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1.2 Le déclin massif des populations d’amphibiens

1.2.3 Pourquoi « sauver » les amphibiens ?

Il est en société une question récurrente lorsque le déclin des populations

d’amphibiens est évoqué : « Pourquoi faut-il sauver les amphibiens ? ». Les corollaires

découlant naturellement de cette interrogation sont les suivants : « Que nous apportent les

amphibiens ? » « Pourquoi méritent-ils notre attention ? » et « Quelles sont les conséquences

du déclin de leurs populations ? ». D’une manière générale, ce type de questionnement est

applicable à tous les groupes taxonomiques menacés, pas seulement aux amphibiens.

D’ailleurs, de nombreuses études se sont intéressées aux facteurs influant sur les montants

des financements des projets de préservation de la biodiversité. Les choix des financeurs sont

principalement motivés par la connaissance d’une diminution importante de la taille des

populations d’espèces menacées, par la proximité taxonomique des espèces avec

Homo sapiens, mais aussi par le charisme qui leur est associé, l’empathie ou l’attractivité qu’elles

dégagent, ainsi que par les bénéfices et services anthropocentriques qu’elles véhiculent

(Loomis et White, 1996; Martín-López et al., 2008; Martín-Forés et al., 2013).

Derrière ces notions de charisme, d’empathie et d’attractivité se cachent des variables

physiques telles que la longueur, la masse de l’animal et la taille des yeux (Martín-López et al.,

2008). En effet, les espèces favorisées seraient plutôt grandes avec un rapport

masse / longueur important mais surtout un rapport taille des yeux / taille totale élevé

(Martín-Forés et al., 2013). Ce dernier paramètre favoriserait plus particulièrement les oiseaux

ainsi que les primates au détriment des reptiles ou d’autres mammifères comme les rongeurs

(Howland et al., 2004).

Les amphibiens sont très éloignés taxonomiquement d’Homo sapiens et leurs tailles

oculaires sont tellement variables qu'aucune conclusion générale ne peut être tirée au sujet

de leurs tailles relatives (Figures 1.2, 1.3, 1.4 et 1.5). L’intérêt de nos sociétés pour la

conservation des amphibiens viendra donc du constat d’un important déclin des populations

mais aussi d’une réflexion sur la perte de ces espèces à la lumière des bénéfices apportés par

les amphibiens à l’être humain. L’effondrement des populations d’amphibiens pourrait en

effet entraîner la perte plus large de leurs services écosystémiques, une préoccupation qui n’a

reçu pour l’heure que trop peu d'attention (Hocking et Babbitt, 2014).

Les services écosystémiques (ou services écologiques) regroupent les bienfaits que

l'homme retire directement ou indirectement de la nature. Ces services comprennent les

services d'approvisionnement, les services de régulation, les services culturels et les services

de soutien. Nous allons les détailler ci concernant les amphibiens.

1.2.3.1 Les services d'approvisionnement

Les services d’approvisionnement regroupent les produits obtenus directement d’un

écosystème comme la nourriture, l’eau douce, les ressources médicales ou énergétiques, etc.

Intuitivement, le service d’approvisionnement prioritairement évoqué dans le cas des

amphibiens est la consommation de cuisses de grenouilles. La Global Amphibian Assessment,

indique qu’à travers le monde, environ 220 espèces d’amphibiens sont utilisées à des fins

alimentaires (IUCN, 2008). Les principaux pays importateurs de cuisses de grenouilles sont

la France, les États-Unis, la Belgique et le Luxembourg. Parmi les pays exportateurs,

l'Indonésie est le principal, suivi de la Chine, de la Belgique et du Luxembourg, ces deux

derniers pays étant des points de réexpédition (Warkentin et al., 2009). En réalité, non

seulement les cuisses mais aussi d’autres parties du corps des grenouilles et des salamandres

sont consommées par de nombreuses cultures. En guise d’illustration, dans son livre de

cuisine intitulé The Culinary Hepetologist, Linner (2005) inclus 26 recettes à base de salamandres

et 193 recettes à base de grenouilles telles que l’axolotl à la tomate, l’amphiume à la poulette,

le crumble de cuisses de crapauds ou encore le velouté de grenouilles à la sicilienne (Liner,

2005). En 2001, l’Organisation des Nations Unies pour l'Alimentation et l'Agriculture

estimait une consommation annuelle mondiale de 4 716 tonnes de cuisses de grenouilles

(Collins et al., 2009). Par ailleurs, les élevages sont très minoritaires dans ce marché et plus de

85 % des amphibiens consommés proviendraient du milieu sauvage, au détriment des

espèces concernées (Warkentin et al., 2009).

En plus de servir de ressource alimentaire, les amphibiens sont couramment utilisés

pour des usages médicaux. Ainsi, d’après la Global Amphibian Assessment, plus de 73 espèces

posséderaient une valeur médicinale (IUCN, 2008). Les amphibiens sont notamment

ingrédients des médecines populaires à travers le monde telle la non anecdotique médecine

traditionnelle chinoise. Ils sont alors utilisés contre une variété de maux allant de simples

verrues et autres maladies cutanées à des tumeurs, en passant par l’asthme ou des maladies

cardiaques (Hocking et Babbitt, 2014). Pour des raisons écologiques aussi diverses que

l'accouplement, le marquage de leur territoire, leur défense vis à vis des prédateurs ou leur

lutte contre les infections, les amphibiens produisent un large éventail de molécules. En

témoigne les puissants alcaloïdes stéroïdiens batrachotoxines sécrétés par la peau de

Phyllobates terribilis (Figure 1.3.N) et utilisés par les chasseurs indiens du nord de l'Amérique

du Sud comme enduit toxique pour les pointes de leurs flèches (Mebs et al., 2014). Ainsi,

l’identification des alcaloïdes sécrétés par les amphibiens ont apporté à la médecine moderne

un potentiel pharmacologique largement exploité. À titre d’exemple l’alcaloïde épibatidine,

sécrété par Epipedobates tricolor (Figure 1.3.O), possède une activité analgésique non opiacée

200 fois plus puissante que la morphine (Oliveira Filho et Omori, 2015).

Outre les alcaloïdes, les amphibiens sécrètent de nombreux peptides antimicrobiens

pour leur défense contre les pathogènes (Rollins-Smith, 2009). Une étude récente a permis

d’identifier trois de ces peptides antimicrobiens qui inhiberaient l’infection et le transfert dans

les lymphocytes T humains du virus de l'immunodéficience humaine (VIH)

(VanCompernolle et al., 2005). Enfin, certains processus biologiques mis en place par

quelques espèces d’amphibiens font l’objet de nombreuses études tant la compréhension de

leurs mécanismes pourrait apporter des avancées médicales conséquentes. Ainsi, la

compréhension des mécanismes inhérents à la régénération de leurs membres comme leur

queue pourrait être utilisée pour mobiliser les cellules souches humaines afin de palier notre

relativement faible capacité de réparation des organes lésés ou endommagés (Tseng et al.,

2010). Les amphibiens pourraient également apporter de nouvelles perspectives médicales à

travers l’étude de leurs modes de vie. C’est notamment le cas des deux espèces du genre

Rheobatrachus (Figure 1.3.C), découvertes en 1973 en Australie. Leur caractéristique notable

était l’interruption de leur production de sucs gastriques par la production de prostaglandine

E2 permettant après ingestion dans leur estomac, l’incubation des œufs et des juvéniles (de

la Lande et al., 1984). Ce type de mécanisme est autant de perspectives qui pourraient soulager

de nombreux patients atteints de sévères reflux gastriques et des ulcérations associées (Calvet

et Gomollón, 2005). Ironiquement, les espèces du genre Rheobatrachus n’ont plus été

observées depuis 1981 et ont été dès lors considérées comme éteintes, soit moins de dix ans

après leur découverte (Cohen, 2001).

1.2.3.2 Les services de régulation

Les services de régulation des écosystèmes comprennent les services obtenus à partir

des processus de régulation climatique, de purification de l’eau, de régulation des maladies,

de protection contre les catastrophes naturelles, la réduction de la pollution, etc.

L’influence des amphibiens sur les services de régulation s’appréhende par leur rôle

contre la transmission de certaines maladies. Certaines études ont démontré que plus la

diversité des amphibiens est grande dans un écosystème, plus ce dernier est protégé contre les

maladies y compris celles affectant les êtres humains (Mohneke et Rödel, 2009; Kiesecker,

2010; Johnson et al., 2013). Par exemple, à travers la prédation ou la compétition, ils régulent

les populations de moustiques ou de mouches vecteurs de maladies humaines (Brodman et

Dorton, 2006; Rubbo et al., 2011; Blaustein et al., 2014). S’il est vrai que les poissons sont de

biens meilleurs prédateurs de moustiques, les amphibiens permettent cependant le contrôle des

populations de moustiques dans les zones humides éphémères où les poissons sont absents

(Brodman et Dorton, 2006; Rubbo et al., 2011; Blaustein et al., 2014).

Les amphibiens participent également à la régulation de la qualité de l’eau. Au stade

larvaire, les amphibiens sont généralement d’excellents filtreurs. Le taux maximal de filtration

des têtards de Xenopus laevis (Figure 1.3.D) peut atteindre 26 mL d’eau par gramme par

minute (Viertel, 1992; Altig et al., 2007). Cette grande capacité d’épuration participerait à une

meilleure qualité de l’eau à travers la régulation de la biomasse algale ou encore l’élimination

de bactéries (Ranvestel et al., 2004; Mohneke et Rödel, 2009).

Enfin, quelques rares espèces participent à la dispersion des graines de végétaux. C’est

notamment le cas de la grenouille brésilienne Xenohyla truncata (Figure 1.3.G) et de son régime

alimentaire en partie composé de fruits dont elle disperse les graines par défécation (da Silva

et de Britto-Pereira, 2006). Les observations ont pu montrer qu’elle améliorait leur taux de

germination grâce aux habitats humides qu’elle fréquente (Hocking et Babbitt, 2014).

1.2.3.3 Les services culturels et aménités

Les services culturels apportent à l’Homme un bénéfice non matériel par la réflexion,

la récréation ou l’esthétisme (aménité).

Une liste non exhaustive des valeurs religieuses et spirituelles véhiculées par les

amphibiens a déjà été présentée en guise d’introduction de ce mémoire de thèse. Cependant,

et de manière plus contemporaine, les amphibiens sont partie intégrante de notre culture. Ce

dès le plus jeune âge, puisque les grenouilles sont couramment intégrées dans le bestiaire des

comptes, comptines et des livres pour enfants (Hocking et Babbitt, 2014; Arfé, 2015). La

littérature fait souvent référence aux amphibiens comme en témoigne les célèbres fables de

La Fontaine de 1668 : « La grenouille qui se veut faire aussi grosse que le bœuf »

livre I, fable 3 ; « Deux taureaux et une grenouille » II, f. 4 ; « Le lièvre et les grenouilles »

II, f. 14 ; « Les grenouilles qui demandent un roi » III, f. 4 ; « La grenouille et le rat » IV, f. 2 ;

« Le soleil et les grenouilles » VI, f. 12. Les grenouilles n’échappent pas non plus au 4

ème

art,

la musique (avec par exemple la chanson Peace Frog des Doors, 1970 ; ou le célèbre clip de

Tony Klinger pour la chanson Love Is All composée par Roger Glover de Deep Purple et

interprétée par Ronnie James Dio de Black Sabbath, 1974). Les amphibiens sont également

très représentatifs du paysage audiovisuel à travers les dessins animés (p. ex. Michigan J. Frog

des Looney Tunes ; 1955), les séries (p. ex. Kermit la grenouille du Muppet Show ; 1955), ou de

nombreuses publicités (p. ex. les céréales Smacks de la marque Kellogg’s qui adoptent une

grenouille pour mascotte). Ils sont enfin des figures récurrentes du monde vidéo-ludique que

ce soit sur ordinateur (p. ex. Zuma par PopCap Games, 2003), sur console

(p. ex. Kero Kero Keroppi par Nintendo, 1991 ; l’évolution Grenousse/Croâporal/Amphinobi,

créature de départ de la sixième et dernière version du très populaire jeu Pokémon par Nintendo,

2013) ou sur smartphone (p. ex. Pocket Frogs par Nimblebit, 2010 ; Slyde the frog par

Skyworks Interactive, 2011).

L’ensemble des exemples précédemment évoqués concernent les Anura. Ceci

pourrait sans doute s’expliquer par le fait que, dans notre imaginaire, les grenouilles sont plus

simplement associées à une large palette de couleurs que les salamandres ou les méconnues

cécilies. Cependant, à l’instar des Anura, de nombreuses espèces de Urodela arborent de vivent

couleurs pour stimuler leur reproduction ou pour avertir les potentiels prédateurs de leur

toxicité. Cette stratégie adaptative, aussi connue sous le nom d’aposématisme, est notamment

utilisée par les tritons Ensatina eschscholtzii (Figure 1.5.E) qui camouflent leur ventre orangé

jusqu’à ce qu’un danger de prédation survienne (Kuchta et Reeder, 2005). Par cette beauté et

cette diversité, les amphibiens participent à une aménité environnementale inestimable pour

l’Homme.

1.2.3.4 Les services de soutien ou d’auto-entretien

Les services dits de soutien sont nécessaires à la production des trois services évoqués

précédemment. En conséquence, leur perturbation n’impacte l'Homme qu'indirectement ou

sur le long terme.

Les têtards ont souvent été qualifiés de consommateurs primaires herbivores et

détritivores. En vérité, comme les larves de salamandre, ils sont vraisemblablement

omnivores et plusieurs comportements de prédation, de cannibalisme ou de nécrophagie

sont rapportés dans la littérature (Altig et al., 2007; Hocking et Babbitt, 2014). Par conséquent,

les amphibiens, à la fois proies et prédateurs, structurent grandement les chaines trophiques

des zones humides et participent alors aux transferts de biomasse d’un niveau trophique au

niveau supérieur. Leur mode de vie terrestre et aquatique fait des amphibiens une source

majeure de nourriture pour des prédateurs aussi variés que des espèces de poissons, de

serpents, d’autres amphibiens, d’oiseaux ou de mammifères (Hocking et Babbitt, 2014).

Enfin, par le biais de la métamorphose, les amphibiens créent un lien dans le transfert

d’éléments nutritifs du milieu aquatique au milieu terrestre (Gibbons et al., 2006). Ainsi, au

sein d’un écosystème donné, l’altération de la structure des populations d’amphibiens

pourrait perturber les communautés algales, les populations d’invertébrés, les dynamiques de

prédation, les transferts de matière organique et les cycles des éléments nutritifs (Ranvestel

et al., 2004; Gibbons et al., 2006; Whiles et al., 2006; Mohneke et Rödel, 2009; Hocking et

Babbitt, 2014).