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Critiques de la subjectivisation du travail de l’acteur contenues dans la théorie du théâtre de Vsevolod Meyerhold

2. Bases théoriques de la pédagogie de l’acteur

Quand Copeau dit, par exemple, que l’acteur doit avoir « l’esprit vide », « prêt pour recevoir le personnage » ou quand Jouvet affirme que l’acteur est « habité par un autre » ou qu’il pratique un « rituel d’incarnation » ou encore qu’il va être « possédé par le personnage », « recevoir le personnage », on peut comprendre qu’il ne s’agit pas de « possession » à proprement parler. Ces expressions sont autant de figures de langage, des métaphores, utilisées dans un but pédagogique pour aborder le travail de l’acteur en relation avec le personnage. De la même façon, quand Copeau dit que dans son école il va développer le corps et l’esprit des élèves, ou leur corps et leur âme, on peut bien sûr comprendre cette expression dans un sens figuré. Il s’en remet, en fait, au désir, à la force d’être de l’élève – pour utiliser des termes de la théorie de la personnalité de Sartre, ce que nous verrons dans cette partie du mémoire. Cependant, en considérant l’ensemble de la rationalisation et des fondements de leurs théories nous pouvons constater que, d’une façon ou d’une autre, ces auteurs arrivent à assimiler le travail de l’acteur à une expérience mystique.

Si l’on accepte ces expressions en tant que métaphores ou substituts, il faut reconnaître qu’elles obscurcissent la compréhension du travail de l’acteur et suggèrent une interprétation métaphysique de son processus de création. Ces emprunts au langage théologique et métaphysique, pour expliquer la situation et les possibilités de l’acteur, risquent de donner à ce travail une image obscure et trompeuse. Si l’on prend ces expressions au pied de la lettre on est alors en présence d’un changement d’objet

provoqué par la confusion qui prend naissance lors de la transition du théâtre à la religion ou à la métaphysique.

Thomas Leabhart, Professeur spécialiste du Mime Corporel d’Étienne Decroux370, reconnaît que les expressions utilisées par Copeau et par ses successeurs sont des métaphores d’un certain « état idéal physique et mental »371 des acteurs. Cependant, ce même auteur, en essayant d’éclaircir ce que Copeau faisait et ce qu’il tentait d’expliquer, finit lui même par entamer de nouvelles discussions, cette fois-ci avec une métaphore de substitution qui ne contribue en aucune manière à sortir l’acteur de l’obscurantisme dans lequel il se retrouve. Leabhart fait référence au chamanisme dans la citation qui suit :

« Il peut sembler insolite et inattendu que ces hommes (...) aient trouvé un outil chamanique, le masque, pour s’aider à atteindre une sincérité et une présence dans le jeu. Sans connaissance profonde des systèmes ou des approches non occidentaux, ils découvrent un outil employé dans les disciplines non-occidentales »372.

Leabhart évoque le chamanisme plutôt que la possession , deux termes propres au mysticisme. Dans ce sens on peut dire que Leabhart approfondit encore plus la question de la dualité intérieur-extérieur lorsqu’il essaie d’éclairer le travail de Copeau et de ses successeurs. Ce n’est qu’un exemple de la confusion provoquée par l’emploi de ces métaphores chez les directeurs-pédagogues étudiés. Au-delà de la question mystique exprimée littéralement dans leurs réflexions, la compréhension du travail de l’acteur à travers ces métaphores s’accomplit difficilement et finit par rendre possible le renvoi à une intériorité occulte; ces métaphores maintiennent l’acteur dans la dualité intérieur-extérieur : on explique ce que fait l’acteur à partir d’un système de croyances sacrées ou profanes.

Un autre exemple de dédoublement du propos initial de Copeau, rendu possible par ces métaphores quasiment mystiques et aussi par la présence du mystique exprimé dans son œuvre, se trouve dans le travail du professeur Elisabeth Pereira Lopes décrit

370 Thomas Leabhart est professeur au Pomona College, en Californie (EUA). Il a étudié avec Étienne Decroux entre 1968 et 1972.

371 Thomas LEABHART, « Le masque, moyen de transport dans l’enseignement de Jacques Copeau » in Patrice PAVIS, Jean THOMASSEAU (Textes réunis par),Bouffonneries, op. cit., p. 146.

dans sa thèse de doctorat soutenue à l’UNICAMP373. On constate que les termes suggérés par Copeau mettent également en évidence cette équivoque lorsque cette connaissance est mise en œuvre par d’autres acteurs.

Lopes a étudié le masque à Paris en ayant accès aux pratiques et aux théories qui découlent des propositions de Copeau. Elle a utilisé le masque pour la formation de l’acteur. Ses professeurs à Paris (maître Kawahara et Gonzales) faisaient référence, selon Lopes, à l’ « acteur-chamane »374. L’auteur affirme que « Les maîtres de Masques sont des personnes mystérieuses, qui parlent peu et ne révèlent la totalité de leurs expériences et connaissances qu’à peu d’élèves, choisis à la fin du cours pour devenir des initiés »375. On peut constater que si d’un côté l’acteur est considéré comme un « chamane » (il ne s’agit probablement pas de métaphore dans ce cas) d’un autre côté les professeurs joueraient le rôle de prêtres. On peut se demander s’il s’agit d’un rituel religieux ou bien d’un cours de théâtre ; si l’on forme des acteurs ou bien des sorciers. La confusion est faite.

Lopes nous met encore en présence d’une expérience (en dehors de sa classe) de « transe, de rupture de personnalité et de possession par le masque » 376. Son professeur, le maître Kawahara, en voulant lui venir en aide, lui expliqua qu’elle se trouvait dans l’impossibilité de se débarrasser de son personnage, car elle était « possédée par le masque ». Il s’agit naturellement ici d’un professeur dont la formation prend sa source dans les propos de Copeau, et qui se sert, donc, de la même expression utilisée par lui – « être possédé par le masque » - cependant dans un contexte radicalement différent. Lopes ne dit pas, et cela doit être clair pour qu’il n’y ait pas de malentendu, que le maître Kawahara enseignait la transe. Il est cependant évident que toute l’atmosphère et les termes mêmes utilisés dans les cours étaient imprégnés de mysticisme. De toute façon, ici c’est l’expression « être possédé par le masque » qui nous intéresse ainsi que le fait de savoir que la même expression est utilisée pour éclairer ce qui se passe dans la

373 Université de Campinas – SP – Brésil.

374 Quand nous explorons un rapport de formation avec masque, nous le considérons comme une singularité du processus de travail de l’acteur en formation, singularité qui a été mise en place par Copeau. Ce qui nous intéresse ici ce n’est donc pas le masque, mais la pensée mystique impliquée dans la description de cette pratique théâtrale.

375 Elisabeth Pereira LOPES, A máscara e a formação do ator [Le masque et la formation de l’acteur] Th: Université de Campinas (SP), 1990, pp. 7-8. Traduction de Luciana Cesconetto F. da Silva.

classe de Copeau et pour éclairer une situation de transe avec le masque par le maître Kawahara. La professeur Lopes est rentrée au Brésil et a repris son enseignement de théâtre à l’Université de Campinas (UNICAMP). Il arriva que certains de ses étudiants sont entrés spontanément en transe pendant ses cours. La professeur supposait que ses méthodes pédagogiques étaient à l’origine de ces transes, mais elle n’arrivait pas à en identifier les causes exactes.

Le parcours suivi par Grotowski est un autre exemple qui montre combien cette intériorisation de l’acteur peut mettre fin à ce que l’on peut considérer comme du théâtre. En maintenant cette dualité intérieur-extérieur, en appuyant sa pratique en une croyance profane, dans une intériorité occulte, Grotowski est arrivé à quelque chose qui n’est plus du théâtre. « Il est en train de créer une forme de liturgie », disait Brook377. Le problème est que cette forme de liturgie faite par des professionnels du théâtre a été trop facilement prise pour du théâtre par des acteurs et directeurs du monde entier. Grotowski prétendait aussi élaborer une pratique qui touchait à la thérapie, ce que d’ailleurs il n’a pas non plus réussi. En fait, l’un de ses acteurs préférés est mort de cirrhose, un autre s’est suicidé. Au bout d’un moment ce n’était plus du théâtre, pas plus que de la thérapie ni même de la religion.

En fait nous sommes d’accord avec Brecht et Meyerhold lorsqu’ils affirment que la quête d’une intériorité dans le travail de l’acteur, qu’elle repose sur une croyance sacrée ou profane, est extrêmement préjudiciable à l’acteur et au théâtre. C’est ce que nous essayons de mettre en évidence dans cette introduction à la troisième partie de ce mémoire. Brecht a fait pratiquement une caricature du travail de Stanislavski en montrant la dérive de son théâtre vers un système religieux. D’autres exemples montreront, tout au long de ce chapitre, comment ce recours à l’intériorité dans le travail de l’acteur a conduit à une dégradation du théâtre.

Il est donc clair qu’en faisant appel à ce manichéisme intérieur/extérieur le théâtre risque sérieusement de se transformer en un pseudo-rituel religieux (même si on l’appelle autrement) ou bien en une pseudo-thérapie. Quand l’objectif de ceux qui font

377 Peter BROOK, O ponto de mudança [traduction brésilienne de The shifting point], Rio de Janeiro :

du théâtre devient la recherche d’un sentiment religieux ou la connaissance de soi-même, le théâtre cesse d’être du théâtre.

Stanislavski, Copeau et Jouvet, en essayant de trouver un nouveau chemin pour le théâtre, ont fini par confondre la représentation théâtrale avec un rituel religieux et une extériorisation du MOI profond (une pratique qui touche au psychodrame). Cela dit, nous n’avons pas l’intention de nier ou de dévaloriserl’immense travail que ces auteurs ont fait en ce qui concerne le théâtre. Nous ne jugeons pas leurs œuvres. Nous analysons les conséquences de cette dualité, présente dans leurs propos, pour l’acteur et pour le théâtre. La tentative de diluer le théâtre dans la religion et vice-versa est, d’emblée, vouée à l’échec, parce que le théâtre perd sa force, tout comme la religion d’ailleurs. En mélangeant les deux, le théâtre cesse d’être du théâtre et la religion cesse d’être de la religion.

Concernant la relation entre le théâtre et la religion, Brecht est, selon ce que nous avons pu vérifier, l’auteur le plus rigoureux, étant donné qu’il renonce à cette tentative de mélange. Il est important de se demander, en fin de compte, qui veut-on former : des acteurs ou bien des sorciers ; que veut-on faire : la thérapie de groupe ou bien du théâtre. Il faut choisir. Brecht propose de « démétaphyser » le théâtre, de rendre terrestre l’expérience artistique, de ne pas considérer l’homme en tant que jouet de puissances supra-terrestres ou bien de sa propre nature.

La présente étude n’a pas l’intention de prouver que l’homme est ou non le jouet de puissances supra-terrestres ou bien de sa propre nature. Ce qui importe est de comprendre qu’étant sur scène en tant que jouet de telles forces, l’acteur cesse d’être celui qui travaille. Il cesse d’être le sujet de ses actions, pourtant il va cesser d’être un acteur pour essayer de devenir un sorcier ou un prêtre. L’acteur doit être sur scène comme quelqu’un qui va réaliser un travail en tant que professionnel. C’est ce que nous avons essayé de démontrer avec les exemples que nous venons d’exposer. Nous sommes tout à fait d’accord avec Brecht et Meyerhold quand ils disent que cet appui sur l’intériorité ne fait que promouvoir l’aliénation, la dégradation du théâtre et la complication du travail de l’acteur.

Ce recours à l’intériorité a rendu difficile, jusqu’à présent, l’enseignement, l’apprentissage et la réflexion sur le travail de l’acteur. Empêtrés dans ce manichéisme, nous n’osons pas établir les bases d’une théorie du travail de l’acteur parce qu’il y a toujours « quelque chose de caché et d’inexplicable » dans l’acteur, ce qui nous gêne dans la clarification de son travail. Patrice Pavis affirme clairement cette difficulté dans

L’analyse des spectacles . Il affirme qu’il n’y a pas une théorie de l’interprétation. Il

ajoute qu’il est difficile d’en avoir une, étant donnée la difficulté de comprendre l’être humain. « Une théorie de l’acteur est-elle possible? », demande-t-il. «Rien n’est moins sûr, car si nous pensons savoir en quoi consiste la tâche de l’acteur, nous avons bien du mal à décrire et à saisir ce qu’il fait au juste, à le comprendre pas simplement avec les yeux, mais comme le demande Zéami, avec l’esprit »378. Voici le visible désir de faire appel à une intériorité mystique même chez un chercheur contemporain qui aborde l’acteur. Il prétend qu’il faut connaître l’acteur à partir de « l’esprit » pour pouvoir expliquer son travail. Il voit que cette tâche est impossible parce qu’obscure, et affirme alors qu’il est téméraire et ambitieux d’expliquer ce que fait l’acteur. Un chercheur qui prétend expliquer le travail de l’acteur à partir d’une intériorité, qui essaie de le comprendre à partir de l’esprit, ne pourra jamais se positionner de façon critique face à la dualité intérieur-extérieur dans le travail de l’acteur.

Prisonnier du manichéisme, Pavis n’échappe pas à une interrogation concernant la base du travail de l’acteur : « À peine pouvons-nous dire qu’il paraît parler et agir non plus en son nom propre, mais au nom d’un personnage qu’il fait semblant d’être ou d’imiter. Mais comment s’y prend-il, comment réalise-t-il toutes ces actions... ». Il ne parvient pas à résoudre le problème de l’acteur en fonction du manque d’une théorie de la personnalité : « Bien téméraire et ambitieuse serait la théorie qui prétendrait englober toutes ces activités de jeu (...) car l’action de l’acteur est comparable à celle de l’être humain en situation normale, mais avec en plus le paramètre de la fiction... »379.

Pavis n’est pas le seul contemporain confronté à l’absence d’une théorie de l’interprétation. Ryngaert aborde la difficulté d’élaboration d’une pédagogie de formation de l’acteur, le manque de théorie sur le travail de l’acteur:

378 Patrice PAVIS, L’analyse des spectacles, Paris : Nathan, 1996, p. 54. 379Ibid., p 54.

« La question de la formation technique est régulièrement reformulée. Il est admis que les ‘qualités instrumentales’ de l’acteur sont développées par un enseignement systématique à base d’exercices vocaux et corporels. Mais ces acquis ne suffisent pas à beaucoup de formateurs, pour lesquels l’importance de l’intériorité, du développement de l’imaginaire, de la qualité initiale de la personne (‘Où apprend-on à se développer en tant qu’être humain ?, demande Ariane Mnouchkine) revient toujours. (...) Si bien que les pédagogies s’enferrent parfois dans les contradictions de la relation personne-personnage.(...)

En fait, les grands maîtres du théâtre contemporain sont tentés de former eux-mêmes leurs acteurs, soi sur le ‘tas’ (Brook, Mnouchkine), soit dans leurs propres écoles (Chéreau, Vitez), sans pour autant leur garantir un emploi. Ce qui confirme le trouble de la situation actuelle et les insuffisances du système existant » 380.

Nous voulons montrer que le problème de la dualité que nous mettons en évidence dans les propos de Stanislavski, Copeau et de Jouvet est toujours actuel. Une recherche à propos des références théoriques des directeurs-pédagogues contemporains serait possible mais ne s’avère pas nécessaire dans le cadre de ce travail car les données que nous possédons nous permettent déjà d’affirmer que cette intériorisation a compliqué et complique encore de nos jours, le travail de nombreux élèves et acteurs, à l’exemple de ce que nous a révélé Meyerhold et de ce qu’on a constaté à la suite du travail du professeur Lopes. Du fait des difficultés de compréhension de ce qui se passe quand l’acteur travaille et en faisant appel à des explications métaphysiques qui le maintiennent dans l’obscurité l’acteur a de grandes chances d’éprouver ces complications. On trouve chez Jouvet plusieurs passages où il aborde ces difficultés. À titre d’exemple : “...je me suis senti dans une difficulté d’être à cause de lui, - Knock est exigeant – je me suis senti mal existant, ayant perdu mes biens personnels... »381.

En fonction de cette intériorisation du travail de l’acteur beaucoup de jeunes qui aimeraient apprendre à faire du théâtre n’y arrivent pas parce que leurs professeurs, malgré tout ce qu’ils connaissent à ce propos, désirent, en fin de compte, « libérer la personnalité » de l’élève, « faire en sorte que le MOI profond se manifeste » ou bien permettre qu’il « révèle son âme à travers le corps ». C’est-à-dire, qu’ils perdent leur objet. La technique corporelle et vocale, le travail concret sur le personnage, tout cela ressemble à un rituel religieux ou mystiqueparce qu’ils sont au service d’une révélation

380 Michel CORVIN, Dictionnaire encyclopédique..., op.cit., pp. 20-21. 381 Louis JOUVET, Témoignages sur..., op.cit., p. 111.

mystique : une communication avec l’au-delà, avec le MOI intérieur. En somme, l’élève qui voulait devenir acteur, finit par être désorienté.

On a vu dans la première partie de cette recherche que le référentiel théorique utilisé par Stanislavski, Copeau et Jouvet pour éclairer le travail de l’acteur est basé sur la théologie et la métaphysique. Nous avons également vu que ces directeurs-pédagogues ne sont pas satisfaits de la base théorique dont ils disposent : la compréhension de la relation avec les personnages est toujours compliquée et ils ont par moments la perception qu’il est impossible de comprendre le travail de l’acteur, malgré tous leurs efforts dans ce sens. Ils avouent que la connaissance qu’ils ont à leur portée ne leur permet pas d’élucider son processus de travail. Brecht et Meyerhold, en critiquant cette intériorisation de l’acteur, indiquent aussi la nécessité d’éclaircir scientifiquement le processus de son travail, et proposent le recours à des connaissances scientifiques acquises dans d’autres domaines et nécessaires à la compréhension de ce qui se passe au théâtre. Ces deux directeurs-pédagogues, en essayant de dépasser l’intériorisation du travail de l’acteur, ont trouvé, selon leur base théorique, une autre solution. En partant dans le sens opposé ils se sont maintenus dans le manichéisme.

Dans les chapitres qui composent la troisième partie de cette recherche nous exposerons quelques notions présentes dans la psychologie de Sartre afin de surmonter ce problème : comprendre le processus du travail de l’acteur d’une manière plus transparente.