• Aucun résultat trouvé

Laurence Théry, directrice du CESTP-Aract/Picardie

LAURENCE THÉRY

Ce que j’ai envie de vous dire ce n’est pas tant le fruit de mes fonctions à l’Aract, trop récentes, que plutôt du fait de mes différentes expériences professionnelles tant à l’inspection du travail qu’à la CFDT, comme permanente syndicale sur les questions de santé au travail. C’est à partir de ces deux encrages que je vous livre un certain nombre de réflexions et de questions, questions qu’il me semble important de traiter, pour les chercheurs dans leur activité de recherche et les praticiens dans leurs interventions et, plus largement, dans nos pratiques professionnelles. L’un des enjeux de ce séminaire, me semble-t-il, c’est qu’en sortant d’ici nous travaillons un peu différemment, en inté- grant davantage et mieux la dimension de genre dans les questions de santé, de travail et d’emploi. Alors sur ces trois questions, mais aussi sur les problématiques d’âge et des parcours profession- nels, je voudrais évoquer trois points différents. Le premier, pourquoi et quelle est la finalité d’intégrer la dimension de genre ? Le deuxième point est : quels sont les obstacles ? Qu’est-ce qui résiste ? Et enfin le troisième est, de mon point de vue, la nécessité de mener des expériences singu- lières pour avancer, et des expériences microscopiques – comme l’a dit Marianne tout à l’heure –, mais qui sont pour moi des formes d’innovation permettant petit à petit l’introduction de ces ques- tions-là dans l’ensemble des études, des recherches et des pratiques professionnelles. C’est, je crois, porteur d’avancées sur les questions de santé, de travail, d’emploi et « sociétalement ».

Pourquoi intégrer la dimension de genre ?

Ce qui ressort de ce séminaire, c’est la nécessité d’une meilleure intégration de ces questions de genre dans les méthodologies d’intervention sur le travail et ses transformations permettant d’aborder les questions de mixité dans les entreprises. La mixité renvoie à la possibilité que sur les mêmes emplois et le même travail, il puisse y avoir à la fois des hommes et des femmes. C’est une condition de l’égalité, un préalable à l’égalité. Cet objectif de mixité est en lien avec les exi- gences démocratiques qu’en tant que citoyens nous portons tous, lié à l’égalité et à la lutte contre les injustices, parce que, massivement, ce qui nous a été décrit par les unes et les autres dans ce sémi- naire, ce sont surtout des situations d’injustice.

Se pose alors la question des modalités d’introduction de cette mixité, car il ne suffit pas de le dé- clarer. Par exemple, les CHSCT ont dans leur champ d’action, sur la prévention des risques profes- sionnels, cette question-là liée à la mixité des emplois et du travail. Or, comment s’en débrouillent- ils ? La mixité a, aussi, une visée d’égalité et doit également permettre aux femmes d’avoir un tra- vail tout aussi émancipateur que celui des hommes. Aujourd’hui, le travail salarié est positif pour les femmes. Celles qui ont une activité salariée ont une meilleure santé que celles qui n’ont pas de travail par exemple. Cela est lié à la socialisation que procure le travail, à l’autonomie, aux possibi- lités de développer des capacités de négociation, d’échange avec l’entourage (et notamment les con- joints). Cependant, dans un certain nombre d’emplois, ce côté positif du travail est sérieusement entamé par le fait que les conditions de ce travail, faites à une partie des femmes, s’inscrit dans le prolongement du travail domestique, et qu’en termes de santé les côtés positifs sont en quelque sorte limités par la monotonie du travail domestique qui n’est pas brisé, et, en plus, par des situa- tions de travail d’isolement. Cela se voit notamment avec le travail à temps partiel dans l’activité de nettoyage ou de services à la personne. En plus, l’objectif de mixité n’épuise pas totalement l’objectif de la réduction des inégalités. Puisqu’on a vu aussi qu’en ce qui concerne les relations sociales de travail, quand il y a des emplois mixtes, c’est-à-dire quand il y a des hommes et des femmes dans un même milieu de travail, se construisent malgré tout des rapports de domination des hommes sur les femmes. On l’a vu avec les conducteurs de bus où les hommes laissent peu parler les femmes sur la nécessité qu’elles ressentent, en fin de carrière ou au milieu de carrière, de réor- ganiser les horaires de travail, de réinterroger cette organisation, et surtout chez les musiciennes de jazz. Le milieu des musiciens et des musiciennes de jazz, c’est vraiment quelque chose... Comment se fait-il que, dans ce milieu-là, – qui nous est décrit « pour les femmes » –, elles sont plus compé- tentes que les hommes ; elles ont un réseau social plus large et plus prometteur que les hommes – ce sont les règles sur lesquelles les hommes s’étalonnent, avec lesquelles ils se comparent entre eux, qui vont prévaloir dans les relations de travail entre les hommes et les femmes ?

Ces règles imposées par les hommes conduisent à l’épuisement des femmes, alors même que les hommes disent que le fait de travailler avec des femmes relâche la pression, fait que les choses sont plus tranquilles. C’est quelque chose d’incompréhensible pour moi… Comment se fait-il, que, y compris dans un milieu où les femmes sont en meilleure position que les hommes, ce soient les règles des hommes qui s’imposent ? C’est troublant.

Le deuxième objectif de cette meilleure intégration des dimensions de genre dans les questions d’emploi, de travail et de santé, c’est, me semble-t-il, de faire en sorte que le travail proposé aux femmes puisse être un travail tenable pendant toute une vie professionnelle. Aujourd’hui, les emplois majoritairement féminins ne sont tenables que si les femmes les occupent à temps partiel et sur une période limitée de leur vie professionnelle. Les conditions de travail ne sont acceptables que si elles le sont tant pour les hommes que pour les femmes, (c’est l’exigence de mixité), mais, éga- lement, si, elles le sont dans la durée. Est-ce que l’on peut faire ce poste-là, à temps plein, toute sa vie ? On a vu au cours de ce séminaire que les emplois à temps partiel, proposés aux femmes, sont à peine tenables à temps partiel, ils génèrent des atteintes graves et importantes à la santé et carrément invivables à temps plein. Encore moins tout au long de la vie et tout au long d’une carrière profes- sionnelle. On l’a vu chez les caissières, chez les ouvrières de la plate-forme logistique, dans ce que

nous a rapporté Fabienne Bardot. Et on peut dire que les conditions de travail dans ces deux cas ne sont pas acceptables, car elles ne sont pas compatibles ni avec le temps plein ni avec une vie profes- sionnelle entière. Finalement, il y a une multitude de secteurs qui fonctionnent sur le fait que l’on ne peut tenir le poste qu’à temps partiel. Il y a le secteur du nettoyage, qui fonctionne comme cela, qui cumule temps partiel et mauvaises conditions de travail, une partie des emplois de la grande distri- bution, le service à la personne…

Le troisième objectif de cette prise en compte de la dimension de genre, c’est sans doute le fait de rendre compatible le travail avec les autres dimensions de la vie pour les hommes comme pour les femmes. Et on a vu combien il était difficile d’articuler ces différentes dimensions pour les femmes, que le temps partiel présenté parfois comme une réponse à cette difficile articulation n’est en fait qu’une réponse assez simpliste qui creuse les inégalités. Précisément, dans la mesure où le temps partiel n’offre pas les mêmes possibilités de développement et de promotion que le travail à temps plein. Le fait de parler de conciliation entre vie personnelle et vie professionnelle pour les femmes… j’ai tendance à penser que cela ne réinterroge pas le fait que les femmes puissent conci- lier les deux, mais les hommes... C’est comme s’il était acceptable que cette question d’articulation repose uniquement sur les femmes. On rentre là dans la sphère privée et dans la répartition des tâches domestiques et de soins aux enfants.

Quels sont les obstacles ?

Parmi les obstacles à cette prise en compte des spécificités de genre et à la compréhension de ce qui se joue dans le travail des femmes (Marianne la souligné aussi), notons notre résistance à prendre en compte le travail non rémunéré, que ce soit par les chercheurs mais aussi par les praticiens. On fait comme si les deux sphères de la vie professionnelle et de la vie personnelle étaient étanches. Et ce séminaire pointe la nécessité de tenir les deux ensemble, sans rejeter les possibilités de transforma- tion sur l’autre sphère à laquelle on n’a pas accès, bien sûr, mais, malgré tout, tenir les deux en- semble paraît incontournable. D’abordn parce que le travail domestique est surtout un lieu de pro- duction des inégalités et, même, un lieu privilégié où se forge un consensus autour de ces inégalités. On pourrait en discuter avec les syndicalistes qui sont là… Mais, si dans le développement de l’action syndicale on ne tient pas compte de ces deux dimensions-là, on rate quelque chose.

Le deuxième obstacle que j’ai pointé, c’est la division sexuelle du travail verticale et horizontale qui prend ses racines ou du moins se nourrit largement des inégalités dans le travail non rémunéré. Ce qui rend indispensable de trouver une vision d’ensemble. Il se pourrait qu’il y ait une correspon- dance entre une meilleure répartition du travail domestique et une meilleure mixité du travail (no- tamment dans des secteurs peu féminisés).

Le troisième obstacle, c’est l’invisibilité des atteintes à la santé des femmes au travail. Ce qui est le plus caractéristique par exemple : à la Cnam (Caisse nationale d’assurance-maladie), les publica- tions concernant les données de santé au travail sont devenues différenciées entre les hommes et les femmes à partir de 2004. Avant ces données existaient, mais elles n’étaient pas publiées, c’est un exemple parmi d’autres.

Je reviens sur la question de la visibilité des atteintes à la santé des femmes au travail, selon une typologie établie par Philipe Davezies, les atteintes à la santé se distinguent en trois catégories : atteintes directes à l’intégrité physique (amiante, bruit, etc.,) celles-ci sont massivement visibles, sauf en termes d’exposition aux produits chimiques, là, elles sont peut-être moins. La deuxième catégorie, ce sont les phénomènes d’hyper-sollicitation due à l’usage inapproprié ou excessif des hommes et des femmes au travail ; ce sont les questions de TMS, d’épuisement, de fatigue. Et la troisième catégorie, ce sont les atteintes à la dignité avec toutes les formes de violences psycholo- giques : humiliations, brimades, harcèlements, etc.

Évidemment, pour des raisons notamment liées à la division sexuelle du travail, les femmes sont aujourd’hui plus menacées par les atteintes du deuxième et du troisième groupe où l’organisation du travail et de la production est en jeu. Or, dans la pratique, bien souvent, la prévention des risques

professionnels n’intègre que très peu ces atteintes à la santé par le travail, parce que finalement leur émergence renvoie au rapport subjectif au travail qu’on ne prend pas la peine d’expliciter, d’analyser dans le détail et de faire émerger.

Par ailleurs, il n’y a pas de cadre juridique pour la reconnaissance et la réparation des pathologies liées à l’hyper-sollicitation, ou aux atteintes à la dignité, à l’exception du tableau des TMS qui, au- jourd’hui, semble être remis en cause. Et on peut dire que l’invisibilité est en quelque sorte institu- tionnalisée. Il n’y a pas d’espace dans le droit du travail pour la santé au travail des femmes. Les questions d’assujettissement, du manque de marge de manœuvre, de pression temporelle, d’intensification du travail que subissent les hommes et les femmes, mais davantage les femmes du fait de la division sexuelle du travail, passent quasiment à la trappe dans le code du Travail, à moins de lire entre les lignes et d’interpréter les choses mais sans garantie de sécurité juridique.

Cela renvoie aux faibles capacités des dispositifs formalisés de régulation que ce soit le code de la Sécurité sociale avec la reconnaissance des maladies professionnelles ou le code du Travail. On a aussi évoqué les structures syndicales telles qu’elles existent, qui portent peu les problèmes liés aux conditions de travail des femmes. Et on a des politiques publiques, nationales et européennes, orien- tées soit sur la santé au travail avec quelque chose d’assez volontariste, soit sur l’égalité profession- nelle aussi avec quelque chose d’assez volontariste, puisque, là, il y a des obligations nouvelles, mais sans que ces deux politiques se croisent tant au niveau national qu’au niveau européen.

De même, la question du travail à temps partiel est rarement abordée sous l’angle des multiples conséquences sur la santé : horaires atypiques, faible rémunération, dégradation de l’image de soi. On peut faire la même remarque en termes d’invisibilité des atteintes à la santé des femmes au tra- vail, s’agissant des substances chimiques, l’évaluation des risques prend rarement en compte la di- mension de genre. Les données produites en épidémiologie tendent à privilégier les informations concernant les hommes. De plus, la division du travail a pour résultat de concentrer les femmes dans les secteurs, où le suivi des expositions et l’adoption de mesures de prévention adéquates po- sent des difficultés : le nettoyage, quelques segments de la production agricole, l’industrie agroali- mentaire, tout le service de l’aide à la personne, ce sont des secteurs où les conditions de travail et l’exposition aux toxiques sont importantes et totalement passées sous silence. Donc, c’est déjà diffi- cile pour les hommes mais alors, pour les femmes dans ces secteurs-là, c’est encore plus difficile.

Des expériences singulières à développer

En conclusion, il est pour moi nécessaire de développer des expériences singulières qui sont autant d’accumulation de formes de résistance, de résistance à cette résistance. Je pense que l’accumulation d’expériences pratiques crée une dynamique de confiance dans ces actions, de prise en compte de la dimension de genre, en s’appuyant sur les salarié-e-s et leurs paroles, et aussi de légitimité de ces actions. Même si elles sont anecdotiques, limitées… On peut citer l’expérience québécoise de Karen Messing avec des organisations syndicales. Et je voudrais rapporter quelques éléments recueillis dans le cadre de la recherche-action sur l’intensification du travail, que la CFDT a menée avec quelques chercheurs, dont Corinne Gaudart.

Cette recherche-action sur l’intensification du travail avait comme objet à la fois de comprendre les formes de mobilisation subjective des travailleurs et des travailleuses en lien avec les évolutions du travail, l’intensification et les conséquences sur la santé et de développer une démarche syndicale, qui, par la mise en débat du travail, permet de construire et de reconstruire individuellement et col- lectivement une capacité d’action, un pouvoir d’agir.

Finalement, ce travail a pointé les conséquences de l’intensification, qui à la fois nie la diversité des individus (que ce soit aussi bien la diversité des individus par exemple selon l’âge ou selon le sexe), et leur rapport sensible au travail. Finalement, le mythe de l’opérateur « moyen », ni trop vieux ni trop jeune, plutôt en bonne santé et plutôt un homme, est totalement entretenu et conforté par les évolutions que connaît le travail aujourd’hui. Sur la question des jeunes et des vieux, je ne

m’étendrai pas. Je vais juste dire un mot sur la question des hommes et des femmes au travail à tra- vers deux exemples particuliers : celui des TISF (technicienne d’intervention sociale et familiale) et l’exemple des Sapeurs pompiers.

Les techniciennes d’interventions sociales et familiales

Elles interviennent au domicile des familles, à la demande du juge, de l’assistante sociale et des familles elles-mêmes. Leur métier a un peu évolué. Au début, elles étaient cantonnées aux tâches ménagères, et, au fil du temps, il leur a été demandé de conduire avec la famille un projet qui est de gérer un budget, faire en sorte que les enfants soient propres le matin pour aller à l’école, etc. Donc, différents types de projets. À l’issue de leur intervention dans la famille, il leur a été demandé de rédiger un rapport écrit. Et, là, le travail des syndicalistes avec ces TISF a porté sur, à la fois : qu’est-ce que cela demande d’avoir un travail plus enrichissant – puisqu’elles se sont éloignées de la monotonie des tâches ménagères qu’elles pouvaient reproduire –, et cette évolution s’est accom- pagnée d’une montée en responsabilité, puisqu’elles ont la responsabilité d’écrire un rapport trans- mis parfois au juge, parfois à l’assistante sociale, et à la famille elle-même. Finalement, ce dont on s’est rendu compte c’est qu’elles passent énormément de temps à rédiger ce rapport, alors que seu- lement deux heures par mois sont consacrées et rémunérées pour l’écrire, et qu’elles y passent un temps fou. Les jeunes y arrivent mieux que les anciennes. Et elles n’ont bénéficié que d’une forma- tion à l’informatique. Elles disent qu’elles doivent choisir les mots. Dans ces familles, elles sont amenées à y revenir, cela peut avoir des conséquences dans le cas où il faut signaler des problèmes graves : drogue, maltraitance, ou autres. Donc, elles s’arrachent les cheveux sur le : comment doi- vent-elles écrire les choses, des choses qui doivent être nuancées, fines, mais précises, etc. ? Le tra- vail à porter là-dessus. Il y a l’intervention en elle-même, puis le rapport. Mais avant, il y a la prépa- ration de l’intervention, puisque l’association couvre tout le périmètre de l’Île-de-France. Elles ont l’adresse de ces familles, dispersées sur l’Île-de-France. Alors, comment elles s’y rendent dans les familles, par les transports en commun ? Comment elles s’habillent pour s’y rendre ? Elles dévelop- pent des stratégies différentes en fonction des quartiers dans lesquels elles doivent se rendre ? Et, finalement, ce qui est apparu, c’est que les deux phases avant l’intervention et après l’intervention étaient totalement « escamotées » par la direction, ce n’était pas cela le cœur du métier. Or, en fait, ça s’avère extrêmement important.

On peut faire le parallèle avec un service d’incendie et de secours de pompiers professionnels. Leur devise : « sauver ou périr », montre bien à quel point le métier est centré sur l’intervention. Les pompiers eux-mêmes en ont oublié que : « se tenir prêt, c’est aussi travailler » ; que l’avant et l’après intervention sont des phases de travail déterminantes pour la suite du travail. Cela se con- firme par le bilan annuel des accidents de travail et des maladies professionnelles. La grande majo- rité des accidents, graves ou bénins, a lieu hors interventions, pendant les phases de préparation. Mais que font les pompiers quand ils ne sont pas en intervention ?

En fait, ils « prennent soin » des équipements : les camions ; ils entretiennent la caserne ; ils net- toient, etc. ; et ils s’entretiennent eux-mêmes, leurs conditions physiques. C’est sur ce point que l’enquête syndicale a porté : quel est ce travail qui n’est pas identifié comme tel et qui pourtant est source d’atteintes à la santé ? En parallèle à noter comme résultat l’extrême difficulté des pompiers à parler de ce travail-là, qui n’est ni valorisé par le public ni par la hiérarchie, qui rend compte de