1.3 Les perturbateurs endocriniens
1.3.3 La perturbation endocrine chez les amphibiens
Les perturbateurs endocriniens, comme la grande majorité des contaminants
chimiques de l’environnement, sont largement présents dans les eaux de surface. Ils sont
effectivement retrouvés dans de nombreuses zones humides à travers le monde (Chapman,
2003; Xue et al., 2008; Norris et Burgin, 2010; Díaz-Torres et al., 2013). Comme les
R ép o n se Dose 0 100 NOEL CE50 Dose sécurité Facteurs de sécurité Dose maximale tolérée R ép o n se Dose 0 100 NOEL CE50 Dose sécurité Facteurs de sécurité Dose maximale tolérée
A B
Figure 1.10 : La courbe dose-réponse en toxicologie. A. Cas d’une courbe dose-réponse monotone non-linéaire. Des
doses élevées sont testées pour obtenir la dose maximale tolérée, et la dose sans effet observable (NOEL). Plusieurs facteurs de sécurité sont ensuite appliqués pour calculer la dose de référence, soit la dose à laquelle les expositions sont présumées sans danger. B. Cas d’une courbe dose-réponse non-monotone. Lorsque les contaminants chimiques ou les hormones sont impliqués dans des phénomènes d’hormèse, les effets indésirables peuvent être observés au niveau ou en dessous de la dose de référence. Il est donc nécessaire de tester directement cette dose référence. Modifié d’après Vandenberg et al. (2012).
amphibiens ont la peau très perméable et restent généralement dans les habitats aquatiques
au cours de leur développement, phase critique d’un point de vue hormonal, ils sont des
cibles potentielles des perturbateurs endocriniens (Hayes et al., 2002; Quaranta et al., 2009).
Cependant, les connaissances scientifiques concernant les conséquences de l’exposition des
amphibiens aux perturbateurs endocriniens sont relativement limitées par rapport à d’autres
vertébrés comme les poissons (Kloas et al., 2009). Le mode d’action de ces contaminants a
été principalement étudié du point de vue de leurs effets sur le système thyroïdien et la
fonction reproductrice des amphibiens.
1.3.3.1 Des effets sur le système thyroïdien
Chez les vertébrés, le phénomène de métamorphose ne concerne que les lamproies,
quelques poissons téléostéens et la très grande majorité des amphibiens (Dufour et Rousseau,
2007; Silva et al., 2013). Elle a donc été étudiée surtout chez les amphibiens, chez lesquels
cette métamorphose est une phase de profonds changements, tels que l’apparition et la
différentiation des membres, la résorption de la queue ou la réorganisation du système
gastro-intestinal. Ces évènements sont principalement sous le contrôle des hormones thyroïdiennes
et de l’axe hypothalamo-hypophyso-thyroïdien (Kloas et al., 2009).
L’hypothalamus sécrète l’hormone thyréotrope (TRH) qui stimule la synthèse et la
libération de thyréostimuline (TSH) par l’adénohypophyse. À noter cependant que chez les
amphibiens au stade larvaire, c’est la corticolibérine (CRH) qui joue le rôle de la TRH. À son
tour la TSH stimule la synthèse et la sécrétion des hormones thyroïdiennes thyroxine T
4et
triiodothyronine T
3(Figure 1.11). La première est une prohormone inactive mais avec une
durée de vie plus longue. Elles agissent par un rétrocontrôle négatif sur les sécrétions de
TRH/CRH et de TSH (Fort et al., 2007; Denver, 2013). En outre, les hormones
thyroïdiennes sont usuellement définies comme stimulatrices du métabolisme de base. Ainsi,
chez les amphibiens elles jouent un rôle clé au cours du développement, de la croissance et
de la métamorphose comme la résorption des organes larvaires ou encore l’organogenèse et
le développement du système immunitaire de l’adulte (Fort et al., 2007; Denver, 2013).
Ainsi plusieurs tests ont été mis en place sur amphibiens, principalement afin
d’évaluer le plus précisément et avec la meilleure robustesse possible la perturbation du
système thyroïdien par diverses molécules. Ces tests ont majoritairement été développés sur
Xenopus car cette espèce, facile à élever, est utilisée en laboratoire depuis les années trente, les
différentes étapes de son développement embryologique et larvaire sont très bien référencées
et son génome est séquencé. Ces tests sont basés sur divers niveaux méthodologiques tels
que la morphologie et les stades de développement durant la métamorphose (Figure 1.12 ;
Opitz et al., 2005; Park et al., 2010), l’histologie de la glande thyroïde (Figure 1.13 ; Opitz,
Hartmann, et al., 2006) ou la transcription des gènes sous le contrôle du système thyroïdien
(Turque et al., 2005; Opitz, Lutz, et al., 2006).
TRH TSH T4 T3 thyroïde adénohypophyse hypothalamus
Figure 1.11 : L’axe hypothalamo-hypophyso-thyroïdien. Cet axe contrôle le développement, la croissance et la
métamorphose des amphibiens. Les flèches vertes illustrent les sécrétions d’hormones : l’hormone thyréotrope (TRH) est sécrétée par l’hypothalamus, l’adénohypophyse produit la thyréostimuline (TSH) et la thyroïde produit les hormones thyroïdiennes thyroxine (T4) et triiodothyronine (T3). Les lignes rouges pointillées illustrent les rétrocontrôles des hormones thyroïdiennes sur la production de TRH, et de TSH.
A B C
D
Figure 1.12 : Exemples de malformations développementales chez Bombina orientalis exposé au nonylphénol. A. Courbure axiale. B. Queueraccourcie. C. Dysplasie de l'œil. D. Dysplasie céphalique avec œdème ventrale. D’après Park et al. (2010).
Les perturbateurs endocriniens agissent comme stimulateur ou inhibiteur du système
thyroïdien des larves d’amphibiens. Lorsqu’ils ont un effet stimulateur ou un effet mimétique
des hormones thyroïdiennes, les perturbateurs endocriniens accélèrent la métamorphose et
conduisent à des juvéniles plus petits avec un succès reproducteur amoindri (Kloas et al.,
2009). À titre d’exemple, l’herbicide organochloré acétochlore accélère la métamorphose de
Xenopus laevis (Crump et al., 2002). Autre exemple, le bactéricide organochloré triclosan mime
l’action des hormones thyroïdiennes, entraînant une sur-transcription des récepteurs aux
hormones thyroïdiennes dans les cellules de Xenopus laevis (Veldhoen et al., 2006). En
revanche, une baisse du niveau d’hormones thyroïdiennes peut conduire à un retard voire
une inhibition complète de la métamorphose. C’est notamment le cas des tributylétains,
utilisés comme pesticides antifoulings, qui retardent la métamorphose de Xenopus laevis (Shi
et al., 2014) ou du perchlorate et des plastifiants comme le bisphénol A et le
tétrabromobisphénol A qui sont deux antagonistes de l’hormone T3 et qui inhibent la
métamorphose chez Xenopus laevis et Xenopus tropicalis (Figure 1.3.E ; Tietge et al., 2005;
Jagnytsch et al., 2006; Kashiwagi et al., 2008). Le progestatif lévonorgestrel arrête quant à lui
le développement des têtards de Xenopus laevis en cours de métamorphose par un mode
d’action qui n’a pas encore été élucidé. En effet, aucun changement dans l’expression de
gènes clés de l’axe hypothalamo-hypophyso-thyroïdien n’a été détecté. Par ailleurs
l'évaluation histopathologique des coupes de la glande thyroïde n’a révélé aucun signe typique
de l'hypothyroïdie, mais plutôt une apparente inactivé de la thyroïde (Lorenz et al., 2011).
A B C D
Figure 1.13 : Exemples de perturbations morphologique (A et B) et histologique (C et D) de la glande thyroïde chez X. laevis exposé à l’éthylènethiourée. Par rapport au témoin solvant (A), le traitement avec 25 mg.L-1
d’éthylènethiourée (B) provoque une augmentation marquée de la taille de la thyroïde. Cet accroissement est également observé lors de l'examen histologique des coupes de thyroïdes de têtards témoins (C) et de têtards traités à l’éthylènethiourée (D). D’après Opitz et al. (2006).
1.3.3.2 Des effets sur la fonction reproductrice
Derrière la notion d’effet sur la fonction reproductrice se dissimulent deux éléments :
le maintien de la fonction reproductrice chez l’adulte d’une part, et la différentiation sexuelle
chez les juvéniles d’autre part. Chez les amphibiens, c’est majoritairement ce deuxième
élément qui a été étudié (Kloas et al., 2009).
À l’instar de l’axe hypothalamo-hypophyso-thyroïdien pour la métamorphose, c’est
l’axe gonadotrope qui joue un rôle clé dans la régulation de la différentiation sexuelle et de la
reproduction (Figure 1.14). L’hypothalamus sécrète la gonadolibérine (GnRH) qui stimule la
sécrétion par l’adénohypophyse de deux gonadotrophines : l'hormone folliculo-stimulante
(FSH) et l'hormone lutéinisante (LH). En agissant sur les gonades, FSH et LH conduisent à
la synthèse et la libération des hormones stéroïdiennes sexuelles : les androgènes et les
œstrogènes (Figure 1.14 ; Urbatzka et al., 2006; Kloas et al., 2009). L’œstrogène 17β-œstradiol
est retrouvé chez tous les amphibiens et plus largement chez tous les vertébrés. La
testostérone et l’androstanolone sont les principaux androgènes synthétisés par les Anura,
tout comme chez les vertébrés supérieurs. En revanche, les Urodela produisent la
11-kétotestostérone comme androgène actif. Par conséquent les modes d’action des
perturbateurs endocriniens de type androgéniques ou anti-androgéniques chez les Anura
semblent plus proches des modes d’action décrits chez l’Homme que ceux décrits chez les
Urodela (Kloas et al., 2009). Les œstrogènes et les androgènes sont à la base des principaux
modes d’action décrits lors d’une perturbation de l’axe gonadotrope par les
perturbateurs endocriniens, à savoir : œstrogénique, anti-œstrogénique, androgénique et
anti-androgénique.
Les effets des perturbateurs endocriniens sont perceptibles dans l’expression des
gonadotrophines. Il a été démontré une baisse de la LH plasmatique chez les grenouilles
vertes exposées au composé œstrogénique nonylphénol, molécule utilisée dans l’industrie
pour ses propriétés tensioactives (Mosconi et al., 2002). De même, une diminution de la
transcription du gène de la LH a été observée dans le cerveau de Xenopus laevis mâles et
femelles exposés au composé œstrogénique modèle et contraceptif de synthèse
éthinylestradiol, ou dans celui de Xenopus laevis mâles exposés au composé androgénique
modèle méthyldihydrotestostérone. En revanche l’exposition au tamoxifène, un composé
anti-œstrogénique modèle couramment utilisé dans le traitement des cancers du sein
non-hormonodépendants, augmente la transcription de LH et FSH chez les femelles Xenopus laevis
exposées (Urbatzka et al., 2006). Ce type d’effets opposés est aussi retrouvé dans les niveaux
plasmatiques d’hormones stéroïdiennes sexuelles. En effet, l’éthinylestradiol (œstrogénique)
diminue le niveau plasmatique de 17β-œstradiol et de testostérone chez les femelles et les
mâles Xenopus laevis alors que le tamoxifène (anti-œstrogénique) augmente la concentration
plasmatique en 17β-œstradiol chez les femelles (Urbatzka et al., 2007). En outre, des
perturbations ont été également remarquées à l’échelle histologique. L’exposition de femelles
Xenopus laevis au méthyldihydrotestostérone (androgénique) ou au tamoxifène
(anti-œstrogénique) induit une légère dégénérescence des ovocytes (atrésie folliculaire) ainsi qu’une
spermatogenèse ovarienne. Inversement, l’exposition de mâles Xenopus laevis à
GnRH FSH LH 17β-œstradiol 11-kétotestostérone testostérone androstanolone hypothalamus adénohypophyse testicule ovaires
Figure 1.14 : L’axe gonadotrope. Cet axe contrôle le développement et la reproduction des amphibiens. Les flèches
vertes illustrent les sécrétions d’hormones : la gonadolibérine (GnRH) est sécrétée par certains neurones hypothalamiques, l’adénohypophyse produit l'hormone lutéinisante (LH) et l'hormone folliculo-stimulante (FSH), et les gonades produisent l'œstrogène (17β-œstradiol) et les androgènes (testostérone, androstanolone et 11-kétotestostérone). Les lignes rouges pointillées illustrent les rétrocontrôles de l’œstrogène et des androgènes sur la production de GnRH, de FSH et de LH.
l’éthinylestradiol (œstrogénique) s’accompagne d’une réduction du diamètre moyen des tubes
séminifères et d’un effondrement de la spermatogenèse (Cevasco et al., 2008). D’autres
conséquences de nature comportementale, telle l’inhibition du chant nuptial des Xenopus laevis
mâles exposés au composé anti-androgénique modèle flutamide, utilisé dans le traitement du
cancer de la prostate, l’illustre (Behrends et al., 2010). Enfin, les conséquences peuvent être
populationnelles : chez Xenopus laevis, l’éthinylestradiol et l’acétate de cyrotérone,
respectivement œstrogénique et anti-androgénique, induisaient une féminisation des
juvéniles et le méthyldihydrotestostérone, androgénique, induisait leur masculinisation (Bögi
et al., 2002). Des phénomènes de féminisation parfois complètes, ont aussi été observés en
laboratoire suite à l’exposition de Xenopus laevis à des herbicides ou des polychlorobiphényles
(Figure 1.15 ; Qin et al., 2007; Hayes et al., 2011).
A B C
D
canal de Wolff testicule testicule ovaire oviducte oviducte oviducte oviducte ovotesticulesE F
Figure 1.15 : Exemples morphologiques (A, B, C, D) et histologiques (E et F) de démasculinisation/féminisation chez
X. laevis. A,B,C,D. Développement d’oviducte et d’ovotesticules chez X. laevis mâles exposés aux
polychlorobiphényles, d’après Qin et al. (2007). A. Gonade de mâle témoin. B. Gonade de femelle témoin. C. Gonade de mâle exposé au PCB3, présence anormale d’oviducte. D. Gonade de mâle exposé à l’Aroclor 1254, présence anormal d’oviducte et d’ovotesticules. Le développement d’oviducte et d’ovotesticule souligne un phénomène de féminisation des males exposés. E,F. Lésion histologique des testicules chez X. laevis mâle exposé à l’atrazine, d’après Hayes et al. (2011). E. Les tubes séminifères des mâles témoins sont remplis de spermatozoïdes matures. F. Les tubes séminifères chez les mâles exposés à l’atrazine durant leur développement n’ont pas des spermatozoïdes matures et sont presque vides, avec seulement spermatocytes secondaires, signe d’une démasculinisation avancée.