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Traumas narcissiques

II- Genèse de l’addiction

2.2. Traumatismes psychiques

2.2.1. Impact psychique des traumatismes précoces

2.2.1.1. Traumas narcissiques

Les traumatismes de l’enfance peuvent être de différents ordres ; ils peuvent relever de la négligence ou de la maltraitance, mais aussi de relations précoces plus subtilement inadaptées. J’insisterai ici plus particulièrement sur ces derniers, qui sont des traumatismes passant souvent inaperçus et ne laissant pas de traces dans la mémoire explicite. Je considérerai donc ce qui, au temps de la construction du lien premier, peut faire traumatisme,

66 à savoir les inadéquations ou les défaillances de l’environnement vis-à-vis de l’individu immature, pris dans la dépendance extrême de la phase du narcissisme primaire. Dans le champ de la psychanalyse, plusieurs auteurs ont travaillé cette question, à commencer par Ferenczi qui, dans le prolongement de la pensée de Freud, a fait l’hypothèse de traumatismes qui ne seraient pas uniquement d’origine sexuelle mais des traumas narcissiques liés aux empreintes psychiques laissées dans l’enfance du sujet par les réponses inadaptées de l’objet à ses besoins. Il conçoit « le mécanisme de la traumatogénèse d’abord [comme] la paralysie complète de toute spontanéité, puis de tout travail de pensée, voire des états semblables aux

états de choc, ou même de coma, dans le domaine physique, puis l’instauration d’une situation nouvelle — déplacée — d’équilibre. »100 Pour Ferenczi ce n’est pas l’évènement traumatique lui-même qui est le plus pathogène, mais l’attitude de l’entourage de l’enfant face à cet évènement. Il écrit : « Le pire, c’est vraiment le désaveu, l’affirmation qu’il ne s’est rien

passé, qu’on n’a pas eu mal, ou même d’être battu et grondé lorsque se manifeste la paralysie traumatique de la pensée ou des mouvements ; c’est cela surtout qui rend le traumatisme pathogène »101. Ces attitudes de l’entourage ignorent les besoins psychiques d’un sujet en situation traumatique et empêchent ainsi l’élaboration ultérieure du traumatisme.

Winnicott va plus loin en considérant qu’au-delà de la survenue d’un évènement traumatique temporellement circonscrit, c’est le mode de réponse ordinaire de l’environnement aux besoins du moi du nourrisson, au long cours, qui peut être traumatique.

Pour cet auteur, c’est au cours de la période du développement précoce, correspondant aux toutes premières semaines de vie, que le narcissisme primaire commence à se construire presque passivement du côté du bébé, mais grâce à l’activité de soin de la mère, dans le sens où « au stade le plus précoce, il n’y a aucune trace de prise de conscience chez le nourrisson

et c’est pour cette raison que la dépendance est absolue »102. C’est donc à cette étape que la

menace de détresse traumatique est la plus grande. Ainsi, l’attention de Winnicott se porte sur le traumatisme « subtil », plus que sur le traumatisme « flagrant », c’est-à-dire sur le processuel du « trauma originel » plus que sur le trauma-évènement103. Il utilise le terme d’empiètement par l’environnement pour parler de ce type de trauma, dont les conséquences perturbent le développement ; « l’individu est obligé de se modifier tout entier en réaction à

100 Ferenczi S., Analyse d’enfant avec des adultes, p. 108. 101 Ibid., p. 109.

102 Winnicott D., La première année de la vie, p.312.

103 Inspiré du sous-titre utilisé par Delourmel C. dans la critique qu’il fait du livre « La crainte de

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cet envahissement » (Winnicott, 1952). Ailleurs, il souligne « que la chose la plus importante c’est le traumatisme que représente la nécessité de réagir. Réagir, à ce stade du développement humain, cela signifie perdre son identité momentanément, ce qui suscite un sentiment aigu d’insécurité »104. Il y a alors rupture de la continuité d’existence et annihilation de l’être105. Ainsi, il nomme empiètement tout ce qui porte atteinte à l’isolement du self central, défini comme une caractéristique de la santé. Les réactions de l’individu face à l’environnement empiétant sont à l’origine des mécanismes de défense les plus primitifs comme le clivage ou la projection. Au stade de la dépendance absolue, un vécu d’empiètements lourds de la part de l’entourage peut aller jusqu’à constituer une violation du noyau du self par modification de ses éléments centraux ; cela signifie que les défenses ont été percées et Winnicott situe dans cet empiètement du noyau central du moi la nature même de l’angoisse psychotique106. Lorsque l’empiètement est moins massif, l’organisation défensive mise en place sera celle d’un faux self qui, en apparence, peut-être parfaitement adapté à la réalité extérieure. D’autres conjonctures à potentialité traumatogène sont décrites par cet auteur, c’est le cas d’un environnement imprévisible, mais aussi de ce qui aurait pu utilement se passer mais qui n’est pas advenu dans les temps premiers de l’individu (Winnicott, 1975). Le vide qui en découle constitue une faille dans l’organisation du moi. Ces traumatismes du non-advenu comme les nomme Roussillon (2015) sont des traumatismes par carence

d’investissement, de soin, d’attention, mais aussi de réflexivité107. Nous terminerons cet

inventaire avec le concept de traumatisme cumulatif que Khan définit par la répétition de traumatismes mineurs entravant le fonctionnement du moi108.

Ainsi, « si l’objet, la mère, est trop imprévisible, indisponible, insaisissable,

inatteignable, insensible, impassible, inanimée, etc., elle est désaccordée, désajustée corporellement et affectivement. Le bébé ne peut la "créer", il ne peut construire l’illusion qu’il est à l’origine de sa propre satisfaction, il ne peut partager son expérience affective, ne peut constituer sa mère comme "miroir" de son sentiment d’être.

Plus exactement il a le sentiment d’être à l’origine d’un monde "mauvais", mauvais parce qu’inintelligible, discordant : il se sent "mal", là encore dans les deux sens du terme,

104 Winnicott D., Les souvenirs de la naissance, le traumatisme de la naissance et l’angoisse, p. 122. 105 Winnicott D., Théorie de la relation parent-nourrisson, p. 369.

106 Ibidem.

107 Winnicott D. Le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l’enfant, in Jeu

et réalité, p.153-162.

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c’est-à-dire qu’il sent "mal" ce qui se produit, qui reste étrange, et qu’il se sent "mauvais", à l’origine du mal, à l’origine de l’insatisfaction qu’il éprouve, de la perte de l’harmonie du monde. C’est sans doute la racine de la culpabilité primaire, celle qui précède toute ambivalence. »109 Ces traumatismes relationnels subtils non seulement fragilisent le narcissisme mais ont aussi un impact sur la constitution des liens d’attachement.