations entre la constitution et le droit dit ordinaire, elle traduit l'idée de commandement, respectivement de soumission. La constitution serait un ordre impératif auquel le droit ordinaire doit respect et obéissance. Les relations entre les deux types de normes se réduiraient à deux figures, à savoir la figure du conflit, résolu selon le principe de la force dérogatoire de la constitution, et la figure d'harmonie, traduisant la soumission inconditionnelle du droit ordinaire. Sous-jacente est l'idée d'indépendance, voire d'indifférence des deux niveaux en l'absence de tout conflit. Sans litige, c'est chacun pour soi. La constitution n'agit sur le droit ordinaire que lorsqu'elle est violée; tant que la loi respecte la consti- tution, elle lui est étrangère. Ainsi, l'unité de l'ordre juridique n'est qu'une unité dans l'indifférence.

13. Le droit vit par ses agents. Les règles et les concepts juridiques, les ins- titutions et les sanctions sont pris en main par le Rechtsstab, les lawmen, qui, en les concrétisant, en projettent les images et les conceptions dans le domaine déterminé de leur activité juridique. C'est ainsi que l'idéologie juridique façonne la réalité juridique. Il n'en va pas autrement de la vision classique de la suprématie de la constitution. La manière selon laquelle les publicistes et les spécialistes des différentes branches du droit ordinaire envisagent leurs fiefs respectifs et leurs relations réciproques est marquée profondément par la triple image de la constitution qui commande, de la loi qui s'y soumet et, pour le reste, de la profonde indifférence entre les deux. Cette image ne traduit pas pourtant ce que révèle la réalité constitu- tionnelle de tous les jours, à savoir une profonde et incontournable dépen- dance de la constitution à l'égard du droit ordinaire. Cette dépendance - c'est là la thèse principale de cet essai - est le corollaire de la suprématie de la constitution. En d'autres termes, l'unité de l'ordre juridique est bien plus étroite et plus intime qu'il ne paraît. C'est ce que j'aimerais montrer à l'aide de deux exemples.

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1. La garantie constitutionnelle des libertés et le débat sur la Drittwirkung

14. La conception traditionnelle des droits fondamentaux se fonde implici- tement ou explicitement sur le modèle de l'individu solitaire qu'elle enferme dans une bulle qui le protège contre l'Etat et qui écarte les autres1 Les droits fondamentaux créent un lien exclusif entre l'Etat qui en est le destinataire et l'individu qui en est le titulaire. Peu importe que ce lien soit considéré de façon purement négative et défensive ou qu'on lui attribue une fonction constitutive ou institutionnelle: l'essentiel est que la relation juridique ainsi créée se noue exclusivement entre les individus et l'Etat.

15. Or l'Etat garantit les droits fondamentaux en les inscrivant dans la constitution. Il y a historiquement un parallèle indéniable entre l'adoption des constitutions écrites et la reconnaissance formelle des libertés. A partir de la Régénération jusqu'à nos jours, les constitutions renferment presque toujours un catalogue plus ou moins complet des libertés. C'est ainsi que les droits fondamentaux participent à la supériorité normative de la consti- tution et bénéficient de sa force dérogatoire. Leur respect s'impose ainsi à toutes les autorités étatiques et en particulier au législateur. L'inscription formelle ou la reconnaissance implicite des droits fondamentaux dans la constitution doit s'accompagner de la mise sur pied d'une juridiction cons- titutionnelle appelée à sanctionner leur violation et à préciser les condi- tions de leur restriction. Il s'ensuit que, en quelque sorte par la nature des choses, la garantie des libertés, les conditions de leur respect et les consé- quences de leur violation relèvent de la constitution et donc du droit cons- titutionnel. C'est tellement vrai que les droits fondamentaux constituent, à côté du droit dit organisationnel, un pilier de l'enseignement du droit cons- titutionnel.

16. La représentation bipolaire des droits fondamentaux passe à côté de ce qui, pour ces droits, est pourtant essentiel, à savoir la société, composée de ce tissu complexe et contradictoire de relations sociales que les individus nouent et dénouent entre eux. Or, en dehors de ces relations, occasion- nelles ou organisées, à l'extérieur de ce champ social non directement recouvert par l'Etat mais investi et structuré par les associations, les

I Ces réflexions reprennent et développent certains passages de mon article «Les libertés face à l'Etat et dans la société», paru dans: Repertorio di giurisprudenza patria, 1986 1-22.

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églises, les entreprises, les familles, les groupes d'intérêts, les sociétés com- merciales, les partis, amicales et autres syndicats, les libertés ne peuvent vivre. Le lien exclusif que les droits fondamentaux prétendent créer entre l'Etat et l'individu ne recouvre aucune réalité sociale. Privé de toute rela- tion sociale, l'individu n'a que faire des libertés que l'Etat lui reconnaît. A quoi lui sert la liberté d'expression si personne n'est là pour l'écouter, pour l'approuver ou pour le critiquer? A quoi bon lui garantir le droit au mariage et la liberté d'association en l'absence de conjoints et d'associés virtuels? Quel sens y a-t-il à lui reconnaître la liberté économique s'il n'est pas en mesure de produire, de faire du commerce, d'échanger, de vendre.

Même les libertés les plus «individuelles» ne se conçoivent pas sans l'autre et en dehors de la société: la conscience ne se forme qu'à travers les sensa- tions que l'homme reçoit du monde extérieur. L'intimité n'a de sens que par rapport à sa négation, à savoir la promiscuité. La propriété n'est indi- viduelle qu'aussi longtemps que son titulaire peut en jouir seul, consom- mant seulles produits de son lopin qu'il a seul cultivé. Mais dès que l'objet de cette propriété est trop étendu pour que son bénéficiaire puisse en jouir seul, dès que sa valeur d'échange dépasse sa valeur d'usage, dès qu'il devient marchandise, c'en est fini de son individualité. Bref, les droits fon- damentaux que garantit la constitution ne peuvent vivre et travailler qu'à travers les rapports sociaux, grâce à la société. Or la société, c'est l'autre.

17. Toujours selon la théorie classique, l'autre, le tiers, le Mitmensch, constitue un danger en même temps qu'une limite pour ma liberté. Un danger parce que, si l'on réduit celle-ci à cet espace intime qui sépare l'individu de la bulle protectrice qui l'entoure et qui, écartant le pouvoir étatique, exclut aussi les relations sociales, alors l'autre - partenaire, con- joint, ami, voisin, concitoyen, concurrent, collègue - ne peut apparaître que comme perturbateur potentiel, comme trouble-fête, comme ennemi virtuel de ma liberté «individuelle». Une limite parce que, c'est bien connu, «ma liberté s'arrête là où commence celle des autres». Or, si l'on admet que la dimension sociale des droits fondamentaux est constitutive de ces droits, il faut reconnaître aussi que, avant d'être une limite et un danger, avant d'apparaître dans le meilleur des cas comme un «tiers» dont il faut se méfier, 1' autre est une condition d'existence de ces droits.

18. Dès lors que la théorie des droits fondamentaux se doit, sous peine de passer à côté de la réalité constitutionnelle, de tenir compte de la dimen- sion nécessairement sociale de ces droits, elle voit s'ouvrir devant elle tout le champ du droit dit ordinaire. Car les relations sociales entre les indi-

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vidus sont réglementées, à tout le moins à titre supplétif, par les différentes branches du droit infraconstitutionnel. Les relations familiales, le régime des biens, l'échange de marchandises, les principaux contrats, les droits de la personnalité, les infractions contre la vie, le patrimoine, les mœurs et l'honneur, le régime de la concurrence, la formation et l'extinction des obligations, la responsabilité contractuelle et aquilienne: d'innombrables clauses et dispositions du code civil, du code pénal, du code des obligations ainsi que de lois spéciales, dûment interprétées par la jurisprudence et fine- ment commentées par la doctrine, rendent possibles et limitent à la fois les rapports sociaux dans leur diversité. Une diversité qui s'accroît encore si l'on prend en considération le principal non-dit du droit privé, à savoir la liberté contractuelle qui confère des effets de droit à tout un magma bouil- lant de volontés individuelles constitutives d'autant de relations sociales.

Au surplus, les principales institutions de la société civile, comme l'entre- prise, la famille, l'association, les sociétés, les fondations font l'objet de règles parfois fort précises qui relèvent elles aussi du droit ordinaire. N'est- ce pas là l'objet principal même du droit privé, entendu au sens large, que de réglementer ces relations sociales qui sont constitutives des droits fon- damentaux?

19. Ne faut-il pas conclure alors que c'est bel et bien le droit privé qui fait vivre ces droits? qui leur apporte cette indispensable concrétisation juri- dique qui permet à leurs titulaires d'en jouir effectivement dans la vie sociale de tous les jours? qui les met en œuvre non pas exceptionnellement, à travers l'interprétation des notions juridiques imprécises, l'exercice de la liberté d'appréciation et la pesée des intérêts, mais principalement, par chaque manifestation de volonté suivie d'effets de droit, par chaque con- trat ou convention, par chaque intervention du juge en vue de protéger un bien défini par la loi? qui dispose d'une longue expérience et de toute une panoplie de techniques juridiques éprouvées pour prendre en main les pro- cessus complexes d'interpénétration de volontés subjectives qui seules don- nent substance aux libertés, idéales aussi bien qu'économiques?

20. Dans cette perspective, le droit privé fait bien davantage que concré- tiser certaines libertés. Il leur donne vie. Il suffit, pour s'en convaincre, d'imaginer ce que recouvrirait la liberté du commerce et de l'industrie sans le code des obligations, sans la loi sur les cartels, et sans la loi sur la con- currence déloyale. Et que vaudrait la garantie constitutionnelle de la pro- priété sans le livre quatrième du code civil et sans le titre deuxième du livre deuxième du code pénal? La liberté personnelle aurait-elle un contenu sans

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les dispositions du code pénal qui protègent la vie, l'intégrité physique, l'honneur et l'intimité, sans les clauses générales du code civil qui protè- gent les droits de la personnalité contre les atteintes illicites? L'art. 60 du code civil fait plus que concrétiser la liberté d'association garantie à l'art. 56 Cst., car c'est bien lui qui permet aux associations d'acquérir la personnalité juridique sans aucune intervention de l'autorité. Bref, pour une bonne part, les libertés semblent bien relever du droit privé.

21. S'y ajoute l'appareillage impressionnant du droit de procédure, instru- ment indispensable de mise en œuvre des droits subjectifs consacrés par le droit ordinaire et garde-fou subtil permettant de sanctionner le non-res- pect du droit impératif. Le droit ordinaire ne fait donc pas qu'ouvrir des espaces dans lesquels les volontés et donc les libertés sont susceptibles de s'épanouir. Il les structure en fonction d'objectifs précis, les délimite aussi les uns par rapport aux autres et sanctionne les ruptures volontaires ou accidentelles de l'équilibre instable ainsi créé. Autant que le droit matériel ordinaire, les règles de la procédure civile, pénale et administrative sont nécessaires à la médiatisation juridique de ces rapports sociaux qui font vivre les droits fondamentaux.

22. Qu'ajoutent alors à ce tableau la consécration formelle des droits fon- damentaux par la constitution et la mise en œuvre de ces droits par la juri- diction constitutionnelle? Si les libertés déploient leurs principaux effets dans le cadre des relations sociales structurées par le droit formel et maté- riel ordinaire, à quoi sert leur ancrage constitutionnel? Essentiellement, il sert à garantir l'existence de cet espace social - la société civile - dans lequel les libertés et le droit ordinaire peuvent évoluer. Cette garantie est dirigée contre l'Etat, tenté comme il l'est de s'arroger le monopole du pouvoir, de contenir la société civile et de l'épurer de tout ce qu'elle con- tient de menaçant pour l'efficacité de l'activité étatique. C'est en suppri- mant ou en contrôlant étroitement les relations sociales, en faisant main basse sur la société civile, que l'Etat finit par opprimer les individus, cédant ainsi à la tentation totalitaire qui continue à le hanter, à l'Ouest aussi bien qu'à l'Est, sans parler du Sud. Maintenir la séparation relative entre l'Etat et la société, sauvegarder l'épaisseur, la diversité et la com- plexité contradictoire de cet espace social si vital, si irremplaçable pour les libertés - telle paraît bien être la fonction principale de la reconnaissance constitutionnelle des droits fondamentaux. Car sur ce plan, le droit ordi- naire est singulièrement impuissant. Tributaire de la loi, il n'est pas en mesure de poser des limites à l'action du législateur, de contenir la volonté

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de l'exécutif, de proscrire l'arbitraire de l'administration. Centré sur l'individu dont il fonde l'existence en droit et aux actes duquel il attache des effets juridiques, le droit privé ne peut rien contre l'Etat, pas plus que le droit pénal - dont l'Etat se sert pour proscrire et sanctionner les com- portements qu'il juge répréhensibles - ou le droit administratif, ce «droit politique de l'Etat» (Jean-Jacques Gleizal), qui a favorisé plutôt que limité l'extension continue de l'activité étatique. Comme s'il voulait cacher le véritable but de son intervention - à savoir le maintien d'un espace social relativement libre de l'emprise étatique - le juge constitutionnel se plaît à proclamer que ce sont les individus et non les groupes qui, le cas échéant, en sont les bénéficiaires.

23. En second lieu, il faut bien le reconnaître, la garantie constitutionnelle des droits fondamentaux vise à justifier et à rendre légitimes les restrictions que ces droits doivent nécessairement subir. Du moment que l'Etat, au nom d'un intérêt public jugé primordial, souhaite intervenir dans le tissu social pour limiter, voire prohiber certains comportements, il commence par proclamer la garantie constitutionnelle de ce comportement pour ensuite en limiter l'exercice. Nécessité pratique ou feinte habile? Effet secondaire ou but recherché? Rapport dialectique plutôt, tant il est vrai qu'en sanctionnant les violations des droits fondamentaux, le juge consti- tutionnel en justifie les restrictions. En même temps, c'est à travers ces res- trictions que les libertés prennent couleur, corps et consistance. Sans limites, elles sont absolues et vides de sens. Circonscrites par les restric- tions, elles deviennent normes juridiques, susceptibles de délimiter l'acti- vité étatique non pas tant à l'égard de leurs titulaires isolés mais, précisé- ment, à l'égard de la société. Encore une fonction que le droit ordinaire, formel ou matériel, n'est pas en mesure d'assumer. Il a beau être indispen- sable à l'enracinement effectif des droits fondamentaux dans le tissu social. Quand il s'agit en revanche de définir le délicat équilibre entre garantie, violation et restriction à ces droits, l'apport constitutionnel s'impose.

24. On comprend dès lors pourquoi la discussion relative à la dite Drittwir- kung des droits fondamentaux soit à la fois si passionnée et si frustrante.

Pour les uns, fiers de la mission que la norme fondamentale semble leur confier à travers la garantie solennelle des droits fondamentaux, l'impé- ratif de cohérence de l'ordre juridique commande d'opposer ces droits non seulement au pouvoir étatique mais aussi aux pouvoirs sociaux plus ou moins occultes qui les menacent si sournoisement. Pour ce faire, ils exhor-

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tent, avec plus ou moins d'insistance et de discrétion, ces «gestionnaires de la science des petites choses» que sont, pour eux, les privatistes de prendre enfin conscience de l'omniprésence et de la supériorité de la constitution et de lui rendre son dû en abattant leur basse besogne. Prisonniers d'une con- ception individualiste-défensive des libertés qu'ils poussent même dans ses ultimes conséquences, les tenants de la théorie de la Drittwirkung perpé- tuent et renforcent l'image classique du social comme limite et comme danger pour la liberté. En appelant de leurs vœux une intervention directe de la garantie constitutionnelle des libertés dans les relations sociales dont celles-ci se nourrissent, ils menacent même d'affaiblir la structure, la diver- sité et l'indépendance relative de la société civile et risquent donc de pol- luer le terroir précieux du grand cru appelé liberté.

25. Pour les autres, la revendication de l'effet horizontal des libertés vient d'un autre monde, celui du droit constitutionnel, celui de la politique. Elle n'apporte rien à la vraie science juridique, celle de droit privé, qui n'a que faire de concepts abstraits traduisant une répartition figée des rôles du

«fort» et du «faible», ni de méthodes qui privilégient les prises de positions subjectives par rapport à l'analyse scientifique de règles juridiques prédé- terminées. Inutile, elle peut même devenir dangereuse dans la mesure où les véritables questions juridiques risquent de rester sans réponse et où la discussion scientifique est obnubilée par une guerre de slogans. Bref, la problématique des droits fondamentaux est étrangère au droit privé et doit donc rester cantonnée aux relations entre l'individu et l'Etat. Quant aux publicistes, plutôt que de donner des leçons aux scientifiques qui n'en éprouvent nul besoin, ils feraient mieux de réfléchir sérieusement à l'objet précis et à la méthode appropriée de leur «science». Selon cette vision bucolique, non seulement la science de droit privé se suffit à elle-même mais, plus grave encore, la problématique des droits fondamentaux, voire l'ensemble du droit constitutionnel relève davantage de la politique que du droit.

26. Une autre tendance encore s'efforce de trouver un compromis en affir- mant que, de façon ponctuelle, la constitution a toujours exercé une influence sur le droit ordinaire, avant même que l'on parle de la Drittwir- kung, et que cette influence n'est pas limitée aux droits fondamentaux.

L'on recherche et trouve alors dans la pratique judiciaire des exemples où des considérations de nature constitutionnelle ont codéterminé la décision ou étayé la motivation retenue par le juge civil. Comme la constitution jouit d'un très haut degré de légitimité, il apparaît non seulement utile

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mais important, pour le juge civil, de fonder sa conclusion sur des argu- ments tirés de la constitution. En somme, le recours ponctuel et ciblé à ces arguments a pour but et pour effet d'augmenter l'efficacité et d'accroître la légitimité du droit privé.

27. Dès qu'en revanche l'on admet que le «tiers» n'est pas la négation mais la condition de la liberté, l'effet que cette liberté exerce à son égard cesse d'être accessoire et négatif pour devenir principal et positif, voire consti- tutif. La Drittwirkung se transforme en Erstwirkung, l'autre cesse d'être tiers et le caractère nécessairement social de chaque liberté est premier par rapport aux effets négatifs que la société peut, il est vrai, exercer sur celle- ci. Ce caractère social repose principalement sur l'interpénétration des volontés individuelles dont il appartient au droit ordinaire de déterminer les effets juridiques et de fixer le cadre. Du moins virtuellement, chaque acte juridique, chaque contrat, chaque intervention de l'autorité judiciaire ou administrative matérialisent - positivement ou négativement - un aspect social des droits fondamentaux. Partie intégrante et proprement

«fondamentale» de l'ordre juridique, ceux-ci ne se trouvent pas coupés des autres éléments de cet ordre et cantonnés au seul droit constitutionnel. Vir- tuellement, rien de ce qui est juridique ne leur est étranger. Encore une fois, l'essence de la liberté économique ne se trouve ni dans les articles constitutionnels qui la garantissent et la circonscrivent, ni dans les nom- breux actes législatifs qui l'aménagent et la concrétisent, ni dans les limites et les restrictions que Confédération et cantons peuvent lui apporter, mais dans la nébuleuse des différentes manifestations de volontés économiques auxquelles le droit ordinaire attache des effets de droit et qui, faut-ille rap- peler, font tourner l'économie. Le cœur de la liberté de communication n'est pas dans la jurisprudence du Tribunal fédéral consacrant cette liberté non écrite, ni dans la Convention européenne des droits de l'homme, ni dans les dispositions civiles et pénales qui la consacrent et la limitent, mais dans ce processus éminemment social que constitue la communication laquelle, le plus souvent, ne donne même pas lieu à des actes juridiques mais qui, lorsqu'elle est transmise par les media anciens et nouveaux, par l'informatique et par la télécommunication modernes, exige une réglemen- tation juridique complexe dont le droit constitutionnel ne peut avoir le monopole.

28. Dans cette perspective, il appert que le danger pour les libertés peut venir de trois sources. Il y a, d'abord et encore et toujours, l'Etat qui est à la fois géniteur et ennemi potentiel des libertés: géniteur parce qu'il les

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consacre dans sa constitution, ennemi potentiel parce qu'il risque de les étouffer par sa tendance à se soumettre la société civile. Ecarter ou con- tenir ce danger constitue, nous l'avons vu, la fonction principale de la reconnaissance constitutionnelle des libertés.

29. Il y a, ensuite, certaines formes d'organisation de la société civile, cer- taines relations sociales, qui peuvent compromettre le libre épanouisse- ment des libertés: concentrations économiques, cartels, rapports de tra- vail, innovations technologiques, spéculation foncière, famille, commu- nauté religieuse, etc. De tels dangers naissant des inévitables déséquilibres et conflits d'intérêts qui traversent la société civile sont conjurés tant bien que mal par le législateur qui, par des mesures relevant du droit ordinaire, pose des priorités, compense des inégalités et sanctionne les comporte- ments répréhensibles. Quant à la constitution, son intervention même indi- recte dans ces conflits n'est pas d'une très grande utilité, étant donné qu'elle fournirait le plus souvent des arguments aux deux parties au con- flit: la liberté économique du concurrent contre la liberté contractuelle du cartel, la liberté d'expression du journaliste contre la liberté de presse du rédacteur en chef, le droit de grève du travailleur contre l'autonomie de la volonté du patron, la liberté religieuse du sectaire contre la liberté d'asso- ciation de la secte, la liberté personnelle du personnage historique contre la liberté de recherche de l'historien, etc.

30. En troisième lieu, les libertés sont menacées par un phénomène sur lequel ni la constitution ni le droit ordinaire n'ont de prise directe: l'assè- chement de la société civile, l'appauvrissement et la raréfaction des rela- tions sociales, ces nouveaux solipsismes que sont le repli sur soi, l'indivi- dualisme, le refus et la peur de tout contact interpersonnel spontané, non prévisible. Car s'il est vrai que le social est une condition de la liberté, la tendance sournoise à l'aseptisation progressive du social qui caractérise nos sociétés occidentales se révèle infiniment plus dangereuse pour la liberté que les coups de canif de l'Etat et les coups de gueule de l'autre qui, occasionnellement, la limitent. Cette évolution n'affecte certes pas toutes les libertés de la même façon ni avec une égale intensité. Il est possible, par exemple, que la liberté économique s'en accommode mieux que les libertés idéales. Mais, dans l'ensemble, l'étroite relation de dépendance qui s'éta- blit entre la vitalité des libertés et la complexité de la société civile explique pourquoi, dans certains pays du Sud pourtant ravagés par la misère écono- mique et quadrillés par l'oppression politique, certaines libertés semblent jouir d'un espace social relativement large, structuré par de multiples para-

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mètres qui, chez nous, ont été sacrifiés il y a longtemps déjà à la producti- vité économique et à l'efficacité étatique sacra-saintes.

2. L'interdiction de l'arbitraire

31. Depuis le début du siècle, le Tribunal fédéral déduit du principe d'éga- lité garanti à l'art. 4 Cst. un droit constitutionnel d'un genre particulier:

l'interdiction de l'arbitraire. Cette consécration jurisprudentielle qui a eu pour effet d'enrichir la constitution d'un principe qui lui est devenu cen- tral est le résultat d'une longue évolution que quatre étapes paraissent jalonner.

32. Dans un premier temps, l'arbitraire apparaît comme la négation du droit. Originairement, un acte est considéré comme arbitraire lorsqu'il n'est imposé ni par la nature, ni par Dieu, ni par la société mais qu'il est issu de la libre décision de l'homme qui en est l'auteur. En s'opposant à tous les déterminismes d'origine divine, étatique ou sociale, l'arbitraire rend l'individu libre et responsable. Il désigne ce qui paraît être l'élément de base, le moteur, de l'activité du particulier: le libre vouloir, le plaisir sans principe, le désir spontané et apparaît dans cette perspective comme un aboutissement du processus de désacralisation et d'individualisation du comportement humain. Le droit en revanche, du moins dans sa conception contemporaine et occidentale, doit chercher la justification de ses règles et institutions dans la direction opposée. Non pas la volonté isolée de l'indi- vidu mais la volonté collective de la majorité doit constituer le fondement de son activité, une activité qui ne veut et ne peut pas tendre à garantir la liberté illimitée de chacun mais qui doit sauvegarder l'intérêt public, le bien commun, la justice. Bref, autant l'arbitraire semble caractériser le comportement humain particulier, autant il paraît se situer aux antipodes de l'activité de la puissance publique.

33. C'est précisément parce que l'arbitraire s'oppose au droit en le niant qu'il rend le droit nécessaire. Car l'individu, heureusement pour lui, n'est pas seul. Son libre arbitre se nourrit de celui de l'autre et trouve en lui ses limites. La société civile - encore elle - structure et institutionnalise cette extension/limitation de l'arbitraire individuel à travers ses multiples orga- nisations sociales. En son sein, les arbitraires se conditionnent tout en se superposant, se renforcent tout en se limitant. Ce joyeux désordre en appelle à des règles générales qui doivent empêcher qu'il ne dégénère en

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triste chaos, des règles qui équilibrent les arbitraires en limitant celui des uns pour maintenir celui des autres. N'est-ce pas là l'origine en même temps que la finalité du droit, et plus précisément du droit privé, que de structurer les arbitraires des individus et des principales organisations sociales qui l'entourent? Et on se rappelle la célèbre définition kantienne du droit comme «l'essence des conditions auxquelles l'arbitraire de l'un peut se combiner avec l'arbitraire de l'autre selon une loi générale de la liberté».

34. Raison d'être du droit privé, l'arbitraire apparaît en même temps comme le berceau du droit public. Car l'Etat, cette organisation sociale suprême qui s'oppose à la société civile tout en dépendant d'elle, ne se compose - heureusement pour lui - pas de robots mais d'individus. Ce sont des hommes et, bien trop rarement, des femmes qui agissent au nom et pour le compte des organes étatiques dans leur recherche du bien commun et de l'intérêt public. En tant que tels, ils sont tentés d'exercer leur fonction étatique selon leur libre volonté, c'est-à-dire de façon arbi- traire. Avec le développement du droit privé et l'avènement de l'Etat, l'arbitraire cesse donc d'être le privilège de l'individu pour devenir la ten- tation du souverain. Et pour empêcher que la négation du droit que repré- sente l'arbitraire ne devienne maxime d'Etat, la théorie politique classique a conféré à l'individu un droit de résistance au souverain. La première règle qui s'impose à ce dernier, qui limite son pouvoir et dont la violation justifie la résistance des sujets, voire le régicide est bien l'interdiction de l'arbitraire. L'idée du government of limited powers (John Locke) s'oppose à la conception du souverain comme détenteur d'un arbitrary power (Thomas Hobbes) et le dit «esprit de Rousseau», à savoir le concept de «résistance à l'oppression arbitraire», prépare le terrain à la reconnais- sance de libertés individuelles par les chartes et les déclarations de l'époque révolutionnaire. Parallèlement au processus de consécration de droits fon- damentaux auquel la notion d'arbitraire n'est pas étrangère, cette notion a contribué au développement de la théorie et à la concrétisation constitu- tionnelle de la séparation des pouvoirs. Car, pour empêcher que la volonté du souverain ne dérape vers l'arbitraire et justifie la résistance des sujets, il faut que «le pouvoir arrête le pouvoir» (Montesquieu), que l'exercice de la puissance publique soit partagé parmi différents organes qui se composent de personnes différentes et qui ont des attributions spécifiques. C'est ainsi que nous trouvons l'arbitraire à l'origine non seulement du droit privé mais aussi de chacun des deux volets classiques du droit public: le droit organisationnel dont la séparation des pouvoirs constitue assurément un

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principe important et les droits fondamentaux dont l'interdiction de l'arbi- traire continue d'être le noyau.

35. Le développement ultérieur du droit, l'avènement des constitutions écrites, la consécration de la loi comme première source du droit et, sur- tout, l'extension continue du principe de la légalité, tous ces facteurs ont contribué à transformer profondément la notion d'arbitraire. A partir du moment où la loi générale et abstraite, votée par les députés et voulue par le peuple, devient référence obligatoire pour toute activité de l'Etat, cette notion trouve sa place principale dans le processus d'application et de con- crétisation de la loi, dans les rapports entre la loi et la décision. L'interdic- tion de l'arbitraire en vient ainsi à renforcer et à compléter le principe de la légalité. Si celui-ci enjoint l'autorité à apprécier correctement les faits et à appliquer correctement la loi, celle-là ajoute qu'à partir d'un certain moment, la violation de la loi équivaut à une violation de la constitution.

La différence entre une décision illégale et une décision arbitraire se situe dans la gravité de la violation de la loi qu'elles consomment. L'arbitraire est une illégalité qualifiée, grossière, insoutenable. Voici donc un droit constitutionnel dont le signe distinctif, le critère décisif, n'est pas la viola- tion d'une norme ou d'un principe mais exclusivement la gravité de cette violation. En deçà du seuil de l'arbitraire, la violation de la loi ne regarde pas la constitution; au-delà, elle la viole. Illustration éloquente au principe qui veut que, même en droit, un changement quantitatif peut provoquer un saut qualitatif.

36. La notion d'arbitraire constitue ainsi une illustration d'école de la dif- férence entre la constitution et la loi, entre le droit constitutionnel et le droit ordinaire. En même temps, elle permet de saisir la relativité de cette différence. En règle générale et dans la très grande majorité des cas, la question de la conformité d'une décision à une loi ne regarde pas la consti- tution mais relève du droit et, en cas de litige, du juge ordinaire - civil, pénal ou administratif. Si tel n'était pas le cas, si chaque illégalité consom- mait en même temps une inconstitutionnalité, il n'y aurait de droit que le droit constitutionnel qui absorberait purement et simplement les autres branches juridiques ou, ce qui revient au même, s'y dissoudrait jusqu'à la dernière goutte. En revanche, sous peine de voir lui échapper une phase essentielle du processus de concrétisation des normes juridiques, la consti- tution ne peut se désintéresser complètement de ce qui se passe entre la loi et la décision. En interdisant l'arbitraire, elle pose que la violation mani- feste et grossière de la loi équivaut à une violation de la constitution.

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Exemple type d'une violation dite indirecte de la constitution: la décision n'est inconstitutionnelle que parce qu'elle est manifestement illégale; une violation qualifiée du droit ordinaire équivaut à une violation de la consti- tution. Mieux: ce n'est qu'à travers une erreur grossière dans l'application des lois civiles, pénales ou administratives que l'interdiction constitution- nelle de l'arbitraire peut être violée.

37. Faut-il encore ajouter que l'interdiction de l'arbitraire est un droit constitutionnel dit général qui ne protège pas un comportement humain et social particulier - comme c'est le cas, par exemple, de la liberté religieuse ou de la liberté économique - mais qui s'impose à l'autorité étatique dans n'importe quel domaine de son activité? Elle touche ainsi virtuellement toutes les branches du droit. A chaque étape de concrétisation de ce der- nier, il peut y avoir de l'arbitraire. Dès qu'elle est insoutenable et manifes- tement erronée, l'application d'une norme est arbitraire, que cette norme ressortisse au droit international, fédéral, cantonal ou communal; qu'elle touche le droit civil, le droit administratif, le droit de procédure ou le droit pénal. Interdire l'arbitraire est ainsi, pour la constitution, une façon de se rappeler à l'existence au cœur même du droit ordinaire.

CONCLUSION

38. Qui cherche la suprématie de la constitution en trouve la plus profonde dépendance. L'affirmation n'est contradictoire qu'en apparence. Car en droit, la suprématie n'a qu'une signification formelle et peut se rapporter à n'importe quelle règle que le constituant juge digne de faire figurer dans la loi fondamentale: le ciel est bleu; le souverain est bon; la liberté est garantie; l'arbitraire est proscrit. Sous peine de rester lettre morte, cette règle formellement supérieure doit cependant réussir à pénétrer l'ordre juridique. Les deux exemples retenus montrent que cette pénétration peut s'opérer de différentes façons. Dans un cas, le droit ordinaire rend pos- sible et encadre, dans toutes ses manifestations, l'indispensable dimension sociale de la garantie constitutionnelle des libertés: c'est un peu comme s'il jouait le rôle de catalyseur. Dans l'autre, le contrôle de son application correcte par l'autorité se trouve renforcé par l'interdiction constitution- nelle de l'arbitraire: le recours au juge constitutionnel s'offre alors comme

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ultime refuge - fragile mais irremplaçable - à celui qui se plaint d'une mauvaise application du droit ordinaire. La vitalité de la constitution, norme suprême, dépend donc de la profondeur de sa pénétration dans l'ordre juridique, mais cette profondeur est un même temps signe de la relativité de cette suprématie, mesure de l'incontournable dépendance de la constitution à l'égard du droit ordinaire.

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Europe

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LA CONSTITUTION SAISIE PAR L'EUROPE

par

Charles-Albert MORAND

A l'instar d'une supernova, la Constitution brille d'un éclat particulier, alors que son déclin s'annonce déjà. Dans la plupart des pays occidentaux, les Constitutions n'ont jamais été aussi triomphantes. Longtemps considé- rées comme des documents politiques vénérables, mais sans portée juri- dique véritable, elles s'imposent aujourd'hui comme des textes fondamen- taux, couronnant l'ensemble de l'édifice juridique. Le développement du contrôle de constitutionnalité des lois a été décisif à cet égard. Il a détruit le mythe de la souveraineté de la loi. Celle-ci n'est souveraine que dans le res- pect de la Constitution. Cela veut dire que, pour autant que le terme de souveraineté ait un sens sur le plan interne, la loi n'est plus souveraine du tout. La Constitution a en revanche la prétention d'exercer son empire sur l'ensemble de chaque ordre juridique national.

Les grands codes ont longtemps résisté à cette subordination. Forts de leur supériorité méthodologique et technique, ils occupaient jusqu'au milieu du

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siècle une place centrale dans chaque système juridique, ce que tradui- sait parfaitement l'organisation des études de droit. C'est dans les codes et non dans la Constitution que l'on trouvait la définition des sources du droit, la détermination des méthodes d'interprétation applicables, les prin- cipes fondamentaux gouvernant l'activité du juge. Ces grands principes établis dans les codes étaient censés s'appliquer mutatis mutandis à toutes les branches du droit.

Cette primauté des codes s'est progressivement effacée. Dans un monde où le droit a proliféré, c'est la Constitution qui réglemente pour l'essentielles sources du droit. C'est elle qui délimite le champ respectif de la loi et du règlement. C'est elle qui hiérarchise les textes légaux et qui établit les prin- cipes gouvernant le fonctionnement de la pyramide kelsénienne. C'est elle qui fournit les grandes règles qui gouvernent l'activité judiciaire, qui pré- voit le droit d'être entendu, qui détermine les conditions d'un procès équi- table, qui impose des limites au changement de pratique et de jurispru- dence. Mais il y a plus. Le droit matériel est irradié par la lumière de la

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Constitution. Les grands codes en sont pénétrés. A travers les clauses géné- rales du code civil définissant la protection de la personnalité, l'abus de droit, le contrat illicite ou contraire aux mœurs, le licenciement abusif, les valeurs de rang constitutionnel s'incorporent au droit civil. Le code pénal et plus encore les codes de procédures pénales doivent être lus à la lumière des droits fondamentaux. On ne conteste plus aujourd'hui le caractère à la fois central et suprême de la Constitution. La guerre de position que livrent encore quelques civilistes suisses contre cette superposition fait figure de combat d'arrière-garde.

Le phénomène n'a pourtant pas pris toute son ampleur en Suisse, en raison de l'exclusion du contrôle de constitutionnalité des lois fédérales. La Cons- titution a bien prescrit à l'article 4 alinéa 2 Cst. l'interdiction d'établir des distinctions entre les hommes et les femmes. Pourtant, plusieurs lois fédé- rales contiennent encore des discriminations. Des lois postérieures à la révision constitutionnelle en établissent de nouvelles. Et il n'y a pas de solution jurisprudentielle à ces contradictions. Les progrès du contrôle de constitutionnalité sont pourtant notables. Le fait que les lois fédérales soient immunisées du contrôle n'a pas empêché un développement réjouis- sant de l'interprétation conforme. L'égalité de salaire, règle directement applicable s'incorporant au droit civil, voit son respect assuré par un recours constitutionnel, lorsque la voie du recours en réforme n'est pas ouverte. La conformité des Constitutions cantonales par rapport à la Constitution fédérale n'est plus seulement assurée par le vague contrôle que l'Assemblée fédérale exerce à l'occasion de la garantie. Elle l'est aussi par un contrôle juridictionnel exercé par le Tribunal fédéral par voie d'exception. Et c'est grâce à ce contrôle que toutes les femmes jouissent enfin du droit de vote en Suisse et que l'on ne nous considère plus à l'étranger comme des bêtes curieuses. Bien que sa primauté ne soit pas assurée autant qu'on pourrait le souhaiter, la Constitution se trouve aujourd'hui très proche du centre du dispositif juridique d'ensemble.

Mais c'est au moment où la Constitution atteint son plus grand éclat que la fin de son règne s'annonce. La Constitution elle-même n'est plus suprême.

Au-dessus d'elle s'amoncelle un faisceau de règles internationales. Tant qu'il s'agissait de règles internationales classiques que les Etats s'im- posaient entre eux, les risques de contradiction ou de concurrence avec la Constitution n'étaient pas considérables. La situation change pourtant avec l'avènement du droit européen. Le premier choc est venu de la CEDH. Le deuxième pourrait bien provenir du droit communautaire.

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L'irrésistible ascension du droit de la CEDH a fait perdre à la Constitution l'un de ses monopoles essentiels, celui d'assurer la sauvegarde des droits et libertés du citoyen. La validité de nombre de mesures étatiques doit être testée aussi bien à l'égard des droits fondamentaux de la Constitution que de ceux garantis par la Convention. La suprématie de cette dernière se manifeste d'une manière agaçante pour les juristes suisses, lorsqu'ils cons- tatent que les instances de Strasbourg effectuent un contrôle de conformité des lois fédérales que le Tribunal fédéral refuse d'exercer. Cette situation cocasse pourrait facilement disparaître. La primauté du droit international sur le droit national est un des plus vieux principes de la tradition helvé- tique. Ce n'est évidemment pas parce que les droits de la Convention sont assimilés sur le plan procédural à des droits constitutionnels qu'ils devraient perdre leur caractère international. On ne peut raisonnablement pas continuer à assurer la primauté de tous les traités internationaux à l'exception de celui qui garantit les droits correspondant au standard de protection minimum reconnu en Europe. Mais si le Tribunal fédéral se décidait enfin à s'engager dans cette voie, s'il voulait bien se mettre à con- trôler la conformité des lois fédérales aux droits de la Convention, ne serait-ce que pour opérer un contrôle préalable à celui des instances de Strasbourg, l'absence de contrôle de la constitutionnalité des lois fédérales ne trouverait plus guère de justification. Par un effet de retour, le Tribunal fédéral devrait se demander s'il doit continuer à immuniser de son contrôle les lois fédérales, alors que cette autolimitation ne s'impose pas à la lecture du texte de l'article 113 alinéa 3 Cst. et qu'elle trouve sa source dans une conception de la souveraineté de la loi qui régnait sur toute l'Europe au XIXe siècle, mais qui est aujourd'hui largement dépassée. Ce texte ne dit pas que le Tribunal fédéral doit appliquer des lois inconstitutionnelles. Il ne dit pas non plus que pour appliquer les lois, il ne faut pas appliquer la Constitution.

Le choc risque d'être encore plus grand avec la création de l'BEE ou en cas d'adhésion à la CE. En vertu du principe de la primauté du droit commu- nautaire, le juge suisse devra laisser inappliquée toute règle nationale quelle qu'elle soit. Cela veut dire que lorsque le rubicon européen aura été passé, une série de dispositions constitutionnelles contraires au droit com- munautaire ne pourront plus être appliquées. Elles ne devront pas néces- sairement être rayées de la Constitution. Mais leur applicabilité sera sus- pendue tant que la contradiction avec le droit communautaire subsistera.

Lorsque le moindre règlement communautaire primera les lois nationales contraires, un peu à la manière avec laquelle le droit fédéral l'emporte sur

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les lois cantonales, on ne comprendra plus que le juge suisse soit empêché de revoir la constitutionnalité des lois fédérales. Par un deuxième effet de retour, le Tribunal fédéral devra se demander si le moment n'est pas venu d'opérer une interprétation contemporaine de l'article 113 alinéa 3 Cst. et de se détourner d'une conception surannée de la souveraineté de la loi.

L'irruption du droit européen opère un changement de niveau qui trans- forme complètement le problème. En se situant au plan national, on peut discuter à perte de vue des avantages et des inconvénients du contrôle de constitutionnalité des lois fédérales. Mais en se plaçant dans le contexte de l'inclusion du droit national dans un droit plus vaste, l'introduction du contrôle s'impose de manière évidente.

Mais c'est probablement sur le plan institutionnel que le choc européen sera le plus fort et le changement le plus radical. Les institutions suisses forgées patiemment depuis le milieu du XIXe siècle ont rendu des services inestimables. Sur le plan de l'intégration d'une société divisée par des cli- vages nombreux et sur celui de l'apaisement des conflits, elles représentent un modèle irremplaçable. Pourtant elles ne sont plus adaptées au monde moderne. Comme l'a montré la discussion sur la révision totale de la Cons- titution, aucune révision profonde des institutions ne peut venir de l'inté- rieur. La raison est simple. Des institutions surannées et surchargées, qui cumulent les facteurs d'opposition et de ralentissement, qui favorisent une sectorisation corporatiste des problèmes au détriment des questions glo- bales, n'ont pas la capacité d'entreprendre de l'intérieur une réforme pro- fonde.

On est en présence d'une boucle étrange gôdélienne qui ne peut être dénouée que par des règles se situant à un niveau supérieur, situation qui n'est pas sans rappeler le passage de la Confédération d'Etats à l'Etat fédéral, qui ne pouvait logiquement pas se réaliser sur la base des règles anciennes. La réponse du Conseil fédéral à la motion Petitpierre/Rhinow montre qu'il y a aujourd'hui des obstacles quasi insurmontables aux réformes institutionnelles, même lorsqu'elles sont très sectorielles et limi- tées. Une proposition de ce genre s'imposera en revanche d'une manière évidente, lors de la création de l'BEE ou en cas d'adhésion à la CE, car elle en sera la conséquence directe et inévitable. L'intégration, avec les trans- formations qu'elle provoquera sur les politiques poursuivies aujourd'hui en autarcie sous le contrôle et la domination des groupes d'intérêt, sera le grand événement extérieur susceptible de déclencher un mouvement de réforme globale des institutions.

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