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La nuit, la ville ne dort pas, elle se transforme. Vient le temps des restaurants, des cinémas, et surtout des cafés. Lorsque les commerces ferment leurs portes, au moment où les bureaux se vident, les cafés s’animent.

Une autre carte se dessine, un territoire se recompose, les rues fréquentées le jour se vident et certains espaces, à l’inverse, se remplissent. Les pôles d’activités nocturnes

156 Est Républicain. Ibidem.

157 Est Républicain. Ibidem.

158 Est Républicain. Ibidem.

redessinent un centre-ville, des zones de fréquentation. Le même territoire, qu’il se circonscrive à une rue, ou à une place se voit investi différemment. La rue de la Primatiale à Nancy, par exemple, vit quotidiennement cette transformation, d’un calme saisissant la journée, elle devient infranchissable la nuit, les clients débordent littéralement des cafés qui la composent. Impossible à ce moment-là de savoir comment se répartit la clientèle entre les différents établissements de la place. A une échelle moindre, la rue des Tonneliers à Strasbourg vit cette transformation elle aussi. Les terrasses envahissent la rue et celle-ci s’anime au fur et à mesure que la clientèle afflue. L’identité de ces rues de ces places, de ces territoires se voit alors bouleversée. Parfois surnommées « rues de la soif », certains espaces du centre-ville concentrent une densité d’établissements particulière. Ceux-ci s’agglomèrent autour d’une rue, d’une place ou d’une zone spécifique de la ville. Le choix de se diriger vers un de ces pôles, prime sur celui de se rendre dans un lieu précis. La notoriété de ces concentrations dépasse celle des établissements qui la composent. Les rendez-vous sont donnés « à la Primatiale » « Place d’Austerlitz » plutôt qu’au Blitz, ou qu’au café

de Bâle.

La rue Oberkampf à Paris, désormais fameuse pour ses cafés, est devenu depuis les années 90, un des lieux de sortie et de cette effervescence nocturne, connait ce phénomène de renversement. Elle voit s’opérer au cours des heures cette transformation. Le jour la rue est animée par les commerces, les services, la vie de quartier et la nuit venue elle voit des clients affluer de tout Paris. Un travail met en avant ces transformations et l’impact de celles-ci sur la vie d’un quartier ou d’une rue.

“Non seulement les pratiques liées à la centralité ludique ne s’inscrivent pas dans les mêmes lieux, mais elles ne s’inscrivent pas non plus dans les mêmes temporalités : rarement le matin, plutôt en fin d’après-midi et surtout en soirée (…). La nuit, le paysage est complètement modifié : seuls les cafés branchés sont éclairés, alors que les autres sont dans l’ombre. L’ambiance est différente : lumière, bruit, animation très tard dans la nuit. (…) Les cafés polarisent toute l’animation, (…) en définitive la rue Oberkampf est un pôle d’attraction aussi bien le jour que la nuit : à sa centralité diurne exclusivement commerçante, s’ajoute une centralité nocturne qui se lit à l’échelle de

la ville. Elle s’inscrit dans ces parcours de nuit qui redessinent la ville et ses centralités »160.

Cette inversion de centralité, se retrouve dans nos exemples de province. La place Saint-Etienne à Strasbourg connait également cette centralité qui s’inverse entre jour et nuit. Au cœur de la ville, elle voit les lycées et commerces animés le jour et à la nuit tombée l’afflux de ceux qui sortent, du Mudd Club, au Sonographe.

Cette vie nocturne, provoque des déplacements qui génèrent du bruit. Ces concentrations d’établissements posent questions. Le bruit généré par le regroupement de clients, et le trafic nocturne sont débattus dans toutes les villes de France depuis plus d’une dizaine d’année. Les sorties à la fermeture des bars provoquent des attroupements qui donnent l’impression d’une masse statique dans la rue et dérange les riverains.

Les nuisances sont de plus en plus médiatisées, reportages accablants sur une jeunesse à la dérive, augmentation des « excès de la nuit » voire problème de sécurité ; lorsque le monde de la nuit dérape c’est souvent les débits de boissons qui sont pointés du doigt. Depuis plusieurs années certains phénomènes viennent mettre l’accent sur de nouvelles problématiques, le binge drinking (biture express), les tapages nocturnes en sont les plus marquants. Ces groupements de débits sont pointés du doigt, en tant que responsables des attroupements et des gênes occasionnées.

L’été 2014 à Strasbourg a fait émerger un débat sur la qualité de la vie nocturne, renvoyant dos à dos riverains et usagers vers un arbitrage municipal. D’un côté les amoureux de la vie nocturne strasbourgeoise, les patrons de bars, et de l’autre l’association Calme Gutenberg. Un débat qui fait suite à l’initiative de l’association cherchant à mettre en avant les conséquences de la vie nocturne, surtout de ses excès pour les riverains, en diffusant sur le réseau social Facebook des vidéos qu’ils avaient eux-mêmes filmés, d’usagers se livrant à diverses activités peu glorieuses : mictions sur la voie publique, dégradations diverses, et surtout un volume sonore qui dérange. Le modus operandi de l’association a fait réagir puisque la diffusion de ces vidéos a

160 FLEURY, Antoine. De la rue-faubourg à la rue « branchée » : Oberkampf ou l’émergence d’une centralité des loisirs à Paris. L’Espace géographique, 2003, 3, Tome 32, p 232-252

été faite sans l’accord des personnes qui y figurent et, qui plus est, à visages découverts. Cette pratique a été discutée dans les médias nationaux tant elle va à l’encontre de nombreuses de valeurs républicaines. Mathieu Cahn, adjoint en charge de la vie nocturne à Strasbourg a qualifié à la suite de plusieurs échanges tendus, l’association calme Gutenberg de « version locale du KGB »161.

Reste que le débat est posé sur les conséquences de la vie nocturne dans les centres villes. Pour autant, les autorités sont assez conscientes de l’intérêt d’une vie nocturne dans leurs villes mais la sécurité des concitoyens est primordiale. Dans un article du 4 octobre 2014, un état des lieux de la situation et des mesures prises par la municipalité sont exposées. « On n’est plus dans l’alcool joyeux, mais dans l’alcool violent, notamment aux abords des établissements » 162.

Le débat s’est centré sur les problématiques de nuisances sonores, leur impact sur le voisinage et sur la gestion de ce problème par les pouvoirs publics. La problématique des nuisances est posée de la façon suivante : les débits de boissons, sont responsables d’un trouble puisqu’ils font se réunir des personnes, qui consomment de l’alcool et qui, une fois la fermeture, se rendent responsables de nuisances sonores. Les débits de boissons ne génèrent en eux-mêmes aucun bruit mais c’est leur clientèle qui s’en charge. Peut-on imputer aux cafés les troubles de l’ordre public dû à des individus ? Si les regroupements nocturnes, passée la fermeture, peuvent être de leur responsabilité, et que la tâche de les disperser leur incombe, elle est généralement appliquée. C'est une extension de responsabilité qui semble pernicieuse.

C’est là que se pose la question du rôle des débits de boissons qui sont responsabilisés ; autrement dit même s’ils bénéficient économiquement de la « nuit » est-ce à dire que d’aller dans un bar, de s’enivrer, transfère la responsabilité d’un individu au tenancier ou au serveur ? Les problèmes les plus fréquemment constatés adviennent une fois les portes du café fermées. Les clients qui ont un peu de mal à rentrer chez eux s’amassent, ou a minima mettent un certain temps à se disperser, font du bruit, un bruit devenu insupportable pour les résidents qui se voient réveillés fréquemment voire quotidiennement. Mais est-ce les bars qui en sont les responsables ?

161 Dernières Nouvelles d'Alsace, 4 octobre 2014.

Les arguments des riverains sont le droit au calme, la propriété privée. Les arguments des débits de boissons, c’est le droit d’exercer. La responsabilité politique est de garder l’ordre public intact. « La cohabitation d’un vivre ensemble en ville, avec la fête,

c’est une illusion, un mirage. Le sommeil et la fête ça ne va pas ensemble » 163 dit la présidente de l’association qui propose de déplacer les activités de nuit, les cafés, boîtes de nuits et autres vers le Port-du-Rhin. Une idée qui ne plait guère : « c’est plus facile de prendre en grippe les établissements que de traiter la responsabilité individuelle »164 selon Jacques Chomentowski, président du Groupement des cafetiers et établissements de nuit. « Il y a une vie nocturne à préserver. Mais il faut qu’elle soit organisée pour la tranquillité des voisins et la sécurité des personnes. Les établissements de nuit ont des responsabilités. Il ne s’agit pas d’éteindre les activités nocturnes » selon le Préfet165.

Ce problème est loin d’être spécifique à Strasbourg, on le retrouve dans de nombreuses villes de France. La vie nocturne est une des problématiques prises en charge par les municipalités essayant d’y apporter des réponses qui conviennent au plus grand nombre, les riverains, les élus et aussi les acteurs de la vie nocturne. Les débits de boisson bénéficient d’une position ambivalente. Décriés par certains et accusés de certains maux, ils sont aussi pour beaucoup des lieux de vie importants et qui méritent de perdurer. Leur disparition dans les zones rurales donne lieu à des procédures hybrides où la mairie achète un fonds de commerce pour y positionner un gérant, ou alors propose des aides à l’installation. Les bars associatifs sont également des initiatives encouragées. Des mairies essayent de préserver l’équilibre en ne donnant pas toujours raison aux riverains (c’est rare) et en mettant en avant le rôle des débits de boisson dans le dynamisme social et économique de la ville. Et surtout les débits de boissons bénéficient d’un soutien populaire, certes diffus, mais présent. Malgré ce que laisse entendre ce débat, le monde de la nuit, spécifiquement les établissements bénéficiant d’une ouverture tardive, sont surveillés et encadrés par la municipalité et la préfecture. Plus la nuit avance et moins nombreux sont les bars qui restent ouverts, seuls quelques-uns possèdent les autorisations spécifiques qui leur octroient ce droit. Les règles de fonctionnement du monde de la nuit ne sont pas

163 Dernières Nouvelles d'Alsace. Ibidem.

164 Dernières Nouvelles d'Alsace. Ibidem.

simples et encore moins aléatoires. Ce qui reste souvent absent du débat c’est l’envers du décor, obtenir une autorisation d’ouverture tardive est le résultat d’un processus long. La préfecture définit le cadre législatif auquel le département doit se conformer, tandis que la municipalité peut renforcer ou assouplir ces injonctions selon les cas où les problématiques qui lui sont propres. Dans les villes de Metz, Nancy par exemple, les portes des possesseurs de licence IV ferment définitivement à deux heures du matin. Passé ce moment plus personne ne doit se trouver dans l’établissement et celui-ci doit être ostensiblement fermé, volet métallique baissé. À Strasbourg les établissements ont, la consigne de rentrer la terrasse dès minuit pour respecter le voisinage. Des contrôles de police peuvent avoir lieu pour vérifier l’application de ces consignes. Dans d’autres préfectures, les établissements peuvent se voir contraints de fermer leurs portes plus tôt ou bénéficier d’ouverture plus tardive

« Pour avoir une autorisation d’ouverture tardive, ça a été une bataille »166 Marc Maria, propriétaire de huit bars et restaurants à Strasbourg, se remémore les difficultés qu’il a affrontées pour obtenir l’autorisation d’ouvrir le QG jusqu’à 4h du matin. Car, à Strasbourg, pour pouvoir ouvrir jusqu’à 4h, leurs propriétaires doivent demander une autorisation à la préfecture. Celle-ci passe d’abord par la commission technique de la Charte de la vie nocturne qui se réunit une fois par mois. Les douze membres de cette commission, mise en place en 2010 par l’Eurométropole, sont notamment des élus municipaux et des professionnels du monde de la nuit. « La commission a tous les

pouvoirs pour délivrer les autorisations d’ouverture tardive ponctuelles »167.

Les initiatives pour défendre la vie nocturne existent pour répondre de façon structurée aux associations tel Calme Gutenberg, des collectifs se structurent et tentent de mettre en avant certains arguments.

« Les mêmes qui déplorent que Paris s’endorme, signent des pétitions pour faire fermer bars et cafés dans leur quartier »168 souligne Bruno Julliard, porte-parole de la candidate socialiste Anne Hidalgo. « Il faut sortir du tête-à-tête entre professionnels de

la nuit et riverains, insiste Ian Brossât, chef de file du PCF à Paris. Donner la parole

166 Vivacité. Op. cit., p 13

167 Vicacité. Ibidem.

aux consommateurs va permettre de changer le regard que l’on porte sur la nuit et montrer que ce n’est pas seulement une nuisance mais aussi un atout »169.

En 2009 la pétition « Paris : quand la nuit meurt en silence » avait recueilli 16 000 signatures et la mairie s’était empressée d’organiser des états généraux de la nuit. Mais le substrat de cette agitation a été assez faible, la nomination de « pierrots de la nuit » chargé de sensibiliser les noctambules aux nuisances sonores en fut la seule mesure observable. Le débat reste assez stérile et chacun reste sur ses positions, les mêmes. La nuit devient un sujet politique, puisqu’elle concerne tout le monde. Ce débat est aujourd’hui loin d’être réglé, plusieurs questions restent difficiles à arbitrer. Celle de la vie nocturne en centre-ville, importante pour une frange de la population, au détriment de celle qui souhaite bénéficier d’un droit au calme légitime. De façon plus globale elle interroge la vision des centres villes et nos modes de vies. Vouloir externaliser les activités de sorties et leurs centres d’attraction, couplé aux problématiques actuelles sur les commerces de centre villes et la dévitalisation qu’ils engendrent laisse craindre un changement dans l’animation générale des centres-villes. D’un autre coté les zones d’attractivité nocturne éloigneraient une partie de la population, opérant alors ainsi des sanctions territoriales dans la désirabilité de l’offre immobilière. Les deux camps sont renvoyés dos à dos campant sur leurs positions aussi éloignées qu’entendables.

Le débit de boissons est caractérisé par un espace « autre » aux frontières de plusieurs acceptions. Un espace toujours mouvant selon les façons de l’investir des clients, qui diffèrent selon les moments. Pour être abordé dans sa globalité, il faut l’appréhender sous ses différents aspects. Parmi eux sa matérialité. Etablissement commercial il est régi par des principes qui l’inscrivent dans un ensemble urbain, ouverture tardive, charte d’harmonisation des terrasses, responsabilité de leur client. Ils occupent une place dans la vie nocturne générant des flux spécifiques, qui voient certains espaces se transformer la nuit venue.