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Patrice Pavis se demande dans son Analyse des spectacles si une théorie de

l’acteur est possible. À son avis, considérant qu’il est difficile de cerner une personnalité, éclaircir le travail de l’acteur serait un projet ambitieux et téméraire471. Cependant, nous constatons dans cette recherche que nous disposons d’une théorie de la personnalité, et qu’elle peut aider à éclairer le travail de l’acteur. Le théâtre est un problème physique et objectif qui implique l’imagination ; il n’a pourtant rien à voir avec la métaphysique. C’est à partir de cette base théorique qu’il est possible de faire le premier pas - et le plus important - pour résoudre la question la plus significative de cette étude : la résolution du problème de la dualité intérieur-extérieur présente dans les théories de la formation de l’acteur.

1. Démarquer et observer l’objet

La contribution de Sartre à la résolution du problème en question est la possibilité de comprendre qu’il n’est pas nécessaire de recourir à la dualité intérieur-extérieur, c’est-à-dire, au manichéisme esprit-matière (ou âme-corps/ intérieur-corps), pour cerner un phénomène : qu’il s’agisse, selon ce que Sartre propose, de l’imagination, de la perception, de l’ego ou de l’émotion. Il a créé la possibilité d’une élucidation objective de la personnalité, ce qui signifie affronter la question de l’homme dans le temps et dans l’espace entre les choses et les autres, qu’il soit ou non sur scène. Cela nous permet de comprendre, d’un côté, en quoi consiste le personnage, de l’autre, en quoi consistent l’acteur et son travail. Sartre nous permet de comprendre comment s’objective la personnalité. C’est parce qu’elle s’objective qu’il est possible de produire le personnage. Nous faisons référence à la représentation de personnages parce que c’est dans ces termes que les directeurs-pédagogues étudiés travaillent. Toutefois, nous

ne nous refusons pas de comprendre le travail de l’acteur à travers sa gamme infinie de possibilités et de créations éventuellement mises en scène.

À travers son observation de la personnalité il est possible d’éclairer le travail de l’acteur, étant donné qu’il s’agit d’une personnalité qui représente une autre personnalité. Une étude scientifique de l’acteur ne montrera jamais tout ce que Stanislavski, Copeau et Jouvet ont dit, parce que cette étude du travail de l’acteur n’aura pas besoin de prouver que l’acteur, à un certain moment, révèle l’âme, l’intérieur, ou bien qu’un esprit prend sa place.

Le premier pas vers la résolution du problème concernant la dualité intérieur-extérieur dans le travail de l’acteur consiste à observer l’objet et pour cela, il faut d’abord le délimiter : délimiter le théâtre en tant que théâtre, l’acteur en tant qu’acteur. Le théâtre n’est ni une religion ni une thérapie. C’est un art. L’acteur n’est pas un prêtre. L’acteur est un homme qui travaille, qui représente, qui, dans les théories étudiées, met sur scène des personnages pour un public.

Les théories théâtrales étudiées dans la première partie de cette recherche, ont mélangé les disciplines : elles ont amalgamé l’anthropologie ou la théorie de la religion, l’anthropologie ou la théorie métaphysique avec le théâtre. Dans ce cas le théâtre devient un rituel religieux et on confond tout. Si on introduit de façon clandestine le rituel religieux dans le théâtre, si on y introduit le sentiment religieux (ce qui légitime le rituel religieux), on mélange les objets et le théâtre perd sa force. On ne sait plus comment expliquer en quoi consiste le travail de l’acteur. On tombe dans ce qu’on appelle le « recours à l’infini ». Il n’y a plus de critères d’évaluation du travail de l’acteur. La résolution du problème passe alors par une nouvelle délimitation de l’objet : une pièce de théâtre n’est pas une cérémonie religieuse, indépendamment de la religion évoquée. Une pièce de théâtre est une œuvre d’art.

Une personnalité est un homme objectivé dans un certain contexte, c’est-à-dire, matériellement, temporellement, en un temps et un lieu de l’espace entre les autres et les choses dans son processus de relations. Pour traiter du travail de l’acteur il faut une théorie de la personnalité. L’acteur, tout comme la personnalité que l’acteur doit

objectiver sur la scène, ne dépend pas des doctrines ou des croyances métaphysiques de l’esprit et de la matière. Il ne s’agit pas ici de savoir si l’homme a une âme ou pas. Ce qui importe c’est ce qui est objectivement visible, mis en mouvement sur scène.

Nous chercherons maintenant à résoudre les problèmes plus importants présentés dans la première partie de cette étude : la question du don, celle de la relation acteur-personnage et sa relation avec le corps. En se basant sur la connaissance acquise il est toujours possible d’affirmer que l’imagination et l’émotion ne seront pas comprises comme le jaillissement d’une intériorité. Une étude sur ces questions spécifiques sera menée ultérieurement dans cette troisième partie.

2. Le désir d’être acteur

Une des premières questions que la théorie de la personnalité de Sartre nous permet d’expliquer est celle qui concerne le devenir acteur, ce qui dans les théories étudiées impliquait toujours la question du don. Nous reprenons ici ce qui a déjà été éclairci lorsque cette question a été discutée dans le chapitre I de la première partie de la recherche : une pensée qui explique qu’il y a une détermination a priori, une disposition a priori pour être celui que nous sommes, implique la croyance au dualisme acte-puissance. Selon cette idée l’être en puissance serait celui qui est caché dans un être en acte. Tout être en acte provient d’un être en puissance qui, à son tour, était occulté dans un être en acte. Mais si nous reculons de cette façon, on devrait trouver à la fin un être en acte qui ne résulterait d’aucune puissance. Cette pensée est basée sur une croyance profane : il faut croire qu’au tout début il existe un être en acte qui n’est le résultat d’aucune puissance. Ryngaert confirme la persistance de cette conception à propos du don :

« L’enseignement de l’art de l’acteur se heurte en Occident à la question du ‘don’ qui revient dans les discours des formateurs. Même si l’on apprend à être acteur dans les écoles, rien ne remplacerait les qualités initiales comme la présence, la flamme, le ‘je ne sais quoi’ faisant la différence avant toute intervention pédagogique »472.

Si l’on procède néanmoins à une vérification de ce qui est constitutif du phénomène, nous constaterons l’existence, en fait, de la « possibilité d’être ». Chacun a ses possibilités d’être dans le champ de possibilités dans lequel il se trouve, le changement du champ de possibilités modifiant ainsi le résultat.

Pour rester fidèle à la théorie de Sartre il ne serait pas possible de comprendre qu’il y ait une personnalité a priori ou bien une puissance qui déterminerait ce qu’une personne va être. Nous avons vu que ce n’est pas possible d’avoir un Je a priori, ce qui exclut l’existence d’une détermination a priori de ce que nous allons faire et être. Les actions elles mêmes sont constitutives de notre personnalité. C’est à travers l’action concrète dans le monde que nous devenons qui nous sommes.

Au-delà de la compréhension des actions comme constitutives de l’Ego, nous allons reprendre la compréhension de la notion de désir et de projet d’être. S’il n’y a pas de Je antérieur (ce qui signifie, également « Je intérieur »), on exclut la possibilité du don, c’est-à-dire, la personnalité a priori, ou une puissance qui deviendrait un acte. Cette force vers une profession, vers une action, Sartre l’a appelée désir et projet d’être. Pour comprendre le désir, il suffit de regarder l’histoire concrète d’une personne, ses médiations et son environnement : chacun d’entre nous est né dans une certaine famille, dans un certain pays, à un certain moment, dans des conditions matérielles précises.

Un enfant né dans un bidonville aura probablement la force nécessaire pour devenir un joueur de football, ou bien un dealer. Cela dépend de ses médiations. Ce n’est que dans des conditions exceptionnelles qu’il désirera devenir acteur ou musicien473. Le désir d’être acteur se constitue « historiquement ». C’est un résultat et non un principe. Le désir d’être c’est ce qui nous déplace vers le futur. Nous sommes ce que nous faisons et non le contraire comme l’affirmait Copeau.

Cherchant à comprendre la naissance de ce qu’il appelle sa vocation, Dullin utilise ce terme à plusieurs reprises pour définir exactement ce que Sartre appelle le désir d’être. Dans ce cas précis, le terme n’a aucune relation avec l’idée de don.

473 A ce propos, il est très intéressant et opportun de voir le film Cidade de Deu s dirigé par Fernando

Dullin nomme « vocation » l’attraction qu’il éprouve pour le théâtre. En essayant de comprendre son attraction par le métier d’acteur il recherche l’histoire de son enfance, sa matérialité et ses médiations. Dans ce sens, sa rationalisation est dans la même optique que la théorie de Sartre. Mais quand il affirme que, malgré tout ce qu’il a vécu, il existait un don a priori, il tombe dans la dualité acte-puissance. En relisant Dullin nous constatons qu’en fait il ne comprend pas comment il a pu être attiré par cet art :

« Ceux qui tout jeunes ont été conduits au spectacle par des parents, amateurs de théâtre, ont pu être victimes de la sorcellerie de la scène, de l’attirance du monde mystérieux des acteurs et des personnages ; mais moi qui suis né dans la montagne, loin de toutes ces tentations, qui suis allé pour la première fois au théâtre à dix-sept ans, en dehors de quelques séances du guignol du quai Saint-Antoine à Lyon et d’une représentation de ‘Jeanne d’Arc’ à l’occasion de la distribution des prix, au couvent, où mes sœurs étaient en pension. Comment suis-je venu au théâtre ? »474.

Mais Dullin continue sa recherche et se souvient de son premier contact avec le théâtre et son atmosphère. « C’est dans cette toute première enfance qu’on me mène à cette représentation de ‘Jeanne d’Arc’ ! Ma sœur Pauline joue le rôle de Jeanne »475. Nous voyons ici ses médiations : la famille, la sœur, enfin, son noyau sociologique. Le théâtre prend une place importante dans la vie de sa famille. Ensuite il raconte : « ...Mon oncle Joseph juge le moment opportun pour me donner le goût des belles-lettres... »476. On voit que Dullin a un oncle qui lui transmet aussi le goût pour les lettres. L’oncle apprécie l’art et désire le faire connaître à son neveu. Dullin explique par la suite la constitution de son désir d’être acteur : « On ne parlait jamais de théâtre à la maison, cependant une fois mon père avait rapporté de la ville un magazine consacré à Sarah Bernhardt et à un grand chanteur dont j’ai oublié le nom. (...) je me mets à courir en criant : je veux être ‘chanteur d’Opéra !’ »477. On peut remarquer ici la médiation de son père qui apporte à la maison une revue portant sur des acteurs et des chanteurs. On ne peut pas ignorer que la revue, le théâtre et les lettres ont été présentés à Dullin par des personnes de sa famille : son père, sa sœur, son oncle. C’est donc sa famille qui a joué le rôle de médiateur entre lui et l’art en général et le théâtre en particulier. Aller vers le théâtre, dans son cas, renforce ses liens en tant que frère, fils, neveu. Dullin s’est forgé

474 Charles DULLIN, Souvenirs et Notes de travail d’un acteur, Paris : Odette Lieutier, 1946. p. 11. 475 Ibid., p. 14.

476 Ibid., p. 14. 477 Ibid., p. 20.

des liens dans son milieu sociologique à travers l’art (parmi d’autres choses, sûrement) et a continué en dehors de sa famille, à travers le théâtre :

« Je vais enfin au théâtre!...Un camarade d’étude épris de théâtre m’entraîne à la Juive,

avec Escalaïs...Il ne faut rien moins que cette horreur pour mettre le feu aux poudres...peu de jours après je vais aux Célestins voir les ‘Pirates de la Savane’, puis chez le père Coquillat où l’on refait ‘le Théâtre libre’. Je prends un plaisir extrême à voir jouer sur les théâtres en plein air de la Croix-Rousse : Hamlet, les Filles de Marbre, Faust ! Tout cela au canevas, avec plus ou moins d’accent lyonnais.

Il y a un désaccord certain entre le travail de ces pauvres diables et mes lectures qui à ce moment vont jusqu’à Ibsen et Claudel, mais il y a dans ce théâtre vivant, si mauvais qu’il soit, quelque chose qui m’attire, quelque chose que je ne retrouve pas dans la lecture...attrait particulier d’un art qui existe bien en soi, qui n’est ni ceci, ni cela, mais

Théâtre, spécifiquement Théâtre »478.

Il conclut avec une excellente observation de la réalité : « Ma vocation théâtrale est faite de toutes ces imaginations qui ont peuplé mon enfance ; elle s’est construite en dehors de moi, je la dois aux poètes, à mon vieil oncle, à Philippe, aux chemineaux, à la nature des paysages, à mille et mille choses étrangères au théâtre...»479.

Avec cet exemple il est possible de vérifier la constitution du désir d’être acteur chez Dullin. Il ne s’agit que d’une singularité, et même vue de façon superficielle, mais c’est suffisant pour nous faire comprendre comment la constitution du désir d’être se donne historiquement, médiatisée par les choses et les autres. La force du désir d’être c’est ce qui tire une personne vers une direction déterminée, et l’intensité de cette force est, elle aussi, constituée historiquement : chaque fois que lui, Dullin, va vers l’art, vers le théâtre, il s’expérimente en tant qu’acteur, fils, frère. De cette façon, avec une expérimentation positive, il a une « anticipation psycho-physique d’être ». C’est l’expérimentation qu’il a eue, par exemple, quand, devant la revue apportée par son père, il s’écrie : « je veux être chanteur d’opéra ! ». Parce qu’il y a une « anticipation psycho-physique d’être » positive, la force du désir d’être s’accroît : plus il va dans cette direction, plus il va désirer et plus il désire, plus il va dans cette direction. La force du théâtre ne fait qu’augmenter en lui. C’est de cette manière qu’une personne peut ressentir une force extraordinaire pour réaliser une certaine action comme, par exemple, piloter un avion, écrire des romans ou représenter un personnage. Il n’y a pas la moindre nécessité d’expliquer cette force à partir d’une prédisposition a priori.

478 Charles DULLIN, Souvenirs et notes..., op.cit., pp. 22-23. 479 Ibid., p. 27.