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Le choix de commencer la présentation des CAE par la dimension politique s’explique par l’importance accordée aux finalités qu’elles défendent dans une perspective de transformation sociale. L’analyse de leur modèle socioéconomique se compose à partir d’un Projet qualifié ici de politique. Cette expression définit le dessein et l’intention d’une entreprise, correspondants aux orientations, sur le plan des va- leurs, des principes, des règles et des finalités, et aux moyens mis en œuvre relatifs à la vie collective réunissant ses membres (Delvolvé et Veyer, 2009 ; Alcouffe, Chevallier et Prades, 2013). L’utopie vé- hiculée des CAE repose sur le2 travail autonome et démocratique dans une organisation coopérative. Cette section s’appuie sur les écrits des acteurs, membres et fondatrices de CAE (Poncin, 2004 ; Veyer et Sangiorgio, 2006 ; Bost, 2011) pour comprendre la déclinaison concrète du Projet politique des CAE dans un projet d’entreprise.

Accompagner à créer, gérer et développer une activité économique

Constatant les difficultés rencontrées par des entrepreneurs néophytes, pour créer, gérer et développer leur Activité entrepreneuriale (AE), Elisabeth Bost, fondatrice de la première CAE en 1995, cherche « à prendre le contrepied d’un accompagnement classique », à travers « un échange et non une évaluation et un business plan » (Bost, 2011, p. 82). Elle adopte un discours critique des méthodes d’accompagne- ments existants (limités dans le temps, conditionnés par des critères économiques, etc.), en soulignant l’enjeu public de la mise en œuvre d’un accompagnement sans sélection dans un intérêt général co- hérent avec les politiques d’emploi.

L’accompagnement proposé par les CAE s’adresse à des personnes qui souhaitent développer une activité productive individuelle. L’accueil est relativement ouvert : les candidatures sont évaluées

1Le Projet politique est distingué au moyen d’une majuscule, des projets portés par les entrepreneurs, avec un p minuscule,

afin de faciliter la compréhension.

66 selon des critères sociaux et qualitatifs, plus qu’économiques3. La CAE est pensée comme « un outil pour des personnes en capacité de développer un savoir-faire par l’entrepreneuriat, tout en facilitant l’in- sertion sociale des exclus », afin d’offrir l’opportunité de tester un projet entrepreneurial (Poncin, 2004, p. 73). L’évaluation de leur situation personnelle (familiale, financière, professionnelle) permet d’ap- préhender les moyens dont elles disposent pour développer une AE. Les financements publics mobili- sés donnent accès à un accompagnement sans contribution monétaire systématique. C’est du moins le principe originel défendu.

La politique d’accompagnement des CAE se base sur « le savoir-faire et la détermination de l’entrepre- neuse, c’est pourquoi il s’inscrit dans une temporalité longue permettant de tester une Activité entrepre- neuriale, dans une alternance entre formation et action, les potentialités de développement économique d’une Activité entrepreneuriale » (Bost, 2011). L’accompagnement technique et socioprofessionnel se construit sur plusieurs mois, afin de favoriser l’acquisition progressive des connaissances et des com- pétences entrepreneuriales, en alternant rendez-vous individuels et ateliers thématiques collectifs (marketing, communication, etc.). Cette démarche itérative repose sur l’expérimentation réelle et s’in- tègre dans une pédagogie horizontale visant l’autonomie de la personne dans le travail. L’accompa- gnement durable rend possible le test d’une AE, grâce au soutien de la coopérative sécurisant leurs stratégies. Il donne les capacités d’une gestion autonome à des personnes antérieurement salariées sans expérience entrepreneuriale. Considérant le poids des tâches administratives, juridiques et comp- tables, la coopérative mutualise des fonctions, leur permettant de se concentrer sur leur métier (Bost, 2011). C’est une alternative à la sous-traitance des activités comptables, juridiques constituant souvent une charge financière pour des AE en développement.

Construire une alternative à l’entrepreneuriat individuel par l’entrepreneuriat collectif

Le mouvement historique des coopératives ouvrières de production (Scop)4 inspire les CAE5 à travers leurs critiques de la division du travail subordonné à un employeur (Espagne, 2000a). Le vocable d’autonomie, de métier, de savoir-faire, parsème les discours des CAE et s’incarne par la figure uto- pique de l’artisan du XIXe (Veyer et Sangiorgio, 2006). Face aux techniques de management dévelop- pées à partir des années 1980, marquées par un discours sur l’autonomie, la responsabilisation des salariées et l’atomisation des solidarités au sein des collectifs de travail (Boltanski et Chiapello, 1999), les CAE proposent un cadre alternatif fondé sur l’autonomie dans le travail, la mutualisation, l’entraide et la citoyenneté économique (Sangiorgio et Veyer, 2009). Chaque personne doit être en mesure de définir, organiser et estimer la valeur de sa production, tout en bénéficiant de mécanismes de mutua- lisation.

Les personnes ne cherchent pas systématiquement la création d’une entreprise individuelle. « C’est davantage une activité, un emploi que les porteurs de projet souhaitent créer, bien plus qu’une

3 C’est-à-dire basés sur un business plan ou une étude de marché préalable. 4 Sur les spécificités du statut des Scop, voir Annexe 13.

67 véritable entreprise dont ils seraient chef » (Bost, 2011, p. 27), qui donne l’idée d’une « entreprise par- tagée » plutôt qu’individuelle. L’intégration d’une CAE exonère la personne de la création d’une so- ciété juridique ad hoc. Il lui est possible d’inscrire durablement son AE, grâce au portage juridique octroyé par la coopérative. Cette mutualisation contribue à réduire les risques socioéconomiques et juridiques individuels qui ne reposent pas uniquement sur la personne, mais sont partiellement par- tagés dans la coopérative.

Défendre les droits sociaux liés au travail

Plusieurs constats motivent la première CAE Cap Services à s’appuyer sur le salariat pour proposer une affiliation durable aux personnes dans la coopérative. En inscrivant leurs pratiques dans le droit du travail, plus protecteur des personnes que le droit des sociétés, elle donne accès à la couverture sociale offerte par le Régime Général de la Sécurité Sociale, plus favorable que le Régime Social des Indépendants à ce moment6. Le régime général prévoit notamment une indemnisation en cas de chô- mage. « Le projet politique de la coopérative va dans le même sens que la jurisprudence cherchant à éviter les contournements du droit du travail et à ramener dans le giron le droit des travailleurs ‘indépendants’ placés sous la subordination économique de donneurs d’ordre » explique Nathalie Delvolvé7 (Bost, 2011, p. 164). À ce titre, l’accompagnement inclut des temps pédagogiques destinés à favoriser la compré- hension de la décomposition d’un salaire et le système de cotisations différenciés des indépendantes. Cette combinaison entre salariat et entrepreneuriat, témoigne du rejet de la subordination inscrite dans les relations salariales (Bost, 2011 ; Delvolvé et Veyer, 2011). Dans les CAE, les ES assument l’ensemble des cotisations sociales (patronales et salariales) liées à leur emploi.

Se rassembler pour échanger, partager et coopérer

Le choix du statut coopératif s’explique par l’ambition de structurer une entreprise qui permet à ses membres de partager leurs moyens de production. La Scop, où les salariés sont majoritairement pro- priétaires du capital social, garantit les principes et les règles démocratiques. Il assure aux Entrepre- neurs-Salariés-Associés (ESA) un droit d’expression, de participation à la prise de décision, et de con- trôle sur les conditions d’exercice de leur AE, de la mutualisation et de la gestion. Pour E. Bost (2011, p. 76) : « le sociétariat permet de ne pas réduire la coopérative à une fonction de services », au sens où les fonctions mutualisées sont encadrées et déterminées par les ESA. Béatrice Poncin (2004, p. 196), co- fondatrice d’Oxalis, insiste sur la notion de responsabilité : « la coopérative ajoute une dimension de responsabilité collective. Le groupe n’est pas une somme d’individus atomisés. Ils sont reliés dans un projet d’entreprise défini dans les objectifs de chaque coopérative ». Il ne s’agit pas d’assurer des services, mais

6 Le RSI couvre les cotisations sociales minimum des indemnités journalières, de l’invalidité-décès, de la retraite de base et

de la formation professionnelle, en revanche, aucune cotisation ne s’applique en matière de Contribution Sociale Généralisée (CSG) et la Contribution au Remboursement de la Dette Sociale, de retraite complémentaire, d’allocations familiales, d’assu- rance maladie-maternité ou encore d’assurance chômage, etc. En 2017, le RSI évolue en vue d’un rattachement à terme au Régime Général.

7 Ancienne entrepreneuse (2007), salariée (2008-2015) puis associée (2009-auj.), administratrice (2011-2014), membre de la

Commission Recherche de Coopaname. Juriste, Nathalie était rédactrice et formatrice aux écrits professionnels. Elle enseigne aussi à l’université de Marne-la-Vallée. Elle exerce aujourd’hui comme avocate en libérale.

68 plutôt de garantir la capacité des membres à déterminer collectivement des réponses adaptées à leurs besoins par la mutualisation de fonctions.

Contribuer au développement local

« Outil de développement local et d’innovation sociale, la Coopérative d’Activités et d’Emploi promeut l’idée d’entrepreneuriat collectif et coopératif comme alternative à l’entreprise classique »8. L’ancrage lo- cal de leurs activités productives s’accorde avec un des principes coopératifs (cf. Annexe 2), comme le souligne une étude de la Banque Publique d’Investissement (Boussour et al., 2012, p. 50)9. « Une CAE est un outil de développement économique et social local, qui vise à créer de la richesse et des emplois sur son territoire. […] elle ne devient un outil efficace que par son appropriation locale et quotidienne par les services publics de l’emploi, les organismes et les partenaires sociaux, et l’ensemble des acteurs locaux de l’appui à la création d’entreprise, de l’insertion ou de l’emploi » (Veyer et Sangiorgio, 2006, p. 4). Les services impliquent une « incontournable proximité » géographique (Ducrot et Henriot, 2016, p. 113) facilitant ainsi l’accès des entrepreneuses aux établissements et les coopérations, malgré l’absence d’un lieu de production unique (Poncin, 2004).

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Le Projet politique des CAE se définit comme l’intention d’instituer une organisation de travail auto- nome, fondée sur les principes de la coopération de production, dans laquelle les membres s’associent collectivement et solidairement. La présentation d’un Projet politique unique cache toutefois la diver- sité de leurs Projets, une diversité liée aux orientations distinctes des réseaux de CAE (cf. sect. 2).

Section 2. L’organisation de la production : autonomie productive et mutualisation de ser-