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Fondements théoriques de la pédagogie de l’acteur élaborée par Constantin Stanislavski

3. Analyse de la deuxième phase du travail de Stanislavski

Après avoir travaillé plusieurs années en partant de l’analyse littéraire, se focalisant sur l’ « intériorité de l’acteur » ainsi que sur l’ « intériorité du personnage », vint le moment où les limites du système apparurent. « Stanislavski se rend compte que cela produit une espèce de paralysie chez l’acteur. Son élan créatif se trouvait bloqué »79. À partir de cette difficulté commence une deuxième étape dans le travail de Stanislavski, qui se caractérise par l’étude des actions physiques. Selon Benedetti, les bases de ce travail datent de 191480. Entre 1930 et 1933 Stanislavski a préparé l’étude sur ce système qui constitue la deuxième partie de A criação de um papel [La création

d’un rôle].

Stanislavski continue d’affirmer qu’une pièce, en tant qu’œuvre littéraire, ne sera géniale que si elle implique des émotions profondes, cachées dans le subconscient. Cela dit, la première lecture d’une pièce doit éveiller chez l’acteur les émotions créatrices qui vont sonder le rôle d’une manière inconsciente81. Il affirme qu’une bonne première lecture doit aider l’acteur à trouver dans l’ « âme de son rôle un fragment de lui même, de son âme»82.

Ensuite, il aborde la « création de la vie physique d’un rôle ». Stanislavski propose l’improvisation sur une scène : représenter à partir d’objectifs physiques simples. Par ce processus les acteurs arrivent à l’objectif psychologique simple. C’est ainsi que se construit leur croyance dans la réalité de leurs actes physiques. Ils répètent ces actions plusieurs fois afin d’y croire et de s’en imprégner :

« La création de la vie physique est la moitié de l’élaboration du rôle, parce que, comme nous-mêmes, un rôle a deux natures: physique et spirituelle. Vous me direz que le but le principal de notre art n’est pas dans les apparences, que ce qu’il cherche c’est la création de la vie d’un esprit humain (...). Je suis pleinement d’accord, mais justement c’est pour cette raison que je commence notre travail par la vie physique de n’importe quel rôle »83.

79 Jean BENEDETTI, « Stanislavski et les Studios », Alternatives Théâtrales 87, Stanislavski /Tchekhov,

Paris : ARIAS - Cifas, 2007, p. 5.

80 Ibid., p. 5.

81 Constantin STANISLAVSKI, A criação de um..., op. cit., p. 140. 82Ibid., p. 139.

Il est évident que Stanislavski prend de nouveau en compte une connaissance métaphysique pour clarifier le personnage et le travail de l’acteur. Ici on peut supposer que cette clarification procède sans aucun doute aussi de sa culture religieuse orthodoxe. Cette connaissance est compatible avec le credo orthodoxe: nous sommes corps et esprit. C’est avec cette notion qu’il explique l’acteur, le travail de l’acteur et le personnage. Il y a là nettement une rationalisation qui implique la dualité esprit – matière.

Dans ses écrits ce qu’il entend par « esprit » est souvent un substitut pour « émotion » ou « sentiments ». Alors quand Stanislavski dit qu’il faut « partir de l’extérieur vers l’intérieur », dans cette phase de son travail, il dit en fait qu’il faut « partir des actions physiques pour atteindre l’émotion », ce qu’il appelle aussi « sentiment » : « l’esprit ne peut cesser de réagir aux actions du corps, dès qu’elles sont authentiques, bien évidemment... »84.

Selon Stanislavski l’un des moteurs de nos émotions réside dans la « vérité et la foi que nous avons » tant dans nos actions physiques et que dans nos objectifs85. Cette foi expérimentée et décrite empiriquement par Stanislavski sera clarifiée par Sartre de façon très rigoureuse dans sa théorie de l’imaginaire. L’implication plus ou moins forte de l’acteur sous-entend une croyance plus ou moins forte de celui-ci dans le personnage.

Nous voyons ici un point de concordance dans les observations et descriptions de Stanislavski et de Sartre. Ce qui diffèrencie l’ un de l’autre c’est que Stanislavski comprend que cette foi est intérieure et concerne ce que « le corps est en train de faire ». Son éclaircissement sur le travail de l’acteur engage toujours la notion d’âme, même quand il aborde la foi : « Il suffit que l’acteur croie en lui même pour que son âme s’ouvre, accueillant tous les objectifs et émotions intérieures de son rôle »86.

Le cheminement du travail de l’acteur dans cette deuxième partie du processus de Stanislavski est, de façon résumée, le suivant : l’acteur part des actions physiques

84 Constantin STANISLAVSKI, A criação de um..., op. cit., p. 162. 85 Ibid., p. 163.

« de la vie réelle », compatibles avec la situation du personnage dans la scène. Il doit croire à ces actions et de cette façon naissent les émotions. C’est ainsi que les actions prennent vie.

Cette phase inclut encore l’analyse ou l’étude du contenu intérieur de la pièce, ce qui suppose le processus d’étude de la pièce et du rôle. Analyser un rôle implique, selon Stanislavski, analyser son âme. Nous retrouvons la notion vérifiée dans la première phase de ses propos, quand il affirmait la nécessité de trouver ce « MOI » profond où sont rangées les émotions. Cette analyse implique aussi la rencontre des liaisons entre le rôle et l’acteur, c’est-à-dire, des émotions et des expériences en commun. Nous sommes ici sinon dans le psychodrame proposé par Jacob Levi Moreno, du moins très proche de celui-ci, comme l’a bien observé Sham’s dans L’acteur, entre réel et imaginaire87.

Cette proposition est le chemin qui mène au psychodrame. C’est une des conséquences négatives de l’ « intériorisation » du travail de l’acteur. Cela n’a pas été identifié par Stanislavski dans ces termes, c’est-à-dire, en les reliant au concept de psychodrame. Mais le directeur russe a remarqué à certains moments de son travail que les acteurs, et lui même en tant qu’acteur, avaient des problèmes pour travailler l’émotion relativement au personnage. On remarque que le travail sur l’émotion est fragile, suscite des craintes, Stanislavski averti qu’il est dangereux. Je fais noter encore une fois que ce que sa rationnalisation lui permettait de croire est que l’émotion était du domaine de l’inconscient:

« Dans notre art, contraindre ses émotions, même dans une faible mesure, est pour un acteur déjà bien risqué ; que dire alors des rôles tragiques où la contrainte est dix fois plus forte ? On s’y heurte en effet à des épreuves particulièrement pénibles, à des problèmes de création qui dépassent les forces d’un acteur inexpérimenté (...). Les moments forts et la contrainte imposée au tempérament sont d’autant plus dangereux qu’ils s’exercent sur une nature d’artiste. Pour atteindre naturellement de tels climats psychologiques, il faut s’y préparer longuement. Si les premières marches sont logiques et vous mènent crescendo, (...) vous pourez finalement, à

l’aide du conscient, atteindre une certaine hauteur résultante, à partir de laquelle commencent les sphères supérieures du supraconscient. L’élan peut vous élever jusqu’à cette région et vous livrer au seul pouvoir de l’émotion...»88.

87 SHAM’S, L’acteur, entre réel et imaginaire, l’Harmattan, 2003, p. 176. 88 Constantin STANISLAVSKI, Ma vie dans..., op.cit., pp. 167-169.

Cette fragilité pour travailler l’émotion se doit exactement à la rationnalisation qui l’explique: une rationnalisation qui jette l’acteur dans l’occultisme.

Stanislavski affirme qu’après avoir « incarné » un personnage mélancolique, par exemple, les acteurs restaient prisonniers de cette mélancolie. Ils restaient émotionnellement troublés, confus. En fonction de cela il a développé un système de travail qui engageait d’abord des exercices physiques, une approche corporelle : les actions physiques ici décrites. Il a essayé de résoudre le problème en partant des actions physiques, pourtant il n’a jamais abandonné la notion d’ « intériorité de l’acteur et du personnage ». Ce problème a été aussi rencontré par Meyerhold et celui-ci en a beaucoup parlé dans ses écrits. Comme nous le verrons dans la deuxième partie de cette recherche, Meyerhold critiquera l’intériorisation qu’il acusera de rendre les acteurs malades, neurasthéniques (terme aussi utilisé par Stanislavski).

Le directeur russe propose l’analyse de la « ligne extérieure » et de la « ligne intérieure » de la pièce. Par « ligne extérieure » il comprend les faits, les actions : ce qui est décrit par l’auteur. Il suffit de les vérifier et de les décrire. Selon le directeur-pédagogue, le plus important c’est l’analyse de la « ligne intérieure », c’est-à-dire, l’analyse de la justification des faits: en fonction de quoi les personnages agissent de telle ou telle façon.

Ce qui importe le plus, selon Stanislavski, c’est qu’en faisant cette analyse, en étudiant le texte, l’acteur doit être capable de raconter l’histoire de la pièce, raconter ce fil conducteur qui est fourni par l’auteur. En faisant cela, l’acteur doit laisser le champ libre à son imagination. En utilisant des termes propres à la théorie de Sartre sur l’imaginaire on peut expliquer les orientations de Stanislavski : par identité noématique avec les épisodes de la pièce l’acteur doit prendre conscience des épisodes personnels de sa propre vie sociale. Ce sont des occurences spontanées d’images (auditives, visuelles, sonores, etc.). Le directeur-pédagogue propose que l’acteur accueille ces occurences et évite de les rejeter. Ceci est illustré par la citation où Kostia, élève-acteur fictif, dialogue avec Tortsov, metteur en scène fictif :

« Quand j’ai eu fini de raconter ma vision intérieure, j’ai tout de suite eu envie de critiquer ce stupide produit de mon imagination, mais Tortsov agitant vivement les bras m’a crié :

- pour l’amour de Dieu ne fais pas çà,! Tu n’as pas le pouvoir d’ordonner à toi même l’évocation de ces souvenirs ci ou ces souvenirs là, selon ton bon vouloir. Laisse-les reprendre vie spontanément et laisse-les agir comme de puissants stimulants de ta créativité d’acteur. La seule condition est qu’ils ne contredisent pas la trame fondamentale de la pièce, telle que le dramaturge l’a écrite »89.

Pourquoi Stanislavski propose-t-il que l’acteur travaille de cette façon ? Pourquoi propose-t-il que l’acteur ne porte aucun jugement sur cette occurence spontanée de la conscience? Parce qu’il comprend qu’il s’agit d’un affleurement, d’un jaillissement de l’inconscient. Les instruments théoriques dont il dispose lui permettent de comprendre que cette occurence spontanée doit être défendue et protégée : elle serait une révélation de l’inconscient.

Nous anticipons superficiellement la discussion qui sera reprise de façon approfondie dans la troisième partie de cette recherche. Il est important de reprendre ces textes de Stanislavski, de présenter dans cette recherche son processus de travail, dans la mesure où cela permet de montrer, peu à peu, les bases qui sous-tendent ces processus.

Le directeur poursuit en stimulant l’imagination de l’acteur, lui demandant : quand et comment se sont déroulés tous les épisodes (de la pièce) qu’il visualise avec sa « vision intérieure » ? A quoi songe le personnage? Comment vit-il? Comment ce personnage aurait-il pu connaître tel autre personnage? Qu’ont-ils ressenti lors de leur première rencontre? Et ainsi de suite. Selon Stanislavski, ce sont les réponses à ces questions qui vont composer ce qu’il appelle la « ligne intérieure de la pièce ».

Pour que les acteurs se mettent à la place du personnage, ils doivent avoir une imagination fertile. Ils ont alors besoin de chercher « ce qui mène au développement d’une imagination qui est encore en phase embryonnaire »90. Ils commencent cette analyse couche par couche, comme l’atteste Stanislavski, progressant du dessus vers le dessous, soit: des choses les plus accessibles aux « sentiments conscients » des acteurs vers les moins accessibles. Ce que le directeur comprend par « couche extérieure » est

89 Constantin STANISLAVSKI, A criação de um..., op. cit., p. 184. 90Ibid., p. 187.

constitué par l’intrigue, les faits, les événements de la pièce. Il appelle « deuxième couche » l’évaluation des faits : dans certaines pièces ce qui est significatif ce sont les attitudes des personnages face aux évènements. Comment sont-ils affectés par les faits ? Stanislavski appelle cela le « contenu intérieur » d’une pièce ou encore l’ « analyse intérieure du personnage ». L’analyse proposée doit expliquer comment les éléments se traduisent en actions. Il faut trouver des justifications aux actions. Stanislavski propose que les acteurs pensent à une justification compatible avec la situation proposée dans la pièce. Pour cela, ils posent la question suivante : si les choses s’étaient passées ainsi, qu’aurais-je fait [si moi, l’acteur, j’avais été à la place du personnage] ?91.

Le travail de l’acteur consiste à décider ce qu’il devrait faire s’il était dans la situation du personnage. Quelle action physique aurait-il exécuté? A ce moment là l’émotion ne doit pas intervenir. L’acteur devra alors exécuter les actions physiques : marcher, regarder, écouter, etc. Après qu’il ait créé la ligne ininterrompue d’actions physiques, la « ligne de l’être physique », il va créer l’ « entité spirituelle du rôle » :

« ...le lien entre le corps et l’âme est indivisible. La vie de l’un engendre celle de l’autre et vice-versa. Dans toute action physique, à moins qu’elle ne soit purement

mécanique, se trouve cachés une part d’ a ction intérieure, un peu de sentiment

[émotions] »92.

Après avoir révisé les exercices sur les actions physiques, l’auteur demande : a qui appartiennent ces actions ? À l’acteur ou au personnage ? Et il répond : « l’entité physique est à vous [acteurs], les mouvements aussi, mais les objectifs (...) sont communs aux deux ; où finissez vous et où commence le personnage ? »93. De la même façon il demande ensuite : à qui appartiennent les sentiments ? à l’acteur ou au personnage ? Et il répond qu’il y a une fusion, qu’il y a un moment où on ne peut pas distinguer où commence l’acteur et où finit le personnage : « dans cet état, vous vous approchez chaque fois encore plus de votre rôle, vous sentez qu’il est en vous même et que vous même vous êtes dans le personnage »94. « Quand vous aurez atteint la sensation que vous êtes dans votre rôle, et ce dernier en vous, quand, spontanément, il

91 Constantin STANISLAVSKI, A criação de um..., op. cit. , p. 192. 92 Ibid., p. 239.

93Ibid., p. 242. 94Ibid., p. 243.

fusionera avec votre état créateur intérieur limitrophe du subconscient, alors foncez, en pleine confiance »95.

Il n’est pas difficile de remarquer que cette explication est confuse. Stanislavski veut éclaircir la relation acteur-personnage, mais, puisqu’il s’appuie sur un fondement métaphysique, il n’y arrive pas. Comment pourrait un acteur, empêtré dans cette confusion, travailler en pleine confiance comme il le veut ? Nous avons vu tout au long de ce chapitre que la technique proposée par Stanislavski, qu’elle provienne de la première phase de ses recherches ou bien de la deuxième phase, implique la relation avec l’émotion et celle-ci a toujours été expliquée par lui à partir de la théorie psychanalytique. Tout le travail de l’acteur est donc basé sur la notion de l’inconscient, qui implique une croyance profane : il y a quelque chose d’obscur qui nous gouverne.

A partir de l’investigation faite dans ce chapitre il reste évident que Stanislavski fonde son travail sur l’idée qu’une personne, un acteur et donc un personnage, ont un centre mystérieux et intime qui serait le « MOI » profond qui le gouverne. Emotions, désirs restent rangés dans ce centre de notre être.

Stanislavski observe qu’à un moment l’acteur travaille spontanément, absorbé dans le personnage, sans distance entre lui même et ce personnage parce qu’il croit au personnage en l’absence de tout esprit critique. Ce que Stanislavski ne peut pas faire et ne pourrait jamais faire, c’est expliquer le phénomène dans ces termes. Il ne peut pas le faire tout simplement parce qu’il n’avait pas la base théorique nécessaire, car cette théorie n’avait pas encore été élaborée. Mais nous, bénéficiant d’une théorie qui se limite à l’observation du phénomène en tant qu’indicatif de lui même, nous pouvons éclaircir ce qui se passait de son temps avec ses acteurs sans avoir recours à la dualité intérieur-extérieur. Cela sera fait dans la troisième partie de cette recherche.

On remarque dans son travail et en lisant les auteurs qui étudient Stanislavski que celui-ci ne s’occupe pas des questions politiques, ni pour faire la révolution, ni pour se battre contre le système de Staline. Après des annés d’abondance, il a eu des

difficultés fiancières, mais tout de même, le système staliniste a reservé pour lui une condition de vie possible. On a exigé de lui tout de même qu’il fasse une révision sur les termes qu’il utilisait, pour éliminer n’importe quelle reférence mystique dans son travail. C’était une exigence de la philosophie matérialiste. Il a essayé de s’adapter, mais pas tout à fait. Il n’a jamais abandonné ses croyances.

Dans le deuxième et le troisième chapitres de cette partie, en analysant l’œuvre de Jacques Copeau et de Louis Jouvet, nous vérifierons la persistance de la dualité intérieur-extérieur utilisée par Stanislavski. Dans la deuxième partie de la recherche nous mettrons en évidence les critiques à cette façon d’expliquer le travail de l’acteur, à cette subjectivisation de son travail.

CHAPITRE II

Bases théoriques de la pédagogie de l’acteur élaborée par Jacques