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SUIVI DE L’ÉVOLUTION DES TMS CHEZ DES TRAVAILLEUSES D’USINES DE TRANSFORMATION SAISONNIÈRE DU CRABE :

6. Stratégies avantageuses ou insuffisantes

Pour se maintenir au travail, tel que constaté, les travailleuses gèrent leurs douleurs en développant des stratégies et divers types de stratégies. Ces stratégies ne sont pas indépendantes du contexte dans lesquelles les travailleuses œuvrent.

Un autre aspect : ces stratégies développées semblent permettre de gérer la douleur pour se mainte- nir au travail. En effet, tel qu’on le constate, ces stratégies sont avantageuses pour se maintenir au travail, mais présentent également des limites. Les stratégies sont élaborées pour gérer la douleur dans le but de demeurer au travail, mais comme le font ressortir les résultats, peuvent avoir des li- mites, notamment au niveau du temps. Une stratégie ne dure pas éternellement. Par exemple : saisir le crabe avec le bras le moins douloureux, oui, pour une certaine période, cela peut aider, mais à long terme peut aussi avoir des risques et être néfaste pour le bras qui a priori n’avait pas de dou- leurs. La problématique est la même, lorsqu’il s’agit de prendre des anti-inflammatoires, car les effets d’une consommation prolongée ne sont pas sans conséquences sur la santé.

Pour ce qui est des résultats obtenus quant à l’évolution de la douleur au cours de la saison, il peut y avoir diverses explications. Comme je l’ai montré au début, le volume de travail en nombre de jours et d’heures travaillés peut être une explication, en partie, pour le nombre de jours où de la douleur a été rapportée. Il est important, bien sûr, d’observer que les travailleuses font 91 heures par se- maines, d’autres explications sont aussi possibles. Entre autres, le développement de stratégies peut aussi affecter la répartition et l’intensité de la douleur. Les stratégies développées peuvent aider à diminuer la douleur et inversement. On s’est également posé les questions suivantes : est-ce qu’il y aurait une adaptation à la charge de travail au cours de la saison ? Est-ce qu’au fil du temps les tra- vailleuses s’adaptent à la charge de travail, puisqu’à certains moments elles déclarent que l’intensité de la douleur est plus faible ? Est-ce que les travailleuses adoptent, à un moment donné, l’attitude d’ignorer leurs douleurs ? C’est quelque chose qui a été remarqué le fait qu’à un certain moment, la travailleuse se coupe du ressenti de la douleur. La travailleuse continue à travailler, mais rapporte oublier du mieux qu’elle peut ses douleurs.

Au niveau de l’évolution du nombre de régions corporelles rapportées, telle que constatée, une dif- férence était présente entre 2005 et 2006. En discutant avec les travailleuses, on a constaté une cer- taine stabilisation dans la façon de compléter le schéma corporel entre 2005 et 2006 et celle-ci pour- rait, entre autres, expliquer ces différences.

Ces résultats nous ont également amené à nous poser des questions sur nos outils, notamment, quand on questionne la douleur de façon ponctuelle. Dans ce même ordre, nos résultats amènent à se questionner sur les différences entre le début et la fin d’une intervention ergonomique et les fac- teurs pouvant contribuer à ces différences.

Apportant des éléments de connaissance sur les caractéristiques du travail saisonnier au sein d’usines de transformation du crabe et sur les stratégies que mettent en œuvre les travailleuses pour gérer leur douleur afin de se maintenir au travail, les résultats obtenus invitent à se questionner sur les risques de chronicité. Ces travailleuses développent des stratégies pour demeurer au travail, mais telles que mentionnées, les stratégies ne sont pas développées dans le but de préserver leur santé, mais plutôt dans le but de se maintenir au travail pour accéder aux prestations d’assurance-emploi et ainsi avoir un revenu pendant la période hors saison.

Conclusion

Tel que les résultats de cette étude mettent en évidence et que d’autres chercheurs ont également fait ressortir, les conditions de réalisation du travail, ainsi que le contenu du travail sont des aspects es- sentiels à documenter lorsqu’on s’intéresse à la santé des travailleurs et des travailleuses. Plus parti- culièrement, cette étude permet de constater qu’analyser le contexte dans lequel se déroule le travail est également essentiel à prendre en considération. En effet, documenter et analyser le contexte dans

lequel se déroule le travail, en l’occurrence dans cette étude les caractéristiques du travail saison- nier, permet de comprendre davantage la marge de manœuvre dont les travailleurs et les travail- leuses disposent pour pouvoir réguler leur activité. Cette étude a également permis de faire ressortir que les stratégies développées par les travailleurs et travailleuses présentent des bienfaits pour la santé, mais peuvent aussi représenter d’importants compromis et des limites. À partir de l’analyse des stratégies développées par les travailleuses, cette étude a permis d’élaborer une catégorisation des stratégies qui pourrait s’avérer fort pertinente dans d’autres milieux, autant pour les chercheurs que les ergonomes et qui pourrait, par le fait même, être bonifiée par des études dans des milieux différents.

Débat avec la salle

Annette Leclerc : Est-ce qu’il y a des travaux analogues à cela du côté des activités sportives ? On se dit que cela ressemble à du travail de sportifs. Par ailleurs, il y a une étude que je connais sur le travail saisonnier dans la vigne en région viticole. Un travail de quelqu’un que vous connaissez peut-être, les auteurs se sont posé la question de savoir quel était l’état de santé le reste de l’année ? C’est-à-dire qu’une fois que la saison intensive s’arrête, est-ce que l’on voit revenir une situation normale ? Est-ce que les gens n’ont plus de douleurs ?

Marie-Ève Major : Pour la première question, effectivement, il serait intéressant de regarder ce qui se fait du côté sportif. Je fais beaucoup de sport et cette situation, tout comme vous, m’a interpellée. Il serait intéressant de regarder ce qui en est du côté de l’adaptation à la douleur. Par exemple, quand on commence un sport, c’est toujours difficile, puis dès qu’on est réchauffé on est bien. Mais qu’en est-il des répercussions, à court et à long terme ? Oui, c’est à regarder à ce niveau-là, on n’a pas encore regardé précisément.

Pour ce qui est de la deuxième partie de la question sur les travaux de certains auteurs qui se sont posé la question sur l’état de santé des travailleurs le reste de l’année, j’imagine que vous parlez des travaux d’Yves Roquelaure ? J’ai rencontré M. Roquelaure l’an dernier à Angers. Il y a effective- ment plusieurs similarités, mais une différence importante se situe sur la signification du terme « travailleur saisonnier » en France versus au Québec. Du moins, pour ces travailleuses saisonnières d’usines de transformation du crabe au Québec et à Terre-Neuve, le « travail saisonnier » représente l’occupation d’un emploi au cours d’une certaine période de l’année et ensuite, ces travailleuses sont en période hors saison, elles n’occupent aucun autre emploi. Par comparaison, il me semble que ces travailleurs saisonniers dans la vigne occupent cet emploi pendant une période de l’année et quand la saison est terminée, occupent un autre emploi dans une autre production. Ainsi, pour les travailleurs saisonniers de mon étude, leur activité est concentrée sur une période, et le reste du temps ils sont inactifs, sans emploi.

Willy Buchmann : Sur les stratégies au travail, est-ce que vous avez des résultats, des éléments sur les impacts sur le collectif autour ?

Marie-Ève Major : Oui, il y a effectivement des collaborations entre les travailleuses. L’analyse de l’ensemble des stratégies développées par les travailleuses a, entre autres, fait ressortir une catégorie de ce type, soit Interactions entre les travailleuses. Par exemple, une des stratégies de cette catégo- rie développée par des travailleuses était celle d’échanger des sections de crabe entre elles. À ce sujet, des travailleuses m’ont dit : « Si, je sais que ma collègue de travail qui est de l’autre côté de la ligne, qui, elle, empaquète telle grosseur de crabe, quand je prendre un crabe sur la ligne et que ce n’est pas la grosseur que j’empaquète, mais que c’est la grosseur qu’empaquète ma collègue de tra- vail, alors je lui lancerai cette section de crabe près d’elle. » Puis, d’après mes résultats, à première vue, il semblerait que, pour les travailleuses de l’usine de Terre-Neuve, cet aspect-là serait peut-être plus mis en avant comparativement aux travailleuses de l’usine de la côte- nord. Ce que l’on pense c’est que c’est peut-être aussi relié à la culture au sein de cette région du Québec versus la culture de la région où se trouvait l’usine de Terre-Neuve, mais c’est une hypothèse basée sur les entretiens et les observations, ainsi que sur ma présence sur le terrain pendant trois saisons à Terre-Neuve et deux saisons sur la Côte-Nord… Les analyses plus en profondeur sur cet aspect ne sont pas encore terminées.

Anne-Françoise Molinié : Étonnement, par rapport au schéma corporel, en décalage avec le phy- sique des travailleuses qu’on a vues sur le film et les photos, est-ce que cela ne peut pas jouer un rôle dans l’adaptation longue au remplissage de ce schéma corporel ?

Marie-Ève Major : Effectivement. Les travailleuses, c’était la première fois qu’elles voyaient un schéma corporel. Au début, elles comprenaient difficilement comment compléter le schéma… Elles ont eu des difficultés au début, il a fallu quelques jours d’adaptation. Nous avons constaté que les

travailleuses avaient surtout de la difficulté à dire quel était le niveau d’inconfort ressenti. Pour ten- ter de facilité la compréhension des degrés d’inconfort ressenti, j’ai déterminé avec chacune des travailleuses une phrase clé qui permettait à la travailleuse, pour chacun des degrés d’inconfort, de savoir ou de se représenter ce que cela signifiait. C’est pourquoi l’étude pilote d’une année avec les travailleuses a été importante. De plus, les entretiens quotidiens avec les travailleuses ont permis de répondre aux questions des travailleuses lorsqu’elles remplissaient le schéma corporel. Ces entre- tiens étaient réalisés au début et à la fin de chaque journée de travail et, lors de cet entretien, la tra- vailleuse remplissait le schéma corporel. J’étais présente pour répondre à ces questions, ainsi que pour la questionner sur les stratégies qu’elles avaient développées dans le cas où la travailleuse rap- portait des degrés d’inconfort plus élevé que 1 sur le schéma corporel. Il aurait effectivement été plus approprié et pertinent d’avoir le schéma d’une femme plutôt qu’un bonhomme, qui en fait n’est ni un homme, ni une femme. En fait, ce choix résulte de l’outil que nous avions à portée de main ou plutôt sur l’ordinateur lorsque nous avons débuté l’étude pilote sur le terrain. Nous n’avions pas prévu de présenter le schéma corporel lors de notre première présence sur le terrain. Toutefois, une fois sur place, compte tenu de la réaction favorable face à l’étude, nous avons cru pertinent de tenter un premier essai avec le schéma corporel et, à ce moment, c’est le seul schéma qu’on avait à portée de main. Compte tenu qu’on avait déjà fait une saison avec ce schéma corporel et que les travail- leuses semblaient maintenant familières avec ce schéma, nous avons préféré poursuivre avec ce schéma pour ne pas changer les repères que les travailleuses avaient développés.

Serge Volkoff : Une petite indication de méthode, mais peut-être que les phases de remplissage du schéma corporel tu en as fini avec ça, ou alors si d’autres phases sont à venir… Je voulais te signa- ler qu’il y avait un groupe de chercheurs et de syndicalistes du Royaume-Uni, j’ai vu ça dans un colloque il y a quelques semaines organisé par une Fédération de syndicats, qui usent de ce type de technique pour ouvrir des pratiques réflexives communes. En ce sens que c’est le même schéma corporel qui sert à tout un groupe de travailleuses, et chacune vient cocher les endroits où elle a mal. C’est-à-dire que le schéma corporel en quelque sorte doit se concentrer à certains endroits avec plein de petites croix qui sont toutes celles qu’a mises l’ensemble des travailleuses qui ont mal là, et ensuite, ils ouvrent un débat avec un groupe de travailleuses en regardant ce schéma corporel qui a été rempli collectivement. Alors, c’est peut-être hors de ton propos ! Là, on découvre ta méthode de travail, ça n’a peut-être rien à voir mais je voulais te signaler cela pour mémoire.

Maintenant, j’ai deux questions très différentes. La première, c’est que tu n’as pas parlé des enfants dans l’activité hors travail. Tu as parlé du ménage et de la cuisine. Alors, d’une part, pour ces tâches mêmes de cuisine et de ménage, et puis pour les tâches de s’occuper des enfants, on imagine que ce sont les âges et le cycle de vie où sont ces travailleuses. Cela doit leur poser quelques problèmes. Et, l’autre, c’est une interrogation de curiosité : en quoi consistaient ces conversations, que tu avais hors-saison par téléphone avec les travailleuses ? Remplissaient-elles le carnet de douleurs hors saison ? Ou bien si, aussi ? Et si non, indépendamment de ça, quel était le contenu – plus qualitatif – de ces entretiens que tu avais toutes les deux semaines avec elles ?

Marie-Ève Major : Sur le premier point, je n’étais pas au courant des travaux au Royaume-Uni où ils ont rempli collectivement le schéma corporel. Je trouve cela intéressant. Mais, pour mon étude, je ne suis pas certaine que cela aurait été approprié parce que je questionnais aussi sur les stratégies qui se sont développées pour gérer la douleur. Comme par exemple, si une travailleuse me disait : « Moi, en fin de journée, après mes heures de travail, j’ai indiqué 4 ! », et que je lui demandais : « Pourquoi tu as indiqué un 4 cet après-midi, alors que ce matin, c’était 3 ? ». Parfois, il s’agissait de stratégies qui n’étaient pas gênantes à parler. Mais je me suis rendu compte qu’au fil de la saison – puisque j’étais-là une grande partie de la saison – j’ai développé avec les travailleuses un lien as- sez étroit, et plus on avançait dans le temps plus les stratégies étaient précises et personnelles. Donc, je ne sais pas si, au niveau collectif, cela n’aurait pas eu une influence, c’est-à-dire que cela aurait créé une gêne pour décrire la stratégie qu’elles mettaient en place pour gérer la douleur. Mais c’est intéressant le principe de collectif, cela peut apporter d’autres aspects importants.

Au niveau des enfants, pour les travailleuses de l’usine de Terre-Neuve le nombre moyen d’enfants est de 2,38, et, pour celles de l’usine de la côte nord, il est de 2. Sur ces nombres moyens, au total des deux usines, deux travailleuses ont des enfants qui sont encore à la maison, soit une travailleuse de l’usine de Terre-Neuve et une travailleuse de l’usine de la côte nord. Pour la travailleuse de l’usine de Terre-Neuve qui a une fille de 8 ans, cette travailleuse a développé comme stratégie de bénéficier de l’aide de sa fille aînée – qui a 17 ans – lors de la saison de travail pour l’aider à prendre soin de sa plus jeune fille. Sa fille est à l’Université et revient à la maison lors de l’été. Pour la travailleuse de l’usine de la côte nord, celle-ci avait des enfants en bas âge. Effectivement, cette travailleuse a développé des stratégies différentes des autres travailleuses sur ce plan, comme no- tamment de bénéficier de l’aide de son conjoint pour prendre soin des enfants avec elle. Ce qui res- sort des stratégies pour les travailleuses qui ont des enfants, c’est une aide très présente du conjoint. Le conjoint de la travailleuse de l’usine de la Côte-Nord qui a de jeunes enfants travaille à temps plein et n’est pas travailleur saisonnier. C’est lui qui s’occupe d’aller chercher les enfants à la gar- derie après l’école ; c’est lui qui s’occupe de faire les devoirs et de faire prendre le bain, et elle di- sait qu’elle s’occupait de faire la vaisselle. Donc, le soutien familial est très présent pour ces travail- leuses qui mentionnaient que cette aide les aidait à gérer leur douleur.

À titre d’exemple, la travailleuse de l’usine de Terre-Neuve qui a une fille à la maison et dont la fille aînée s’occupe de garder sa sœur, mentionnait : « Moi, je paye ma plus grande fille pour qu’elle s’occupe de ma plus jeune, parce que, quand je rentre le soir, j’ai des difficultés. C’est comme si c’était ma gardienne. »

Serge Volkoff : Avec 47 ans et 24 ans d’ancienneté. Donc, elles ont commencé avec de jeunes en- fants. Elles ne parlent pas de cette période-là, de leur vie pendant laquelle elles ont travaillé en ayant des enfants en bas âge ?

Marie-Ève Major : Je me suis contentée dans mon étude de ce qui se passait aujourd’hui. Je n’ai pas fait de retour en arrière. En arrivant le matin, lors de l’entretien de suivi, je leur demandais : « Décris-moi ta soirée d’hier soir ? Tu termines à 19 h 00 ton quart de travail, qu’est ce que tu fais en arrivant ? » Cela partait de l’usine jusqu’au coucher. C’était plus au jour le jour et les travail- leuses ne m’ont pas fait part de cette période antérieure.

Pour la question concernant les entretiens hors saison, la façon dont ça fonctionnait : je les appelais à toutes les deux semaines durant leur période hors saison. Les travailleuses avaient un schéma cor- porel et on passait région par région. Pour chacune des régions corporelles, les travailleuses me mentionnaient le niveau d’inconfort qu’elles ressentaient à ce moment. Je posais aussi la question des stratégies qu’elles développaient pour gérer leur douleur. Et, également, je posais la question sur les activités qu’elles pratiquaient durant la période hors saison. Pour certaines, cela pouvait être de la couture… En fait, il s’agissait de savoir si elles étaient actives ou inactives et en quoi consis- tait leur emploi du temps et leurs activités. Je questionnais aussi sur la prise de médicaments. Si elles avaient pris des médicaments ou si elles avaient eu quelques problèmes quels qu’ils soient. Donc, cela c’était au niveau des entretiens hors saison au cours desquels les schémas corporels étaient aussi complétés pendant la période hors-saison.

Serge Volkoff : Elles le remplissaient aussi hors saison le schéma corporel ? Marie-Ève Major : Oui, elles le remplissaient avec moi.

Serge Volkoff : Et alors, il y a eu des évolutions ?

Marie-Ève Major : C’est la partie que j’aimerais traiter éventuellement. Je n’ai pas encore analysé, mais, à ce stade, je peux tout de même constater que les travailleuses reviennent au travail et qu’elles ont encore des douleurs. Pendant la période hors saison, à première vue, le degré d’inconfort rapporté se situe plutôt près des niveaux 1 et 2. Si on compare pendant la saison, les