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Les transformations du système de production en France depuis les années 1980 : un terreau propice à l’émergence de nouvelles formes d’entrepreneuriat individuelle et col-

lectif

Dans un système de production1 en mutation vers une économie postindustrielle, de nouvelles orga- nisations et formes d’emplois émergent, à l’instar des CAE. Cette section a pour objet de mettre en perspective et contextualiser les transformations, depuis les années 1980, pour comprendre le proces- sus d’émergence et l’évolution des orientations stratégiques des CAE, voire des éléments de différen- ciation concernant les systèmes socioproductifs. Cinq arguments permettent d’apprécier le dévelop- pement des CAE : les spécificités de la production postindustrielle (1.) le processus d’externalisation et la croissance de la création d’entreprise (2.), la diffusion de l’idéologie entrepreneuriale (3.), le sou- tien à la création d’entreprise des politiques de l’emploi (4.) et la reconnaissance institutionnelle de l’ESS (5.).

Vers un système de production postindustriel

La place prépondérante des activités productives de services dans l’économie française (75 % de la population active en 20162) s’explique par l'essor de l’intermédiation marchande, soutenu par des transformations organisationnelles (Gadrey, 1992 ; Petit, 2008). Il en résulte une croissance de la pro- duction immatérielle (ni stockable ni transportable), caractérisée par une interaction qui implique une proximité étroite entre le prestataire et l’usagère ou le client (Gadrey, 2003), nécessitant de dépasser

1 Ici, au sens macroéconomique.

86 les paradigmes fordistes industriels (Gadrey, 1991 ; du Tertre, 2013b). L’économie postfordiste ou pos- tindustrielle qualifie un système de production où les services immatériels prennent une importance croissante et essentielle comparée à la production de biens industriels (Corsani et al., 2001). L’objet même du système d’accumulation évolue.

Pour les tenants de la thèse du capitalisme cognitif, la nature du processus d’accumulation est centrée sur le changement, l’innovation et la flexibilité. « La connaissance deviendrait base structurante de la création de valeur dans une économie fondée sur la connaissance » (Vinceneux, 2008). La production immatérielle change la nature et les formes de mobilisation du travail conduisant à l’émergence de petites structures productives (Corsani et al., 2001). L’accélération des mutations technologiques (com- munication, numérisation) à partir des années 1980 métamorphose les organisations des entreprises. Leurs frontières sont moins nettes, brouillées par la transformation (servicielle, cognitive) et l’éclate- ment de la production (externalisation).

La création d’entreprises, moins onéreuse, est accessible : les TIC réduisent les coûts d’insertion sur le marché pour les petites entreprises, l’accès aux informations à distance est facilité par Internet ; le développement de systèmes d’information et d’applications numériques simplifie la gestion des pro- ductions indépendantes (Fumagalli et Bologna, 1997). De nouveaux métiers se développent parmi les- quels informaticien, développeuse web, graphiste, etc. qui rendent possibles d’autres formes de rela- tions d’emploi et de conditions de travail, notamment hors de l’entreprise. Ces métiers sont particu- lièrement bien représentés dans les CAE généralistes. Les CAE s’intègrent dans ces transformations productives. Une majorité de CAE est généraliste et rassemble 75 % des membres exerçant une activité de type servicielle3.

Du mouvement d’externalisation à l’augmentation de la création d’entreprises

Dans un contexte hautement concurrentiel incitant à la flexibilité et l’augmentation de la productivité, « un mouvement global de déconcentration » des grandes et moyennes entreprises est observé entre 1960 et 1990 (Marschenay, 1991, pp. 463). Ce processus d’externalisation des activités productives de services4 se traduit par un recentrage sur les activités productives les plus compétitives, et par leur éclatement avec le développement de la sous-traitance5. Ces deux phénomènes provoquent une redis- tribution de la production entre les entreprises. La combinaison de ces facteurs conduit à l’augmenta- tion du nombre d’entreprises, en particulier parmi les catégories des PME6, des TPE7, des entreprises individuelles et des micro-entreprises, dans le secteur des services marchands qu’ils soient destinés aux particuliers, ou orientés vers les activités spécialisées scientifiques et techniques. Ce phénomène est visible statistiquement dès les années 1980 et confirmé au milieu des années 2010 (Bonneau, 1994 ;

3 Source : Estimation de l’autrice à partir des enquêtes de la CGScop (2014 et 2015) et de l’enquête Revenus et Temps réalisée

avec Coopaname et Oxalis. La difficulté statistique dans les CAE réside dans la possibilité d’exercer plusieurs types d’activités au sein d’une CAE.

4 Activités financières, services opérationnels, conseils et assistance, etc. 5 Permettant de réduire la masse salariale.

6 Petites et Moyennes Entreprises. 7 Très Petites Entreprises.

87 Dayan, 2008)8. La flexibilisation des structures productives entraîne une hausse de la création d’entre- prises individuelles (Bonnet, 1998).

Le renouveau de cette dynamique se traduit par trois évolutions :

(1) L’augmentation de la création d’entreprises9 est qualifiée d’un engouement de la société autour de l’entrepreneuriat (Viennet et al., 1988 ; Bonneau, 1994 ; Bonnet, 1998)10. Les années 1990 con- firment cette tendance qui accélère dans les années 2000 (+ 50 % entre 2002 et 2007) et se renforce avec la création du régime de micro-entrepreneuriat (+75 % en 2009) (Daniel et Kerjosse, 2008 ; Hagège et Masson, 2010). En 2017, le nombre total de créations d’entreprise augmente de 7 % dans l’ensemble de l’économie marchande (hors secteur agricole), 591 000 entreprises ont été créées, soit 37 000 de plus qu’en 2016, atteignant ainsi son plus haut niveau depuis 2010.11

(2) La croissance des créations d’entreprises sans salarié en France s’affirme à partir des années 2000 (Bonneau et Francoz, 1995). En 2016, 95 % des entreprises en France employaient moins de 10 salariées.

(3) C’est dans le secteur des services que les créations sont les plus nombreuses depuis les années 1980 (Bonneau, 1994). En 2015, sur les 4,4 millions d’entreprises12 que comptent la France, 74 % relèvent du secteur des services marchands, parmi elles 96 % sont des micro-entreprises dont 72 % des effectifs salariés sont catégorisés dans les activités tertiaires13.

La dynamique de la création d’entreprise depuis les années 1980 apparaît fortement marquée par la création de son propre emploi. « Ce renouveau entrepreneurial » s’explique par : l’émergence de sec- teurs de niches industrielles innovantes, l’augmentation de la création d’entreprises par des cadres, le développement des services aux particuliers, l’évolution des politiques publiques incitant à la création d’entreprises par la mise en place de primes, ou encore comme une « réponse à un impératif économique de survie » dans un contexte de chômage élevé (Bonnet, 1998, p. 33). La création est liée à la volonté de créer son propre emploi : en 2014, 40 % des créateurs étaient des personnes au chômage ou éloignées de l’emploi14 (Richet, Bignon et Mariotte, 2018). Les orientations des politiques économiques soutien- nent cette profession par le biais de réformes successives du droit des sociétés, du droit fiscal et du droit du travail. Néanmoins, si les statistiques de l’Insee15 montrent une augmentation de la création d’entreprise et du nombre d'indépendants, elles ne permettent pas de prendre en compte les entrepre- neuses qui inscrivent leur AE dans des systèmes productifs comme les sociétés de portage salarial et les CAE : elles sont recensées statistiquement comme salariés.

8 Source : INSEE, TEF, 2018, p. 148. 9 Depuis la crise de 1973.

10 L’année 1983 marque un tournant avec une augmentation de 40 % de la création d’entreprise (Bernard et Amorich, 1992). 11 Source : Insee, TEF, 2018.

12 Définition de l’entreprise de l’Insee : unité légale productive marchande. 13 Source : Insee, TEF, 2018.

14 D’après les enquêtes du dispositif SINE (Système d'information sur les nouvelles entreprises) de 2014. 15 Institut national de la statistique et des études économiques.

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De la diffusion de l’idéologie entrepreneurialedans la société française

Les années 1980 sont marquées par la diffusion d’une idéologie entrepreneuriale issue de la culture anglo-saxonne (Boyer, 2001), qui contribue à développer « une mentalité favorable à l’entrepreneuriat » (Bonnet, 1998). Les grandes entreprises incitent et accompagnent leurs salariés à créer leur propre entreprise : au droit du travail se substitue le droit commercial, plus souple et moins contraignant (Bonneau, 1994 ; Boyer, 2001). Les systèmes de management traduisent l’hybridation et la flexibilisa- tion des formes d’emplois entre le salariat et l’indépendance (Beaucourt et Louart, 2012 ; Conseil d’Orientation pour l’Emploi, 2014) et l’essor du management par objectifs, l’organisation par projet, l’évaluation des comportements, etc. (Durand, 2006). Mais la valorisation de l’engagement individuel se manifeste par une autonomie ambigüe, des responsabilités tronquées (par la pression des action- naires, la standardisation, etc.). L’individualisation et la mise en concurrence, combinées avec une injonction à l’autonomie et la prise d’initiatives, engendrent des souffrances au travail (stress, an- goisse, burn-out) et des pathologies mentales chez les salariées (Clot, 2008).

Critiques de ces techniques de management, des salariées optent pour la création de leur propre emploi afin de déterminer leur organisation de travail, de retrouver du sens dans leur travail, voire de changer d’orientation professionnelle (Stevens, 2012b, p. 110). Le chômage touche également les cadres à l'ori- gine d'entreprises intermédiaires : les sociétés de portage salarial, une « alternative à la création de sociétés unipersonnelles » (Mouriaux, 2005, p. 3). D’autres choisissent un modèle coopératif de portage à l’instar des entrepreneuses qui rejoignent les CAE. La figure de l’entrepreneur tend à incarner « le héros moderne des années 1980 ». L’essor de la gestion et du consulting se décline aussi aux PME et aux processus de création d’entreprise (business plan, étude de marché, etc.) (Bonnet, 1998 ; Boltanski et Chiapello, 1999 ; Thine et al., 2013). Depuis la fin des années 1970, un grand nombre d’acteurs, publics et privés, soutient un discours entrepreneurial favorisant la création d’entreprise (Stevens, 2012a, p. 22). Cette idéologie entrepreneuriale se diffuse dans les institutions françaises, appuyée par de hauts fonctionnaires, d’hommes et des femmes politiques, de syndicalistes y compris d’universitaires (Écoles de commerce).

Le soutien à la création d’entreprises des institutions publiques

Les années 1970 marquent le début de la mise en œuvre d’une série de mesures et de dispositifs favo- risant la création d’entreprise en France, afin de faire face à un chômage structurel endémique (Ste- vens, 2012a). « Les chômeurs pourraient essayer de créer leur entreprise au lieu de se borner à toucher les allocations de chômage ! [...] Contrairement à bien des idées reçues, les tendances récentes de l'évolution économique offrent des possibilités nouvelles à l'initiative individuelle », affirme en 1980 le ministre de l’Économie Raymond Barre16. L’évolution des politiques publiques de l’emploi témoigne de l'impor- tance prise par l'impératif économique qui prend le pas sur les conditions sociales (Eydoux et Béraud, 2011). Pour répondre à la situation de chômage, l’État social promeut une idéologie basée sur

89 l’« entreprise de soi » (Méda, 2011), caractéristique de l’ambiguïté des politiques de l’emploi, dans la mesure elles soutiennent un processus de flexibilisation de la main d’œuvre dans une perspective néo- libérale (Grégoire, 2016a). « Les chômeurs doivent être « actifs » dans leur quête du retour à l’emploi ; il faut les ‘responsabiliser’ et non les ‘assister’ » (Grégoire, 2018, pp. 39). Pour la sociologue17 Fanny Dar- bus (2008), à partir de cette période, les politiques publiques favorisent l’auto-emploi par des dispositifs d’accompagnement à la création d’entreprises.

L’évolution des politiques d’emploi dans les années 1980 : la solution entrepreneuriale La décennie des années 1980 amorce une période de « promotion institutionnelle de l’auto-emploi » (Darbus, 2008, p. 20). L’accompagnement à la création d’entreprise devient un enjeu d’intérêt général, avec une reconnaissance possible de l’utilité sociale des organisations qui facilitent la création de nou- velles entreprises, au sens où elles contribuent à la réduction du taux de chômage, un enjeu désormais crucial des politiques d’emploi. En 1979, la création de l’aide aux demandeurs d’emploi créant ou re- prenant une entreprise (ACCRE) est à l’origine destinée aux cadres avant d’être élargie aux deman- deuses d’emploi, aux bénéficiaires de minima sociaux, sous forme d’aide financière et de gratuité de la couverture sociale. Incitation monétaire à la création d’entreprise aujourd’hui, les conditions d’accès au dispositif, désormais appelé ACRE18, ont été de nouveau étendues en 201919. Le début des années 1980, les premiers organismes spécialisés dans les prêts de microcrédit apparaissent parmi lesquelles les BGE20, dédiées au conseil et à l’aide technique des créatrices et des entrepreneuses. Néanmoins, ces incitations à la création d’entreprises à destination des demandeurs d’emploi s’articulent mal la prise en compte des risques socioéconomiques induits par l’entrepreneuriat21 (Bonnet, 1998 ; Bonnet et Re- nou-Maissant, 2000)22.

Le développement de l’accompagnement à la création d’entreprise dans les années 1990

L’aggravation du chômage à la fin des années 1980 induit une réorientation des politiques de l’emploi vers une démarche active, au profit de la mise au travail et de l’insertion. La deuxième période (1988- 2000) discernée par F. Darbus (2008, p. 21) est marquée par « le développement des réseaux d’appui à la création d’entreprises ». Les entreprises d’insertion, les régies de quartier et d’autres associations jouent un rôle d’intermédiaire entre la créatrice d’entreprise et le marché : SIAE23, France Active,

17 La discipline des principaux auteurs mobilisés est spécifiée lorsqu’ils sont nommés pour la première fois, afin de préciser

leur perspective scientifique d’analyse, et situer mon approche transdisciplinaire (cf. chap. 3).

18 Aide aux Créateurs et Repreneurs d’Entreprise.

19 Il permet de bénéficier d’une exonération temporaire de cotisations sociales sur 12 mois et ouvre droit à une aide financière

à la création ou reprise de l’entreprise, cf. Loi n° 2017-1836 du 30 décembre 2017 de financement de la sécurité sociale pour 2018.

20 Boutiques de Gestion d’Entreprise.

21 Comme l’augmentation des défaillances d’entreprises dans les années 1980-1990.

22 Source : Insee, Sirene (Système national d'identification et du répertoire des entreprises et de leurs établissements). 23 Structures d’insertion par l’activité.

90 l’ADIE24. Ces organismes, complémentaires ou concurrents, renforcent la visibilité et la légitimité des discours et pratiques d’encouragement à la création d’entreprise (Stevens, 2012a ; Fretel et al., 2016).

La reconnaissance juridique de nouvelles organisations et statuts pour les créatrices d’entreprises dans les années 2000

La dernière période identifiée par F. Darbus (2008, p. 23) est orientée vers « la sécurisation juridique des créateurs d’entreprises (2001-2008) ». Afin de « prévenir les échecs, renforcer l’accompagnement en amont de la création (notamment dans le cadre des transitions professionnelles », de nouveaux cadres juridiques sont institués préparant la création d’entreprise (Darbus, 2008). Dès 1993, la Mission pro- motion de l’emploi, la Caisse des dépôts et consignations et les BGE imaginent un cadre organisation- nel pour limiter les risques de faillites et les pertes d’indemnités chômage des créateurs : c’est la nais- sance des couveuses d’activité et d’entreprise. Les entrepreneuses ont l’opportunité d’y tester en si- tuation réelle la viabilité économique de leur projet, avant de s’immatriculer. C’est durant cette période que la première forme de CAE émerge. Deux textes majeurs favorisent le développement des cou- veuses et des CAE : en 1999, le dispositif Eden25 reconnaît ces expérimentations, en 2003, la loi pour l’initiative économique26 encadre les relations d’accompagnement.

La création du régime d’auto-entrepreneuriat en 2008 : vers un entrepreneuriat « po- pulaire »

La Loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008, créée un régime d’auto-emploi à destination des travailleurs indépendants : le régime des auto-entrepreneurs27. L’objectif du législateur est de fa- voriser les initiatives entrepreneuriales pour le « mettre à la portée de tous » (Abdelnour et Lambert, 2014). Simplification juridique et fiscale ce régime permet l’indexation des cotisations sociales et des impôts sur le chiffre d’affaires réalisé et l’exonération de l’immatriculation par un enregistrement en ligne auprès du Centre de formalités des entreprises pour obtenir un numéro SIREN28. « Outil d’amé- nagement de situations professionnelles précaires » (Abdelnour, 2017), le régime du micro-entrepreneu- riat constitue une « gestion individuelle du sous-emploi » contribuant à l’ « évitement ou contournement du chômage » (Abdelnour, 2014). Il renforce le déplacement d’emplois habituellement salariés vers l’indépendance, en légalisant le contournement du contrat de travail par les employeurs privés ou publics (Abdelnour, 2016). En charge d’assurer sa protection sociale à partir de leur AE, ses cotisations sont réduites, et par conséquent leurs droits sociaux, entérinant un mouvement d’individualisation et de privatisation des mécanismes de protection sociale et d’assurance (Abdelnour et Lambert, 2014). Ce régime se révèle ambigu : « [sa] force […] réside dans le fait qu’il est porté par un discours qui se veut

24 Association pour le droit à l’initiative économique.

25 Dispositif d’Encouragement au développement d’entreprises nouvelles, d’après la Circulaire DGEFP n° 2000/16.

26 Elle vise à simplifier la création d’entreprises et faciliter la transition professionnelle vers l’entrepreneuriat en développant

de nouvelles incitations administratives, juridiques et fiscales.

27 Le qualificatif initial était celui d’auto-entrepreneur. Ce régime a fusionné par la suite avec celui de micro-entrepreneur et

a donc adopté ce nom. Ce régime d’auto-emploi a été proposé par Hervé Novelli, à partir du rapport intitulé En faveur d’une meilleure reconnaissance du travail indépendant, coordonné par François Hurel. Pour en savoir plus : (Novelli et Folch, 2009).

28 SIREN pour Système d'identification du répertoire des entreprises : code Insee unique qui sert à identifier une entreprise,

91 libéral en même temps qu’il constitue une réponse aux principales formes de critique du salariat » (Ste- vens, 2012a, p. 25). Critique de ce régime, le mouvement des CAE s’inquiète de l’impact de ce change- ment institutionnel sur l’intégration de membres.

Focus sur l’entrepreneuriat culturel

Depuis les années 1990, le nombre d’intermittents du spectacle augmente plus vite que le volume d’emploi, conduisant à une baisse des rémunérations (Gouyon et Patureau, 2014a, p. 3). Les situations individuelles se dégradent. « En vingt ans, la flexibilité de l’emploi s’est fortement accrue : les durées de travail se sont fractionnées en un nombre plus important de contrats de travail de courte durée » et le temps partiel s’est également accentué (ibid. p. 1, 2014b). Les intermittentes du spectacle mobilisent d’autres sources de revenus pour pallier à leur situation. « Les revenus dont la part n’a cessé d’augmen- ter dans la vie d’artiste, ce sont ceux issus des emplois d’enseignement artistique, financés par les collecti- vités locales, de toutes les activités de services (animations, interventions scolaires, travaux dans les asso- ciations, missions artistiques au service de projets socio-éducatifs) » (Menger et Richard, 2005). L’évolu- tion juridique et réglementaire des conditions d’emplois et de rémunération (comme les périodes chô- mées) a engendré une croissance du nombre d’artistes indépendants ; là aussi, l’entrepreneuriat est valorisé, mais cette logique fait débat.

« L’artiste, l’acteur culturel, est-il un entrepreneur ? Doit-il considérer l’entreprise comme un objectif ou un outil ? L’entrepreneuriat culturel relève-t-il du champ du libéralisme économique ou de l’économie sociale et solidaire ? » (Hearn et Lecourtois, 2016). Les évolutions des conditions de l’exercice d’une activité artistique et culturelle dans un contexte économique néo-libéral appuyé par des politiques publiques favorisant l’idéologie entrepreneuriale amènent le secteur culturel à débattre de l’« entre- preneuriat culturel ». L’ « entrepreneuriat » représente « un gros mot » pour le secteur culturel et ren- contre des échos controversés parmi les professionnels de la culture (Bossuet, 2007 ; Hearn et Saby, 2014). À la demande du gouvernement29, un rapport est produit sur le développement de l'entrepre- neuriat dans le secteur culturel en France (Hearn et Saby, 2014). Il recommande notamment un appel au rapprochement des entreprises culturelles de l’ESS, l’accompagnement d’associations culturelles vers des modèles entrepreneuriaux, et la création et la consolidation de structures d’accompagnement des entrepreneuses du secteur dans des « clusters régionaux », comme les CAE30 (Hearn et Saby, 2014, pp. 30‑44). Un nouvel imaginaire entrepreneurial qui véhiculée par ce rapport : le refus du « tout en- trepreneuriat », préférant « l’entrepreneuriat social » comme un espace propice au renouvellement des pratiques culturelles (Hearn et Lecourtois, 2016). Pourtant, ce positionnement continue de faire débat dans le secteur et dans l’ESS (Demoustier, 2009 ; Henry, 2016).

29 Précisément, le ministère de la Culture et de la Communication et le ministère de l'Économie, du Redressement productif

et du numérique. Parmi les auteurs du rapport, Émilie Lecourtois est responsable de développement chez Smartfr.

30 Myriam Faivre et Stéphane Bossuet, et Sandrino Graceffa, ancien gérant de Smartfr et Smartbe ont notamment été inter-

92 Parmi ces expérimentations, on compte Artenréel, première CAE Culture (cf. 2.) et Smartfr. En 2008, la société Smartfr31 est créée en France : elle s’adresse aux professionnels de la culture, aux intermit- tentes, pour faciliter la gestion de leurs contrats et de leur rémunération notamment. Les profession- nels de la culture critique l’importation d’outils et de logiques issues de la gestion des entreprises, rejetant ainsi la figure de l’entrepreneur « visionnaire » véhiculée par les courants néolibéraux des politiques publiques. « Rien d’étonnant alors dans la position d’artistes ou d’acteurs culturels considérant que leur ‘but n’est pas de produire des bénéfices financiers’ ou que ‘le bilan financier n’est pas l’objectif premier de [leur] activité’, tout en pouvant adhérer à une approche qualitative de l’entreprise en tant que ‘regroupement de personnes qui travaillent ensemble pour mener à bien, pour entreprendre des pro- jets’ » (Henry, 2016). Philippe Henry souligne l’intérêt de l’entrepreneuriat collectif à l’instar des CAE Culture, porté par des actrices issues de la société civile, comme vecteur de transformation de la pro- duction et de la gestion, favorisant les collaborations et les mutualisations entre acteurs économiques de petite taille, tout en assurant le respect des individualités. Si les liens entre culture et ESS restent « confidentiels » et « indistincts », plusieurs phénomènes indiquent des rapprochements et des corres-