1.4 Les modèles biologique et chimiques de l’étude
1.4.2 Le benzo[a]pyrène
Le benzo[a]pyrène (BaP) est un membre de la famille des hydrocarbures aromatiques
polycycliques (HAP). Au sens strict les HAP sont des molécules organiques constituées
seulement d’atomes de carbone et d’hydrogène (hydrocarbure) et composées de multiples cycles
(polycyclique) benzéniques (ou aromatiques) : généralement deux à sept anneaux organiques
dans lesquels les électrons sont délocalisés (Haritash et Kaushik, 2009). Le caractère ubiquiste
de ces composés réside dans le fait qu’il existe de nombreuses sources d’émissions de HAP dans
l’environnement. Elles peuvent être classées selon deux modes principaux : les sources
diagénétiques et les sources pyrolytiques (Soclo et al., 2000). La diagenèse désigne le long
processus bio-physico-chimique par lequel les sédiments sont transformés en roches
sédimentaires et des HAP sont produits lors de la lente maturation de la matière organique à
basse température et à haute pression (Blumer, 1976). Cependant la principale origine des HAP
est de source pyrolytique. Des HAP sont en effet produits lors de la combustion incomplète de
combustibles fossiles ou de matière organique comme les matières végétales.
Parmi les HAP, le benzo[a]pyrène a retenu beaucoup l’attention car il a été identifié
comme étant hautement cancérigène pour l’Homme (Wang et al., 2002). Il est d’ailleurs souvent
utilisé comme un marqueur d'exposition totale aux HAP dans l'industrie et dans
l'environnement (Lin et al., 2002).
1.4.2.1 Origine et devenir du benzo[a]pyrène dans l’environnement
Le benzo[a]pyrène est produit naturellement dans le pétrole brut, les huiles de schiste
et les goudrons de houille, et est émis avec les gaz et les cendres des volcans actifs ou lors de
feux de prairie ou de forêt (Villar et al., 2006). Néanmoins, comme pour les autres HAP, il
est communément admis que les principales sources de benzo[a]pyrène sont anthropiques.
Le benzo[a]pyrène n’ayant aucune utilité industrielle en soi, il n’existe pas de filière de
production (outre l’utilisation de la molécule en laboratoire par exemple). Il est donc
essentiellement et involontairement produit lors de la combustion incomplète de la matière
organique et est lié à l’urbanisation : chauffage résidentiel (fioul, charbon, bois, gaz),
combustion des carburants automobiles (gaz d’échappement des moteurs, aussi bien essence
que diesel), production industrielle, incinération, ... (Srogi, 2007; CIRC, 2012). De manière
anecdotique pour l’environnement, il a aussi été identifié dans les fumées de cigarettes, les
viandes grillées au barbecue et le café torréfié (Srogi, 2007; CIRC, 2012).
Ainsi, le premier compartiment environnemental contaminé par le benzo[a]pyrène est
l’atmosphère. Selon le modèle de séparation gaz / particules des composés organiques
semi-volatils, le benzo[a]pyrène, qui a une pression de vapeur de 7,3×10-7 Pa à 25 °C (Tableau 1.4),
est majoritairement lié à la phase particulaire dans l'atmosphère (Murray et al., 1974; Bidleman,
1988). Le benzo[a]pyrène peut être transporté loin de son lieu d’émission via le mouvement des
masses d’air. Par des dépôts secs ou un lessivage atmosphérique par les précipitations, le
benzo[a]pyrène peut ensuite contaminer d’autres compartiments environnementaux comme les
sols ou les eaux de surface (Srogi, 2007).
Tableau 1.4 : Caractéristiques physico-chimiques du benzo[a]pyrène
Caractéristiques physico-chimiques
Nom IUCPA Benzo[a]pyrène
Numéro CAS 50-32-8
Formule brute C20H12
Formule topologique
Masse molaire (en g.mol-1) 1 252,31
Solubilité dans l’eau à 25 °C (en mg.L-1) 1 3×10-3
Coefficient de partage octanol/eau (Log Kow) 2 6,06
Coefficient de partage carbone organique/eau est élevé (Koc) 2 5,07×106
Pression de vapeur à 25 °C (en Pa) 2 7,3×10-7
Constante de Henry à 25 °C (en Pa.m3.mol-1) 2 4,0×10-2
Sources : 1 CIRC (2012) ; 2 INERIS (2006). La constante de Henry correspond au rapport entre la pression de vapeur (en Pa) et la solubilité dans l’eau (en mol.m-3).
Une fois dans les sols, le benzo[a]pyrène est faiblement sujet à la mobilité puisque il
a une importante propension à la rétention sur la matière organique comme le suggère son
coefficient d’adsorption élevé (K
oc= 5,07×10
6) (INERIS, 2006). Sa faible pression de vapeur
indique qu’il est en outre peu volatilisable depuis les surfaces de sol sec ou de sol humide
compte tenu de sa faible valeur de constante de Henry (4,0×10
-2Pa.m
3.mol
-1à 25 °C)
(Hulscher et al., 1992).
La contamination des eaux de surface par le benzo[a]pyrène survient principalement
par les dépôts atmosphériques mais aussi par les eaux de ruissellements urbains, les effluents
municipaux, les effluents industriels ou encore des déversements de pétrole ou des fuites
(Srogi, 2007). Les eaux de ruissellement urbaines sont chargées de HAP déposés sur les sols
par les dépôts atmosphériques mais aussi par les rejets du trafic automobile (essence, produits
d'échappement, particules de pneus, bitume des revêtements routiers). En outre, des
concentrations plus élevées de HAP dans les eaux de ruissellements urbains ont été mesurées
en automne et en hiver, en raison de l'incidence élevée des véhicules dans les rues, couplée à
l'utilisation des systèmes de chauffage (Manoli et Samara, 1999). Dans les milieux aquatiques,
le benzo[a]pyrène à la fois hydrophobe (log K
ow= 6,06) et très faiblement soluble dans l’eau
(3×10
-3mg.L
-1à 25 °C), est fortement adsorbé sur les matières organiques et les sédiments.
De plus, il est peu, voire pas volatilisable (Tableau 1.4, constante de Henry ; Luo et al., 2004).
Ainsi, les sédiments et la matière organique peuvent agir comme un compartiment transitoire
de stockage de benzo[a]pyrène. Dans des conditions hydrodynamiques spécifiques ou en
présence de bioturbation, ce composé peut être remis en suspension ou dissous à nouveau
et ainsi devenir biodisponible (Katayama et al., 2010). L’évaluation de la concentration en
benzo[a]pyrène dans les eaux de surface est donc une épineuse problématique quant à la
variabilité géographique et temporelle des concentrations de benzo[a]pyrène dissous
(Patrolecco et al., 2010).
Tableau 1.5 : Concentrations en benzo[a]pyrène mesurées dans les eaux douces naturelles
Site étudiée d’échantillon Type Fréquence de détection Concentrations mesurées (ng.L
-1)
Référence Moyenne Médiane Maximale
Seine, France Eau de surface 13 % ─ ─ 270 (Gasperi et al., 2009)
Macédoine, Grèce Eau de surface ─ ─ ─ 1,7 (Manoli et al., 2000)
Elbe, Allemagne Eau de surface ─ ─ 6,3 16 (Götz et al., 1998)
Hangzhou, Chine Eau de surface 100 % 1 582 1 222 3 575 (Zhu et al., 2004)
Delta du Nil, Égypte Eau de surface ─ ─ ─ 460 (Badawy et al., 1995)
Tibre, Italie Eau de surface ─ 9 ─ 25,4 (Patrolecco et al., 2010)
Chine Eau de surface ─ 57,0 1,9 1 871,7 (Wu et al., 2011)
Baie de Daya, Chine Eau de surface ─ 633 ─ 4 799 (Zhou et Maskaoui, 2003)
Rivière des Perles, Chine Eau de surface ─ ─ ─ 0,02 (Luo et al., 2004)
Lac Nansi, Chine Eau de surface ─ ─ ─ 0,09 (Zhang et al., 2007)
Alsace, France Eau de pluie ─ 81,99 ─ 205,9 (Delhomme et al., 2008)
Macédoine, Grèce Eau de pluie ─ ─ ─ 6,0 (Manoli et al., 2000)
Dübendorf, Suisse Neige/glace ─ ─ ─ 3,7 (Leuenberger et al., 1988)
La plupart des études se sont focalisées sur les concentrations environnementales de
benzo[a]pyrène adsorbé dans les sédiments ou sur le dosage en HAP totaux dans les eaux de
surface (Yunker et al., 2002; Tobiszewski et Namieśnik, 2012). Ainsi, les concentrations
environnementales en benzo[a]pyrène dans les eaux de surface sont extrêmement variables,
allant au-delà du microgramme par litre dans des eaux chinoises fortement exposées par une
importante urbanisation (Tableau 1.5 ; Zhou et Maskaoui, 2003; Zhu et al., 2004; Wu et al.,
2011). En Europe, le benzo[a]pyrène a été retrouvé, parfois à de fortes concentrations, dans
les eaux de pluie ou dans la neige (Leuenberger et al., 1988; Delhomme et al., 2008). Ceci illustre
parfaitement les transferts de ce polluant d’un compartiment à un autre de l’écosystème.
1.4.2.2 Écotoxicité du benzo[a]pyrène sur les amphibiens
Le caractère lipophile du benzo[a]pyrène (log K
ow= 6,06) implique une forte
bioaccumulation dans les organismes vivants à partir de l’ingestion d’eau, de sédiments ou
de nourriture (Srogi, 2007). Cette bioaccumulation a été mesurée chez plusieurs
espèces d’anoures (Pelophylax ridibundus, Pelophylax kl. esculentus) ou d’urodèles
(Notophthalmus viridescens) (Vojinovic-Miloradov et al., 1996; Bommarito et al., 2010b; Reynaud
et al., 2012). Néanmoins, si les effets génotoxiques, reprotoxiques et immunotoxiques du
benzo[a]pyrène sont relativement bien documentés chez d’autres vertébrés aquatiques
comme les poissons (Potter et al., 1994; Reynaud et Deschaux, 2006; Dong et al., 2008;
Obiakor et al., 2014), relativement peu d’études se sont intéressées aux effets de ce
contaminant sur les amphibiens. Plus précisément, de même que pour les dosages dans les
eaux de surfaces, de nombreuses publications se sont intéressées aux HAP totaux sans en
caractériser la composante benzo[a]pyrène (Békaert et al., 1999; Matson et al., 2005; Bryer et
al., 2006; Mantecca et al., 2007; Bommarito et al., 2010a; Dorchin et Shanas, 2010; Zhang et
al., 2014). Les quelques recherches basées sur des effets strictement imputés au
benzo[a]pyrène sont présentées dans le Tableau 1.6.
La majorité de ces travaux se sont concentrés sur les anoures et plus particulièrement
sur l’espèce modèle Xenopus laevis ((Kennerley et Parry, 1994; Sadinski et al., 1995; Morse et
al., 1996; Colombo et al., 2003; Saka, 2004; Mouchet et al., 2005, 2006; Martini et al., 2012).
Les quelques études portant sur les urodèles sont elles aussi basées sur une espèce modèle le
pleurodèle de Waltl, Pleurodeles waltl (Fernandez et L’Haridon, 1992; Fernandez et I’Haridon,
1994; Djomo et al., 1995; Marty et al., 1998). En outre, les travaux s’intéressant au stade adulte
sont peu nombreux (Colombo et al., 2003; Rankouhi et al., 2005; Reynaud et al., 2012) au
profit des stades larvaires. Enfin, l’ensemble des publications illustrent des expositions au
benzo[a]pyrène de type aigu, c’est-à-dire des expositions de courtes durées (un à douze jours)
à des concentrations pouvant être excessivement élevées
(jusqu’à 10 mg.L
-1) par rapport à celles observées dans l’environnement (Djomo et al., 1995;
Morse et al., 1996; Mouchet et al., 2005, 2006).
Les effets particulièrement bien décrits chez les poissons comme la génotoxicité, ont
été principalement étudiés chez les amphibiens. La génotoxicité du benzo[a]pyrène provient
de sa biotransformation en métabolites électrophiles capables de se lier aux sites nucléophiles
de l’ADN (aussi connu sous la dénomination « adduits à l’ADN ») et sur sa capacité à générer
des espèces réactives de l’oxygène responsables de dommages oxydatifs de l’ADN (Baan et
al., 2009). De façon similaire, le benzo[a]pyrène est générateur d’adduits à l’ADN chez les
larves d’amphibiens. Cette génotoxicité survient pour des expositions plus importantes chez
les têtards Xenopus laevis (50 µg.L
-1) que chez les larves de Pleurodeles waltl (4 µg.L
-1) (Morse et
al., 1996; Marty et al., 1998). Le test des micronoyaux (Iarmarcovai et al., 2007) a largement
été utilisé pour évaluer l’intensité des dommages chromosomiques engendrés par le
benzo[a]pyrène chez les amphibiens. Ce type de dommages a été observé à de nombreuses
reprises chez les têtards d’anoures et les larves d’urodèles exposés à des concentrations en
benzo[a]pyrène inférieures à la dizaine de microgramme par litre (Fernandez et I’Haridon,
1994; Djomo et al., 1995; Sadinski et al., 1995; Mouchet et al., 2005, 2006; Marquis et al., 2009).
Outre sa génotoxicité, le benzo[a]pyrène semble affecter le développement des larves
de Xenopus laevis en retardant la croissance des embryons, à très forte concentration
(333 µg.L
-1), ainsi qu’en allongeant leur phase larvaire, à des doses beaucoup plus faibles
(Sadinski et al., 1995; Saka, 2004). Curieusement les conséquences de ce type de perturbation
après métamorphose ne semblent pas avoir été étudiées.
Ainsi, les connaissances concernant les effets du benzo[a]pyrène sur l’amphibien
adulte de même que les effets d’une exposition long terme à ce contaminant sur les différents
stades de vie de l’amphibien demeurent manquantes.
Tableau 1.6 : Effets écotoxicologiques du benzo[a]pyrène sur les amphibiens
Espèce étudiée Ordre Stade Concentration d'exposition
Durée
d'exposition Effets observés Concentration effective Référence
Pelophylax kl. esculentus Anura adulte 0,025 – 252 µg.L-1 2 jours • ↑ activité EROD • à 252 µg.L-1 (Rankouhi et al., 2005)
Pelophylax kl. esculentus Anura adulte ♀ 10 µg.L-1 8 jours • ↑ activité ECOD et GST ─ (Reynaud et al., 2012)
Rana temporaria Anura têtard 50 ; 250 ; 500 µg.L-1 6 jours Génotoxicité :
• ↑ micronoyaux érythrocytaires • dès 50 µg.L-1 (Marquis et al., 2009)
Xenopus laevis Anura embryon 0,003 – 3 330 µg.L-1 4 jours • ↓ croissance • entre 333 et 3 330 µg.L-1 (Saka, 2004)
Xenopus laevis Anura têtard 125 ; 1 000 ; 10 000 µg.L-1 12 jours •
↑ mortalité Génotoxicité : • ↑ micronoyaux érythrocytaires • dès 125 µg.L-1 • dès 125 µg.L-1 (Mouchet et al., 2005)
Xenopus laevis Anura têtard 7,8 ; 15,6 ; 31,3 ; 62,5 ; 125 µg.L-1 16 jours
• ↑ durée avant métamorphose Génotoxicité : • ↑ micronoyaux érythrocytaires • ↑ adduits à l'ADN • dès 7,8 µg.L-1 • dès 7,8 µg.L-1 • à 62,5 µg.L-1 (Sadinski et al., 1995)
Xenopus laevis Anura têtard 10 ; 20 ; 50 ; 100 ; 200 ; 500 µg.L-1 2 jours Génotoxicité :
• ↑ mutations α-globine • entre 10 et 50 µg.L-1 (Kennerley et Parry, 1994)
Xenopus laevis Anura têtard 8,36 ; 14,64 ; 89,06 ; 309,47 µg.L-1 9 jours Immunotoxicité :
• ↑ transcription HSP70 et IL-1β • dès 8,36 µg.L-1 (Martini et al., 2012)
Xenopus laevis Anura têtard 10 ; 50 ; 100 µg.L-1 1 jour Génotoxicité :
• ↑ adduits à l'ADN • dès 50 µg.L-1 (Morse et al., 1996)
Xenopus laevis Anura têtard 125 µg.L-1 12 jours Génotoxicité :
• ↑ micronoyaux érythrocytaires ─ (Mouchet et al., 2006)
Xenopus laevis Anura adulte ♀ 100 mg.kg-1 7 jours • ↑ transcription CYP1A ─ (Colombo et al., 2003)
Pleurodeles waltl Urodela embryon 50 µg.L-1 5 jours • ↑ mortalité ─ (Fernandez et L’Haridon, 1992)
Pleurodeles waltl Urodela larve 4 ; 40 ; 200 µg.L-1 12 jours Génotoxicité :
• ↑ micronoyaux érythrocytaires • dès 4 µg.L-1 (Djomo et al., 1995)
Pleurodeles waltl Urodela larve 12,5 ; 25 ; 50 ; 500 µg.L-1 8 jours Génotoxicité :
• ↑ micronoyaux érythrocytaires • dès 25 µg.L-1 (Fernandez et I’Haridon, 1994)
Pleurodeles waltl Urodela larve 4 ; 40 ; 200 µg.L-1 12 jours •Génotoxicité : ↑ activité EROD
• ↑ adduits à l'ADN
• dès 40 µg.L-1
• dès 4 µg.L-1
(Marty et al., 1998)
EROD, activité enzymatique éthoxyrésorufine-O-dééthylase ; ECOD, activité enzymatique éthoxycoumarine-O-dééthylase ; GST, activité enzymatique gluthatione-S-transférase ; HSP70, 70 kilodalton heat shock protein ; IL-1β, Interleukin-1 beta ; CYP1A, cytochrome P450 1A.