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Laurence Théry, directrice du CESTP-Aract/Picardie

MARIANNE LACOMBLEZ

Université de Porto (Portugal)

Laurence Théry, directrice du CESTP-Aract/Picardie

Dominique Cau-Bareille : Nous allons clôturer ce séminaire. C’est la dernière demi-journée. Alors, il est traditionnel de demander à deux personnes d’être les témoins de ce qui s’est passé pen- dant les journées du séminaire, et, cette fois, nous avons demandé à Marianne Lacomblez, qui est professeure de psychologie de travail à l’Université de Porto, d’être une de ces personnes, et à Lau- rence Théry qui est directrice du Cestp-Aract/Picardie, de nous apporter leur éclairage. Non seule- ment d’évoquer les points importants, mais éventuellement de proposer un éclairage nouveau, une contribution nouvelle. Leur marge de manœuvre est importante par rapport à ce qu’on leur de- mande. Ce que je vous propose, c’est qu’elles interviennent chacune à leur tour et qu’il y ait une discussion globale ensuite. C’est un exercice difficile, je les remercie d’autant plus du travail qu’elles vont faire auprès du groupe, parce que cela suppose d’avoir été très attentif, et de mettre en perspective les points de vue.

MARIANNE LACOMBLEZ

Effectivement, c’est une tâche ingrate. Si vous considérez qu’il y a des points sur lesquels nous ne mettrons pas l’accent et que nous aurions dû le faire, c’est qu’en fait nous n’étions pas assez atten- tives. Je n’ai pas, et nous n’avons pas, l’ambition de faire une synthèse de ces trois journées, mais plutôt d’énoncer quelques-unes des questions qui ont émergé des présentations et des échanges. Mon bilan sera donc l’un de ceux qui sont possibles. Et Laurence présentera le sien, par ailleurs. Nous ne nous sommes donc pas concertées, convaincues que nous allions dresser, chacune, un ta- bleau particulier et, assurément, bien différent l’un de l’autre.

Les questions que je vais vous exposer sont également le résultat d’une réflexion préalable à ce sé- minaire, et, notamment, celle que nous développons dans notre réseau Genre, Activités, Santé – ce réseau de la Self et de l’IEA auquel Anne-Françoise a fait allusion en début de séminaire. Mais d’une certaine façon, aussi, ces questions vont à la rencontre de préoccupations qui sont propres à l’équipe du Créapt.

Quant à moi, j’ai pris l’habitude de tenir compte du genre dans les analyses qui concernent le tra- vail. C’est, selon moi, un impératif méthodologique – car je suis convaincue qu’il permet un autre déploiement des potentialités d’analyse, qu’il ouvre le champ de la réflexion. Pour reprendre les termes de Serge Volkoff : il donne un registre d’interprétations complémentaires, notamment parce qu’il conduit à la comparaison. Je suis convaincue qu’il n’y a pas de recherche sans comparaison. En tout cas, la recherche acquiert une autre envergure, grâce à la comparaison.

Beaucoup de travaux qui nous ont été présentés dans le cadre de ce séminaire ont démontré la por- tée de cet impératif méthodologique. Il faut toutefois reconnaître que ce seul principe ne suffit pas à décrire l’ensemble des interventions. Ce matin, en particulier, nous avons eu la présentation de re- cherches dont on peut dire qu’elles sont « genrées », parce qu’elles nous ont appris beaucoup de

choses sur des activités qui sont presque essentiellement assumées par des femmes. Et elles ont nourri notre réflexion en la matière. Mais ces recherches n’ont pas appliqué l’impératif méthodolo- gique que j’ai évoqué, car la réflexion sur le travail des femmes allait ici de soi. Les différentes in- terventions m’ont ainsi contrainte à porter un autre regard sur leur spécificité et, notamment, à faire le constat de présentations fort contrastées dans la mesure où quelques recherches se sont situées à un pôle macro et d’autres ont davantage privilégié le niveau micro. Bien sûr, les approches sont complémentaires et nous démontrent la plus-value de la pluridisciplinarité. Je me suis cependant posé la question, à plusieurs reprises, de savoir si on nous parlait de la même chose à ces deux ni- veaux. Vous avez sans doute noté, comme moi, le bilan globalement assez pessimiste des approches macro. Quelques exemples : les femmes présentent une probabilité supérieure de sortir d’un emploi et une probabilité inférieure d’en retrouver un ; les hommes ont davantage de possibilités de sortir de la catégorie des ouvriers ; la pénibilité est plus forte pour les ouvriers que pour les cadres, mais cela est pire encore pour les femmes. Il y a un ensemble de constats qui nous ont été exposés en résultat de ces approches macro qui mettent le doigt sur l’une des caractéristiques de notre société, sur ces relations de genre qui s’y inscrivent, qui assument des configurations variables selon les régions du monde – mais avec des constantes, tout de même. Des constantes qui font que plusieurs d’entre nous s’intéressent à la question du genre, parce qu’elles sont des femmes – et qu’elles sa- vent assez bien de quoi elles parlent.

Je ne résiste pas à rappeler ici ce qu’a écrit, il y a quelques années, dans un superbe texte, Anne- Marie Devreux à propos des relations sociales de sexe. Ces relations dans le cadre desquelles, dit- elle : « Les hommes cherchent à maintenir les bénéfices qu’ils retirent d’une situation face à des femmes qui cherchent au contraire à se libérer des inconvénients qui sont propres à ces situations ». C’est un axe de réflexion des relations sociales de sexe intéressant. Notamment, lorsque l’on se rap- pelle l’intervention, hier, d’Ariane Pailhé, dans laquelle elle nous présentait ce constat : que les hommes en ménage et lors de la venue d’un enfant ne tiennent pas la route. Serge l’a repris dans les commentaires qui ont suivi, et on ne l’a pas oublié non plus dans le cadre de la discussion. Cette réflexion d’Anne-Marie Devreux montre que c’est donc « plus compliqué » qu’on pourrait le pen- ser. J’en profite pour faire une référence plus explicite au livre dans lequel est intégré ce texte - livre dont je conseille la lecture à tout le monde : un ouvrage dirigé par Pierre Aïach, et ses collègues, Dominique Cèbe, Geneviève Cresson, Claudine Philippe, qui a pour titre Femmes et Hommes dans

le champ de la santé. Approches sociologiques, publié par ENSP en novembre 2001. Je pense qu’en

complément à ce séminaire, à l’ensemble des présentations, nous avons là un matériel particulière- ment intéressant.

D’autre part, pour reprendre des échanges que j’ai eus ce matin avec Esther Cloutier concernant les travaux menés en se situant à un niveau plutôt micro, face au pessimisme des conclusions des ap- proches macro, et face au découragement qu’elles peuvent induire, comme le disait Danièle Ker- goat, lundi : « c’est assez interpellant ! ». Car, même si les descriptifs sont loin de révéler de grands changements, on y découvre des tentatives de changement. Celles-ci sont parfois seulement des ébauches de tentative, et nous avons bien vu, avec le travail de Marie Buscatto, combien l’aventure se concluait parfois en constat d’échec. Mais il est indéniable qu’il y a, là, un descriptif de dé- marches et de réflexions qui émergent et, effectivement, nous interpellent. Elles sont fréquemment peu visibles, discrètes, et sortent de leur caractère résiduel grâce au rapport d’explicitation a poste-

riori, établi avec des chercheur/ses attentif/ves. Il faut donc qu’un ensemble de conditions soient

réunies pour donner accès à ce type de données. Mais, indéniablement, il se passe, là, des choses qu’on ne peut négliger.

Nous avons alors aussi accès à un autre constat de Danièle Kergoat, qui date de plusieurs années déjà, et qui correspond au fait que quelque chose semble se rebâtir, se reconstruire quand des mi- lieux professionnels, qui ont été définis en masculinité, cheminent vers une mixité : de nouvelles questions émergent et d’autres débats prennent place. La recherche de Livia Scheller, qu’elle nous a présentée hier, menée à propos des conducteurs et des conductrices de bus est, à ce point de vue, tout à fait éloquente. Même s’il est vrai qu’elle a peu développé dans sa présentation combien

l’arrivée des femmes a conduit à un nouveau questionnement concernant les horaires de travail et leurs effets sur la santé des hommes et des femmes – mais apparemment davantage sur celle des femmes. À cet égard, je pourrais reprendre, sans la développer, une recherche qu’à menée Carla Barros, chercheuse de notre équipe, dans le cadre d’une intervention en matière de santé et sécurité au travail, menée au sein d’une entreprise du secteur textile au Portugal. Dans ce cas, clairement, ce sont les femmes qui ont eu un rôle décisif dans une transformation graduelle de la réflexion des salariés, imposant progressivement des valeurs de droit à la santé – tandis que leurs collègues mas- culins s’en tenaient à des analyses qui invoquaient essentiellement des facteurs de productivité. Nous avons là des ingrédients qui nous conduisent à penser que, peut-être, il est vrai que la mixité des milieux professionnels constitue un terreau riche pour les préoccupations qui sont les nôtres. C’est assurément un lieu d’expériences souvent difficiles pour les femmes. Mais c’est aussi le lieu où certaines d’entre elles essayent de « prendre la main sur leurs destinées », pour reprendre les termes de Serge Volkoff – et parfois entraînent leurs collègues masculins à le faire également. C’est ce qu’Yves Schwartz veut en fait mettre en évidence lorsqu’il fait référence à ce qui est de l’ordre de l’usage de soi dans des arbitrages du quotidien, qui opèrent lors de micro-décisions, de micro-tentatives. Elles sont traversées, bien sûr, d’essais et d’erreurs, mais elles révèlent la re- cherche de voies alternatives aux situations de travail telles quelles sont, avec leur lot d’injustices et d’inégalités. L’enjeu pour les chercheurs et les intervenants est d’aider à dévoiler ce qui ne se voit pas à l’œil nu, d’inciter à dire, à décrire, à expliciter et puis d’observer ce que donne à voir l’activité de travail, ses évolutions et sa diversité. Sur ce plan, je suis convaincue que l’apport de l’ergonomie est tout à fait fondamental.

Par ailleurs, on a bien perçu combien ces démarches, qui y vont au microscope, nous conduisent à revoir certains aspects de nos grilles d’analyse, à questionner certains termes que nous utilisons ou certains supports de recueil de données. On a fait allusion, lors de chacune des trois journées de ce séminaire, à cette panoplie méthodologique définie, comment tu l’as dit Anne, au « masculin neutre » ou au « neutre masculin ». La présentation que nous a faite Marie-Ève, ce matin, était par- ticulièrement éloquente sur ce « neutre masculin », avec ce bonhomme asexué représentant le schéma corporel présenté aux hommes comme aux femmes.

Nous avons de la sorte, avec ce regard micro, un matériel très riche pour une réflexion critique con- cernant la panoplie de nos outils d’analyse. Il nous conduit également à nous interroger sur les grandes enquêtes, les items, les questionnaires, et les indicateurs qui sont privilégiés dans les ap- proches macro. Bien évidemment, comme l’a souligné Fabienne Bardot : « il faut aussi du quantita- tif ». Et, j’en reviens, de cette façon, à ce pôle plus macro de certaines études qui ont été exposées ici. Et, surtout, à cette question de savoir si nous avons toujours parlé de la même chose. Parce qu’il faut bien constater que, dans plusieurs de ces études macro, il a été fréquent qu’on nous parle da- vantage d’emploi et pas tellement de travail et d’activité de travail. Je ne mets pas en cause le fait qu’il est important d’avoir un emploi pour les hommes et pour les femmes avec tout ce que l’on nous a dit sur le risque de le perdre, et la difficulté de le retrouver, particulièrement pour les femmes. Mais, comme nous l’a rappelé Anne-Françoise Molinié : pas n’importe lequel, pas dans n’importe quelles conditions – ni pour les femmes ni pour les hommes. Il est donc essentiel, de ne pas passer à côté du travail lors de ces grandes enquêtes, et c’est malheureusement assez fréquent. Hier, Ariane Pailhé nous a fait une rapide référence au classement de différents pays au départ d’une évaluation d’indicateurs révélant les inégalités de genre et ce qu’on peut en déduire des prises de décisions dans les domaines politique et économique. Ce sont des indices repris dans le cadre de programmes des Nations-Unies, qui sont décisifs dans la définition de politiques publiques de très nombreux pays. Je ferais alors volontiers référence à l’analyse menée par Abdallah Nouroudine concernant le type d’indicateurs utilisés dans ces relevés très globaux. Car il met en évidence le fait que, si on y parle beaucoup d’emploi et si les indices recueillis révèlent un grand nombre de pro- blèmes dans la création et dans la difficulté de l’accès à l’emploi, le travail par contre est totalement inexistant dans ces bilans – le travail, les conditions de travail, les risques pour la santé, la gestion de la sécurité et de l’hygiène sur le lieu de travail, etc. Nous avons là, sans aucun doute, une piste

qu’il est important de travailler davantage. Il s’agit d’ailleurs d’une préoccupation qui a été une constante dans les études du Créapt, puisque les chercheurs se sont nourris, précisément, pour la conception de grandes enquêtes, de ce niveau plus micro des recherches de terrain – et nous ga- gnons tous à travailler de cette façon. Mais dans cette voie, bien sûr, veillons à moins négliger tout ce que les approches micro nous donnent à voir lorsque nous introduisons cette dimension du genre. Une dernière réflexion : en traitant des questions de genre, nous analysons le travail et ses effets sur la santé. Mais, comme l’a dit Serge Volkoff : « Inévitablement, on est tiré à aller vers la vie person- nelle ». Et ce n’est pas évident, pour nous qui partons le plus souvent du principe que les disciplines scientifiques que nous avons l’habitude de convoquer ont pour finalité de transformer le travail – et de refuser les voies d’intervention qui conduisent à externaliser ce qui serait à la source des pro- blèmes diagnostiqués, en les reportant aux caractéristiques des salarié-e-s et de leurs modes de vie. C’est une question fondamentale qui est, d’ailleurs, source de débats dans notre réseau Genre, Acti-

vités, Santé. Mais il est vrai, et on l’a vu, que ne pas tenir compte de ce que Jacques Curie a appelé

« le système d’activité », ne pas tenir compte des difficultés de la recherche d’équilibre dans les essais de conciliation entre vie professionnelle et vie privée, appauvrit nos approches. Il est vrai aussi que nous avons peu d’expérience dans le traitement des données qui s’offrent alors à nous, par cet élargissement du champ d’analyse. Il faut sans doute développer une vigilance toute particulière pour ne pas être tiré vers la vie personnelle – et y trouver toutefois la source d’un nouveau ques- tionnement à propos du travail.

La question est vraiment fondamentale, et je pense qu’elle l’est particulièrement aujourd’hui, dans la mesure où il semble de plus en plus fréquent que la conception du travail et de son organisation se fasse en partant du principe que la vie personnelle suivra – ou plutôt est tenue de suivre. Nous constatons en effet, au sein d’un nombre croissant d’entreprises, que la disponibilité exigée de la part des salarié-e-s est posée en principe de départ.

Voilà, les résultats de mes « gribouillis » et d’une première analyse de ce qu’ils m’ont rappelé de ces trois jours de travail collectif.