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Panthéon Sorbonne, chercheure à l’IDHE, Paris 1-CNRS

3. APRÈS LA TRENTAINE, LES RAISONS DE LA « FATIGUE » AU FÉMININ…

Mais, c’est passé la trentaine que les vécus au travail et les perceptions des parcours professionnels évoluent. Si la plupart des femmes rencontrées ont une réputation musicale de bon, voire très bon niveau, elles n’arrivent toujours pas à en vivre. Si elles continuent pour une partie d’entre elles à es- sayer de se maintenir dans le jazz, elles s’orientent aussi vers d’autres activités, musicales ou périphé- riques. Si elles gardent la flamme musicale pour le jazz, elles se lassent des réalités vécues dans un monde de plus en plus vécu comme hostile. Je présenterai ici les manières dont s’organise l’activité musicale pour les femmes et les hommes musiciens de jazz, avant d’aborder les raisons sociales qui sous-tendent la fatigue qui s’organise pour les femmes musiciennes de jazz prenant de l’âge.

Les musicien-nes professionnel-les confirmé-es (détenteurs du statut d’intermittent ou de revenus réguliers liés à la musique et ayant dépassé la trentaine d’années) vont tenter de maintenir leur in- sertion dans le réseau principal constitué au cours de leurs années d’insertion professionnelle. Au moment des ruptures, difficultés, réorientations qui jalonnent le parcours de tout-e musicien-ne de jazz, ils ou elles vont s’efforcer de reconstituer un nouveau réseau d’affinités. Or, une grande majo- rité des musicien-nes rencontré-es au cours de notre enquête ne voit guère leur « vocation » artis- tique se réaliser au quotidien. Ils ou elles vivent ici une situation proche de celle décrite par Marc Perrenoud au sujet des musicos. Une bonne partie de leur temps va être consacrée à vivre de la mu- sique par d’autres activités périphériques souvent liées à la musique. Ce sont des activités comme enseigner dans une école de jazz, faire de l’accompagnement musical dans des écoles de jazz, jouer d’autres musiques, faire des animations commerciales, des Bar Mitzvah, aller en zone d’éducation prioritaire (ZEP) faire du travail musical auprès des jeunes, composer des musiques publicitaires, de documentaires, etc. Une grande majorité de musiciens de jazz sont dans ce cas. Ils et elles ont quelques collègues qui les respectent, ils engagent des collaborations, ils ont parfois monté leur groupe de jazz, quand ils jouent c’est plutôt dans un club où ils ne sont pas rémunérés, ou très peu. S’ils font un disque de jazz, ils vont l’autoproduire... Mais la réputation de leur groupe de jazz est quand même très faible, ils ne sont pas dans un réseau de jazz qui fonctionne et qui les fait vivre toute l’année. C’est la situation des hommes d’un niveau de réputation plutôt faible ou moyen, et c’est la situation de toutes les femmes, alors même qu’elles ont une réputation musicale générale- ment bonne, voire très bonne. Ils articulent dans leurs semaines ou dans l’année des activités pro- fessionnelles qui leur plaisent suffisamment pour qu’ils continuent, et une activité qui les passionne, qu’ils adorent, et qu’ils vont pouvoir préserver, la musique jazz. Là, s’il y a lassitude, voire frustra- tion, comme on peut la constater chez certains hommes instrumentistes, c’est plutôt la lassitude de devoir faire de la musique ou des activités qui leur plaisent à moitié, et de ne pas réussir à avoir le temps qu’ils aimeraient avoir pour jouer du jazz. Mais nous n’allons pas travailler là-dessus, ceci est une fatigue plutôt masculine. Très peu de femmes instrumentistes partagent cette situation de faible ou de moyenne réputation musicale.

On trouve, en revanche, une élite renommée, qui est exclusivement masculine, et qui, elle, ne vit que du jazz. Il y a des femmes renommées, mais elles ne participent jamais à cette élite, au sens où elles ne vivront jamais du jazz en France. J’ai rencontré deux cas de femmes qui vivent du jazz en jouant à l’étranger, et elles viennent régulièrement en France. Les autres femmes de réputation éle- vée n’en vivent jamais de manière principale. C’est la seule solution que ces musiciennes interna- tionales ont trouvée. Elles ont construit cette situation faute de trouver d’autres solutions. Cette élite renommée masculine, elle, vit du jazz. Elle consacre sa vie, des jours, des nuits, la semaine à faire du jazz, à monter des collaborations dans le jazz. Et, pour aller vite, s’il y a une fatigue dans cette population, que j’ai pu constater à plusieurs reprises, c’est une fatigue « psychologique ». J’ai parlé de psychologisation sociale dans le sens où, pour ces musiciens, qui sont sur la brèche créative en permanence, ce qui va être dur, ce sont les moments de vide. Les moments où ils n’ont plus envie ou n’ont plus d’idées. Les moments où ils ne savent plus quoi faire. Les moments où ils ont l’impression de se répéter. Les moments où les autres considèrent qu’ils se répètent et ne les contac- tent plus autant. Donc, il y a des tensions psychologiques qui peuvent être très fortes, qui peuvent mener à la déprime. J’ai eu régulièrement des entretiens avec des membres de cette élite, ou des échanges dans des stages à trois heures du matin où on me dit : « J’ai passé trois ans en dépres- sion ». « Je me suis mis à prendre de la drogue, j’ai déconné ». C’est comme cela qu’ils en parlent. Ce sont des gens qui sont soumis à cette image que l’on a du musicien de jazz, mais qui est en fait très minoritaire et qui est celle du musicien sur la brèche psychologique du fait de l’exercice très intense de sa créativité, qui le met sous tension. La vie est consacrée au jazz, le temps professionnel, comme le temps personnel. Il n’y a pas de césure. Quand ils sont en couple, ils ont souvent des con- jointes très compréhensives. Il y en a même un qui m’a dit : « On a un fils, il vit chez ma femme, et moi je vis ailleurs, et je vais les voir, et elle trouve ça très bien ». Et c’est aussi son agente. Cela peut être le cas extrême du couple organisé. Mais il y a le cas aussi où : « On est divorcé, elle s’occupe de mon fils et je les vois de temps en temps le week-end et ça se passe très bien ». C’est là

aussi que l’on observe les configurations de couples les plus traditionnels dans un monde qui ne l’est pas.

Pour les femmes, quelque chose de très différent se passe. Dans le sens où la majorité d’entre elles a une réputation solide. C’est ce qui fait qu’elles sont encore là. Elles font souvent l’objet de bonnes critiques de jazz, elles ont eu des collaborations avec des gens de très bon niveau. Elles ont parfois même un disque qui a été chroniqué dans une grande revue de jazz et qui est sorti chez un bon dis- tributeur musical. Même si on est dans un monde où le disque n’est pas une source de revenus, c’est une source de réputation et c’est ce qui permet de dire : « Je suis musicien, programmez-moi en concert ! », puisque c’est là que va se réaliser l’essentiel du revenu musical. Or, la grande majorité de ces musiciennes de jazz ne réussit pas à en vivre. Donc, si elles n’arrivent pas à en vivre (dit très rapidement), c’est qu’il y a des choses qui, évidemment, se mettent sur leur chemin, qui les empê- chent de monter des collaborations durables, qui leur permettraient d’en vivre. En fait, d’un côté, elles arrivent à monter des groupes, mais elles ont du mal à exercer leur position de leader. Je vais revenir sur ce point rapidement. Elles ont cette capacité de séduction qui rend les complicités diffi- ciles et donc les collaborations durables difficiles, les relations complices difficiles. Elles ont géné- ralement des réseaux qui fonctionnent, mais beaucoup moins bien que ce qu’il faudrait pour pouvoir les faire vivre. D’un autre côté, elles sont très peu sollicitées. Elles arrivent à être leaders, si elles continuent, mais elles n’arrivent pas à être sidewomen, en tout cas pas de manière suffisante pour vivre. C’est là que commencent à s’exprimer des formes de lassitude. Le titre : « L’air de rien, c’est

assez fatigant au bout d’un moment » est la citation d’une musicienne de jazz qui allait avoir 40 ans

et qui, à la fin de l’entretien, m’a dit : « C’est la première fois que je dis ce que je vous dis, d’ailleurs si je le disais, je ne pourrais plus vivre dans le monde du jazz ». C’est-à-dire qu’elle s’est rendu compte à la fin de l’entretien qu’elle avait exprimé un ensemble de choses, qu’elle s’était à peine dit, et qu’elle ne dirait sûrement pas à ses collègues. Je suis allée la voir en concert peu de temps après, pour être sûre que mon entretien n’allait pas créer quelque chose qui pouvait être diffi- cile à vivre. En fait, elle avait l’air de s’être remise et elle continue à essayer de faire du jazz tout en ne pouvant pas en vivre de manière principale, sept-huit ans après l’entretien.

J’ai travaillé sur les différentes sources de fatigue « féminine » et j’en ai repéré trois principales.