1.4 Les modèles biologique et chimiques de l’étude
1.4.3 Le triclosan
Le triclosan (TCS) aussi appelé 5-chloro-2-(2,4-dichlorophénoxy) phénol
(dénomination selon l’IUCPA, l’Union Internationale de Chimie Pure et Appliquée) est un
agent antimicrobien (bactéricide et fongicide) organochloré de synthèse à large spectre.
Le mode d’action antimicrobien de ce composé est double. D’une part il inhibe
l’énoyl-[acyl-carrier-protein] réductase à NADH impliquée dans la biosynthèse des acides gras
(Stewart et al., 1999) et d’autre part le triclosan s’intercale dans les membranes des cellules
bactériennes compromettant leur intégrité fonctionnelle (Guillén et al., 2004).
Aux États-Unis, le triclosan a été initialement utilisé dans les années 1960 dans la
composition des savons. Il a ensuite été introduit dans l'industrie des soins de santé pour le
lavage des outils chirurgicaux en 1972 puis pour les soins bucco-dentaires dans les dentifrices
en Europe à partir de 1985 (Jones et al., 2000). Il est rapporté qu’entre les années 1992 et
1999, la majorité des quelques sept-cent produits de consommation à propriétés
antibactériennes contenaient du triclosan (Schweizer, 2001). Aujourd’hui encore, ce composé
est trouvé dans une grande variété de produits de consommation à travers le monde tels que
les savons, les déodorants, les crèmes pour la peau, les cosmétiques, les dentifrices, les jouets,
les tissus, les matières plastiques et autres matériaux en contact avec des aliments (DeLorenzo
et al., 2008). D’après l’Agence européenne des produits chimiques, la production et
l’importation européenne de triclosan étaient comprises entre 1 000 et 10 000 tonnes en 2011
(INERIS, 2015). Néanmoins, le durcissement récent des normes et des réglementations ainsi
que la sensibilisation des consommateurs vis-à-vis des effets néfastes du triclosan seraient
responsables d’une tendance à la baisse de la consommation de ce composé. Les émissions
françaises et européennes de triclosan vers l’environnement sont en revanche très peu
renseignées. Comme il n’existe aucune source naturelle connue de triclosan, sa présence dans
l’environnement est donc en totalité due aux activités anthropiques (INERIS, 2015).
1.4.3.1 Origine et devenir du triclosan dans l'environnement
L’origine du triclosan dans l’environnement est intimement liée à son utilisation. Elle
est à la fois issue des industriels utilisant ce composé dans la fabrication de divers produits mais
également des consommateurs utilisant ces produits (INERIS, 2015). Les produits contenant
du triclosan sont généralement évacués avec les eaux usées et transportés via le réseau d’égouts
vers des installations de traitement des eaux usées (McAvoy et al., 2002). Le triclosan est en
effet régulièrement détecté dans les eaux usées à des concentrations comprises entre 0,001 et
22 µg.L
-1(Kinney et al., 2008; Durán-Álvarez et al., 2012; Roccaro et Vagliasindi, 2014). Les
stations d’épuration éliminent ensuite jusqu’à 90 % du triclosan des eaux usées suivant le type
d’installation (McAvoy et al., 2002; Singer et al., 2002; Bester, 2005).
La source la plus probable de rejets de triclosan vers les sols est l’épandage des boues
issues des stations d'épuration. En effet, en raison de sa nature hydrophobe (Tableau 1.7,
log K
ow= 4,7) une partie de l'élimination du triclosan lors du traitement des eaux usées pourrait
être due à sa sorption sur les sédiments résiduaires à l’origine des boues d’épuration (McAvoy
et al., 2002; Bester, 2005). Ces dernières peuvent alors éventuellement être utilisées comme
amendement pour les sols agricoles (Verlicchi et Zambello, 2015). En France, dans le cadre
du projet « Analyse de micropolluants prioritaires et émergents dans les rejets et les eaux
superficielles » (AMPERES), le triclosan a été quantifié dans près de 30 % des boues étudiées
et à des concentrations comprises entre 10 et 100 mg.kg
-1(Coquery et al., 2011). Avec un fort
potentiel d’adsorption aux carbones organiques (K
oc= 3,5×10
3à 1,6×10
4) le triclosan est
faiblement sujet à la mobilité dans les sols (Barron et al., 2009; Wu et al., 2009). Il n’est pas non
plus sujet à la volatilisation à partir des surfaces de sols secs compte tenu de sa faible pression
de vapeur estimée à 6,2×10
-4Pa à 25 °C ou des surfaces de sols humides compte tenu de sa
constante de Henry estimé à 2,0×10
-3Pa.m
3.mol
-1à 25 °C (Bock et al., 2010; Chen et al., 2011).
Néanmoins, le triclosan est vulnérable à la photodégradation avec une demi-vie dans les sols
estimée à 17 jours (Ozaki et al., 2011).
Compte tenu de son utilisation et de ses propriétés physico-chimiques, les rejets
atmosphériques de triclosan sont considérés comme inexistants. En outre, il est estimé que
dans l’atmosphère le triclosan est photodégradé en chlorophénols,
chlorohydroxydiphényl éthers, 2,7- et 2,8-dichlorodibenzo-p-dioxin avec une demi-vie
inférieure à 16 heures (INERIS, 2015).
Tableau 1.7 : Caractéristiques physico-chimiques du triclosan
Caractéristiques physico-chimiques
Nom IUCPA 5-chloro-2-(2,4-dichlorophénoxy)phénol
Numéro CAS 3380-34-5
Formule brute C12H7Cl3O2
Formule topologique
Masse molaire (en g.mol-1) 1 289,542
Solubilité dans l’eau à 25 °C (en mg.L-1) 2 4,6
Coefficient de partage octanol/eau (Log Kow) 2 4,7
Coefficient de partage carbone organique/eau est élevé (Koc) 3 3,5×103 à 1,6×104
Pression de vapeur à 25 °C (en Pa) 1 6,2×10-4
Constante de Henry à 25 °C (en Pa.m3.mol-1) 4 2,0×10-3
Sources : 1 McAvoy et al. (2002) ; 2 Ying et al. (2007) ; 3 INERIS (2015) ; 4 Bock et al. (2010)
Avec une limite de solubilité dans l’eau de 4,6 mg.L
-1à 25 °C le triclosan est considéré
comme peu soluble dans l’eau (Ying et al., 2007). Malgré cela, 5 à 10 % du triclosan reste
dissous lors du traitement des eaux usées et est rejeté dans les eaux de surface (Bester, 2005).
Dans le milieu aquatique, le triclosan est également peu mobile. La forte valeur du coefficient
K
ocsuggère une forte adsorption du triclosan sur la matière organique et les sédiments dans
l’eau. En outre, sa volatilisation depuis la surface de l’eau est très faible compte tenu de sa
faible constante de Henry. Néanmoins, dans les eaux de surface, le triclosan est sujet à la
photodégradation qui peut représenter jusqu’à 80 % de son élimination totale en période
estivale pour une demi-vie inférieure à 100 jours (Tixier et al., 2002). Le principal produit de
cette photolyse serait le 2,8-dichlorodibenzo-p-dioxin (Aranami et Readman, 2007). En outre
le triclosan est sujet à la biodégradation qui a été estimée de 18 à 70 % de dégradation pour
des durées de 21 à 91 jours respectivement (NICNAS, 2009).
Les concentrations en triclosan dans les effluents de stations d’épuration sont
relativement variables suivant les points de mesures (Tableau 1.8). Les valeurs atteignent
généralement plusieurs centaines de nanogrammes de triclosan par litre bien qu’elles puissent
dépasser le microgramme par litre dans certains effluents d’Amérique du nord ou d’Europe
(Kolpin et al., 2002; Agüera et al., 2003; Loraine et Pettigrove, 2006).
Tableau 1.8 : Concentrations en triclosan mesurées dans les effluents de stations d’épuration.
Les concentrations environnementales en triclosan dans les eaux de surfaces
semblent relativement moins variables que dans les effluents (Tableau 1.9). Les
concentrations s’échelonnent entre la dizaine et la centaine de nanogrammes par litre d’eau,
mais certaines eaux de surface aux États-Unis, comme dans la région des Grands lacs, sont
plus contaminées et peuvent atteindre 300 ng.L
-1d’eau (Kolpin et al., 2004; Klečka et al.,
2010).
Tableau 1.9 : Concentrations en triclosan mesurées dans les eaux douces naturelles
Site étudié d’échantillon Type Fréquence de détection Concentrations mesurées (ng.L
-1)
Référence Moyenne Médiane Maximale
États-Unis Effluent 58 % ─ 140 2 300 (Kolpin et al., 2002)
Arkansas, États-Unis Effluent 24 % ─ ─ 250 (Haggard et al., 2006)
Lac de Greifen, Suisse Effluent ─ ─ ─ 213 (Singer et al., 2002)
Lac de Greifen, Suisse Effluent 100 % 214 136 650 (Lindström et al., 2002)
Almeria, Espagne Effluent ─ 1 342 1 380 2 210 (Agüera et al., 2003)
Détroit, Canada Effluent ─ ─ ─ 63 (Hua et al., 2005)
La Ruhr, Allemagne Effluent 100 % ─ ─ 600 (Bester, 2005)
Australie Effluent 100 % 142 108 434 (Ying et Kookana, 2007)
Californie, États-Unis Effluent 50 % 710 ─ 2 110 (Loraine et Pettigrove, 2006)
Tennessee, États-Unis Effluent ─ 193 ─ ─ (Yu et Chu, 2009)
Australie Effluent 100 % 142 108 434 (Ying et Kookana, 2007)
Site étudié d’échantillon Type Fréquence de détection Concentrations mesurées (ng.L
-1)
Référence Moyenne Médiane Maximale
Itter, Allemagne Eau de surface ─ ─ ─ 90 (Wind et al., 2004)
Lac de Greifen, Suisse Eau de surface ─ 20 ─ ─ (Singer et al., 2002)
La Ruhr, Allemagne Eau de surface 100 % ─ ─ 10 (Bester, 2005)
Lac de Greifen, Suisse Eau de surface 100 % 11 7 74 (Lindström et al., 2002)
Détroit, Canada Eau de surface ─ ─ ─ 8 (Hua et al., 2005)
Mississipi, États-Unis Eau de surface ─ ─ ─ 34,9 (Zhang et al., 2007)
Lac Majeur, Italie Eau de surface 38 % 2,6 ─ 4 (Loos et al., 2007)
Australie Eau de surface ─ ─ ─ 75 (Ying et Kookana, 2007)
Hong-Kong, Chine Eau de surface 100 % 31,7 31,6 37,6 (Wu et al., 2007)
Grands lacs, États-Unis Eau de surface 90 % ─ ─ 300 (Klečka et al., 2010)
Iowa, États-Unis Eau de surface 10 % ─ ─ 140 (Kolpin et al., 2004)
La variabilité dans les concentrations en triclosan dans les effluents de station
d’épuration ou dans les eaux de surface peut probablement s’expliquer par les différences de
consommation en triclosan mais aussi par l’efficacité des procédés de traitement des eaux
usées (Bester, 2005). En outre, les concentrations sont variables selon la saison
d’échantillonnage, le débit du cours d’eau et la distance entre le point d’échantillonnage et la
station d’épuration (Kolpin et al., 2004; Glassmeyer et al., 2005; Loraine et Pettigrove, 2006).
Cette dernière observation, bien qu’en apparence triviale, illustre les phénomènes de dilution,
d’adsorption sur les particules en suspension, de dégradation et de bioconcentration du
contaminant le long des cours d’eau.
1.4.3.2 Écotoxicité du triclosan sur les amphibiens
Avec un coefficient de partage octanol/eau (Log K
ow) de 4,7 le triclosan est un
contaminant suffisamment liposoluble pour se bioconcentrer et se bioaccumuler dans les
organismes aquatiques. Sa toxicité est extrêmement variable d’une espèce d’amphibien à une
autre. En guise d’exemples, il a été observé la mort de 91 % des têtards d’Anaxyrus woodhousii
exposés pendant 28 jours à 10 µg.L
-1alors que la CL
50de têtards de Lithobates sphenocephalus
exposés durant quatre jours est cinquante fois plus forte (Palenske et al., 2010; Brown et al.,
2013). Malgré cette variabilité, la toxicité létale du triclosan semble peu probable dans
l’environnement, compte-tenu des concentrations mesurées dans les eaux de surface.
Néanmoins de nombreux effets ont été observés chez des amphibiens exposés à des doses
sub-létales de triclosan (Tableau 1.10).
Ces études se sont exclusivement intéressées aux anoures et principalement à leur
stade têtard (Fraker et Smith, 2004; Smith et Burgett, 2005; Veldhoen et al., 2006; Palenske et
al., 2010; Fort et Pawlowski, 2011; Hinther et al., 2011; Brown et al., 2013; Marlatt et al., 2013;
Hammond et al., 2015). Le triclosan semble stimuler leur développement en augmentant leur
taille et leur masse totale ainsi que la longueur de leurs membres postérieurs. En outre, la
durée du développement de ces membres mais également la durée totale de la phase têtard
sont raccourcies suite aux expositions à des concentrations en triclosan comprises entre 0,3
et 3 µg.L
-1(Veldhoen et al., 2006; Fort et Pawlowski, 2011; Marlatt et al., 2013). Ces
modifications pourraient être associées à des changements dans l'expression des ARNm de
gènes impliqués dans l’axe thyroïdien tels les récepteurs thyroïdiens TRα et TRβ ou encore la
protéine thyroïdo-sensible THIBZ. Ces modifications sont en revanche très variables selon
les temps d’exposition. Il a en effet été observé chez les têtards Lithobates catesbeianus exposés à
3 µg.L
-1de triclosan, une sur-transcription de TRβ suite à une exposition de deux jours et au
contraire une sous-transcription de ce même gène à la suite de dix-huit jours d’exposition
(Veldhoen et al., 2006; Marlatt et al., 2013; Hammond et al., 2015).
Le comportement des têtards d’anoures semble aussi modifié par les expositions au
triclosan mais le temps d’exposition ou l’espèce étudiée pourrait être source d’une variabilité
importante dans les réponses. Pour une même concentration d’exposition (0,23 µg.L
-1), les
têtards de Bufo americanus exposés trois jours sont plus actifs que leurs témoins non exposés,
contrairement aux têtards de Lithobates pipiens exposés 24 jours qui sont moins actifs que leurs
témoins respectifs (Fraker et Smith, 2004; Smith et Burgett, 2005).
À notre connaissance, une étude seulement s’est intéressée aux effets du triclosan sur
le stade adulte. Des expositions relativement importantes (20 à 200 µg.L
-1) s’accompagnent
d’une diminution significative du taux de vitellogénine et de testostérone plasmatiques
(Matsumura et al., 2005). Curieusement, à l’instar du benzo[a]pyrène, aucune étude ne s’est
intéressée aux conséquences de ces altérations sur la reproduction des amphibiens ni sur leur
progéniture. En revanche, l’ensemble des études mentionnées est basé sur des expositions
de courtes durées qui ne reflètent pas toujours les concentrations couramment retrouvées
dans les écosystèmes.
Tableau 1.10 : Effets écotoxicologiques du triclosan sur les amphibiens
Espèce étudiée Ordre Stade Concentration d'exposition
Durée
d'exposition Effets observés Concentration effective Référence
Acris crepitans Bufo woodhousii
Lithobates sphenocephalus Anura têtard 31 – 750 µg.L
-1 4 jours Rythme cardiaque • ↑ B. woodhousii • ↓ L. sphenocephalus • A. crepitans CL50 367 µg.L-1 • B. woodhousii CL50 152 µg.L-1 • L. sphenocephalus CL50 562 µg.L-1 (Palenske et al., 2010)
Anaxyrus woodhousii Anura têtard 10 ; 100 ; 1 000 µg.L-1 28 jours • mortalité 91 %
• mortalité 100 %
• à 10 µg.L-1
• dès 100 µg.L-1 (Brown et al., 2013)
Bufo americanus Anura têtard 0,23 ; 2,3 ; 23 ; 230 µg.L-1 3 jours •
↑ activité • ↓ survie • ↑ survie • dès 0,23 µg.L-1 • à 2,3 µg.L-1 • à 230 µg.L-1 (Smith et Burgett, 2005)
Lithobates catesbeianus Anura têtard 3 µg.L-1 2 jours •(queue, peau dorsale) ↑ transcription TRβ, THIBZ ─ (Hammond et al., 2015)
Lithobates catesbeianus Anura têtard 0,29 – 290 µg.L-1 2 jours Réponse au stress :
• altération transcription HSP30, CAT • dès 0,29 µg.L-1 (Hinther et al., 2011)
Lithobates catesbeianus Anura têtard 0,3 ; 3 ; 30 µg.L-1 18 jours
• ↑ développement membre inf.
• ↓ masse
• ↓ transcription TRβ (queue)
• ↑ transcription PCNA (cerveau)
• dès 0,3 µg.L-1
• 30 µg.L-1
• dès 0,3 µg.L-1
• dès 3 µg.L-1
(Veldhoen et al., 2006)
Lithobates pipiens Anura têtard 0,23 ; 2,3 ; 23 ; 230 µg.L-1 24 jours • ↓ activité
• ↓ survie
• dès 0,23 µg.L-1
• à 230 µg.L-1 (Fraker et Smith, 2004)
Pseudacris regilla Anura têtard 0,3 ; 3 ; 30 µg.L-1 21 jours
• ↑ développement larvaire
• ↑ longueur membres inferieurs
• ↑ transcription TRα, TRβ (cerveau, queue)
• dès 0,3 µg.L-1 (Marlatt et al., 2013)
Xenopus laevis Anura têtard 0,8 ; 3,1 ; 12,5 ; 50 µg.L-1 32 jours •(masse ; taille) ↑ développement larvaire • dès 3,1 µg.L-1 (Fort et Pawlowski, 2011)
Xenopus laevis Anura adulte ♂ 20 ; 100 ; 200 µg.L-1 14 jours • ↓ Vg plasmatique
• ↓ T plasmatique
• dès 20 µg.L-1
• à 200 µg.L-1 (Matsumura et al., 2005)
CL50, concentration létale médiane ; TRβ, thyroid hormone receptor beta ; THIBZ, thyroid hormone induced bZip protein ; HSP30, 30 kilodalton heat shock protein ; CAT, catalase ; PCNA, Proliferating cell nuclear antigen ; TRα, thyroid hormone receptor alpha ; Vg, vitellogénine ; T, testostérone.