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B : La prise de conscience hygiéniste

À partir du début du XIXe siècle un changement s’opère dans la perception du phénomène alcoolique, sous les effets conjugués des progrès de la médecine, et des changements politiques. Une prise de conscience a lieu sur la place importante qu’occupe l’alcool dans la société et sur ses conséquences.

Les hygiénistes, un courant de pensée né de la révolution industrielle, fondé par des médecins, rejoint par des économistes et des hommes politiques, sont les principaux artisans de la lutte anti alcoolique durant le XIXe et le début du XXe siècle. Ils enquêtent sur les conditions de vie et de travail des populations ouvrières et découvrent un nouveau « fléau », l’ivrognerie, rapidement rebaptisé alcoolisme. Ils alertent alors la nation sur les dimensions collectives de l’alcoolisme et leurs conséquences sur la société. Le mouvement devient politique à l’aube du XXe siècle et la plupart des mesures antialcooliques prises entre 1873 et 1954 se fondent sur les remèdes préconisés par Louis-René Villermé ou Jules Simon77.

Le portrait dressé par les hygiénistes des « victimes » de l’alcoolisme est sans appel Ces moralistes décrivent les ivrognes comme des hommes appartenant à la classe laborieuse : « leur maladie se contracte par l’abus d’eaux de vie et de vins frelatés, non par l’absorption de “boissons hygiéniques ” qui “exercent sur la constitution physique une salutaire influence ” et “sont indispensables aux ouvriers dont la profession implique un déploiement considérable de force musculaire ” C’est un “ fléau des classes laborieuses ” »78.

Leurs propositions se focalisent sur les débits de boissons et leur responsabilité dans cette maladie. Les hygiénistes veulent lutter contre les effets néfastes de l’alcool sur les travailleurs dans leurs relations familiales, sur leurs économies, tout en cherchant à rétablir la vigueur, et l’efficacité dans cette partie du corps social. Leurs travaux préconisent des taxes pour augmenter le prix de vente dans les établissements, de créer des licences pour empêcher de nouvelles ouvertures, et aussi de limiter les horaires d’ouvertures nocturnes. Ils cherchent à limiter le nombre de débits de

77 TSIKOUNAS, Myriam. Les premiers historiens français face à la question du boire. In : FILLAUT, Thierry, TSIKOUNAS, Myriam, NAHOUM-GRAPPE, Véronique, Histoire et alcool, Paris : L’Harmattan, 1999, 224p, page 103

boissons, à contrôler leur emplacement. Puisque les débits sont perçus comme des vecteurs d’alcoolisme, on crée des zones à faire respecter. Il sera interdit d’installer un nouvel établissement près d’une église ou d’une école. « Plus les ouvriers gagnent,

plus ils peuvent aisément satisfaire leurs goûts de débauche »79. L’estaminet, le cabaret sont des ennemis dont il faut se débarrasser. Cette lutte contre l’alcoolisme va permettre une réflexion sur les conditions de vie de la classe laborieuse. Les hygiénistes vont proposer des logements salubres, et des structures permettant l’accès au savoir et au sport, persuadés que cela participera à la baisse de fréquentation des débits de boissons : « Tout changera si les chefs d’entreprises permettent d’accéder à la propriété, lui construisent et lui vendent à prix coûtant des maisonnettes qui ressemblent à des fermes et sont munies de jardinets, ersatz du champ et antidote de l’estaminet […] Chaque cité sera pourvue d’équipements sportifs, d’églises et de temples, d’écoles et de bibliothèques qui réussiront à vaincre deux ennemis redoutables : l’ignorance et le cabaret. »80

Les conséquences d’une consommation répétée dans des temporalités longues sont mises en avant. L’alcoolisme devient une maladie perçue comme propre à une frange du corps social, maladie dont il faut éliminer les symptômes, dont font partie les débits de boissons. Il ne s’agit plus d’enivrement mais d’alcoolisme.

« Jusque dans les années 1880, l’abus de boissons alcooliques n’est pas considéré comme mortifère ; il n’est qu’un gaspillage d’argent et de temps, un refus du travail et de l’autodiscipline. La répétition des états d’alcoolisation aiguë, désignée par le terme d’ivrognerie, est l’apanage des classes populaires ou de quelques individus mieux lotis, mais légers de caractère […] L’ivrognerie est non pas une souffrance individuelle, mais une manifestation publique, un drame qui se joue sur le parvis des débits de boissons, sur le chemin du retour, à l’heure du spectacle hebdomadaire. »81

Après le coup d’État de décembre 1851, Louis-Napoléon, prit un décret soumettant l’ouverture des débits de boissons à l’autorisation préalable. En 1873, il institua un ensemble cohérent de mesures répressives contre l’ivresse : étaient punis d’amende, et en cas de récidives, de prison, les états d’ivresse manifeste dans les lieux publics ; sous les mêmes peines, il était interdit aux cabaretiers de servir à boire à des gens ivres ou de moins de 16 ans ; l’emprisonnement était directement applicable à ceux

79 TSIKOUNAS, Myriam. Ibidem, page 106

80 TSIKOUNAS, Myriam. Ibidem, page 107

qui avaient enivré un mineur de moins de 16 ans. La loi du 23 janvier 1873 sur l’ivresse publique marque un tournant autant qu’une réelle volonté politique de combattre les progrès de l’alcoolisme. Les débats contestaient alors au législateur le droit d’atteindre un acte qui, en soi, ne nuit qu’à l’individu. Les débats se portaient aussi sur la façon de caractériser l’ivresse. « L’ivresse manifeste est un fait matériel qui se produit à tous

les yeux et qui peut heurter l’intérêt de la morale et des mœurs, l’Assemblée nationale a reconnu que, dans l’espèce, une loi pénale était légitime et nécessaire pour mettre un frein à ce vice dégradant qui n’était alors que beaucoup trop répandu en France »82

Les débits de boissons sont la cible des mesures prises pour lutter contre l’alcoolisme et qui cherchent à limiter leur nombre ainsi qu’à définir leur emplacement. Puisque ces commerces sont perçus comme incitatifs, des zones à respecter sont créées qui les tiennent à distances des écoles et des églises, de façon à ce qu’ils ne nuisent pas, ne corrompent pas ces institutions.

Jean-Pierre Hirsch nous rappelle qu’en Alsace l’ivresse est perçue de la même façon : « Avant 1865, l’ivresse n’est qu’exceptionnelle : le décret du 29 décembre 1851 cite “ des gens ivres ” non des ivrognes. L’ivresse publique, jusqu’en 1874 en France, 1878 en Allemagne, n’est pas un délit, elle reste une circonstance atténuante devant les tribunaux : “ … que l’ivresse ne saurait excuser complètement ”. Elle est réservée à certains jours de la semaine voire de l’année.83 » Il complète en disant : « Par contre

ces conséquences restent dangereuses. Au moment où la mort reste un rite collectif mourir seul d’alcool est un signe d’anomie. »84

Des voix dissonantes existent et proposent une vision différente de l’ivresse. Cinq historiens, Louis Blanc, Étienne Cabet, Daniel Halévy, Hippolyte Taine et Jules Michelet, récusent certaines interprétations trop moralistes des hygiénistes. Ils reviennent sur leur programme. Ils proposent une différenciation entre ébriété et ivresse, et expliquent notamment « qu’il est absurde de réclamer la réduction du nombre de cabarets sans guérir au préalable le mal social. Et si la véritable finalité de cette croisade est de fermer des établissements jugés subversifs on se trompe de cible car, en dépit des apparences, les cafés ne sont pas nécessairement ‘’les églises de la révolution naissante”. Leur atmosphère est à l’image du monde environnant, de telle

82 Pais Henri Charles-Lavauzelle, Editeur militaire 10 rue Danton, Boulevard Saint Germain 118 Loi du 23 janvier 1873

83HIRSCH, Jean-Pierre. Op. Cit., page 110

sorte que, en fonction des époques, ils sont des espaces de sociabilité ou de solitude, de rébellion ou de conservatisme. »85 Leur perspicacité ne sera pas récompensée. Sans doute fallait-il malgré tout procéder à certaines mesures drastiques avant d’en arriver à notre situation.

À la fin du XIXe les hygiénistes vont mener une campagne qui a pour objectif de lutter contre l’alcoolisme, devenu un réel problème de santé publique. Ce mouvement prend une tournure politique lorsque deux candidats antialcooliques se présentent aux élections législatives de 1902, en proposant la suppression des privilèges des bouilleurs de crus, la prohibition absolue de l’absinthe et la limitation du nombre des débits de boissons. L’idée de limiter le nombre des établissements n’est pas neuve, mais elle commence à se poser de façon sociétale. Le nombre de débits est en 1899 de 400 000 faisant vivre près d’un million de personnes, une place considérable. La volonté de limiter leur développement est débattue, mais peu de politiciens prennent le risque de s’opposer frontalement aux débits de boissons. Ils sont aussi une puissance politique « avoir dans un village, le cafetier contre soi c’est, pour un candidat, un risque considérable que peu d’hommes politiques sont prêts à affronter. »86

Le mouvement antialcoolique prend de l’ampleur et au début du XXe siècle on trouve au Parlement un groupe de 150 députés et 86 sénateurs, dirigés par Jules Reinach. Un ensemble de nouvelles lois va être voté dans le but de lutter contre l’alcoolisme et à cette fin en essayant de réguler les débits de boissons.

La thèse de droit de Georges Lotte publiée en 1908 à l’université de Caen et intitulée « De la réglementation des débits de boissons » synthétise parfaitement cette période nodale dans l’histoire des débits de boissons. La problématique de son travail concerne les outils légaux, législatifs à employer pour combattre l’alcoolisme, dont les débits de boissons sont pour lui (comme tant d’autres à cette époque) les principaux responsables. En voici quelques extraits qui permettent de se représenter les problématiques de cette époque et les réponses proposées :

« Depuis quelques années, la lutte contre l’alcoolisme paraît être entrée dans une phase nouvelle. Sous la poussée patiemment soutenue des médecins, des

85 TSIKOUNAS, Myriam. Op. Cit. page 124

hygiénistes, des criminalistes, des économistes, l’opinion publique s’est émue de la marche sans cesse ascendante de ce fléau. Le cri d’alarme, poussé par le Conseil municipal de Rouen, le 11 novembre 1898, est parvenu au Parlement, répercuté en écho par un nombre considérable d’Assemblées départementales et communales. Des propositions de loi ont été formulées, sans grand succès il est vrai, en vue de combattre l’intensité du mal ; des circulaires ministérielles sont venues rappeler aux municipalités l’existence de textes propres à en pallier en partie les effets désastreux ; des groupes antialcooliques se sont formés au sein même de la Chambre des Députés et du Sénat. L’élan semble donné, désormais le législateur ne saurait tarder à prendre, dans la croisade contre l’alcool, la place prépondérante qui lui appartient. Les circonstances nous ont donc paru favorables pour traiter de la réglementation des établissements qui constituent, croyons-nous, la clef de voûte de la question alcoolique, nous voulons dire les débits de boissons. Pourquoi un régime d’exception ? La raison en est simple : la vente des boissons au détail constitue un commerce à part, d’un genre tout spécial.

Alors que le client de l’épicier, une fois servi, sort immédiatement du magasin, emportant les denrées qu’il vient d’acheter, celui du débitant, au contraire, demeure autant que bon lui semble, à la seule condition de renouveler de temps à autre sa consommation. On met à sa disposition des journaux, des illustrés, des revues de toutes sortes ; il peut écrire, traiter ses affaires, se rapprocher d’autres consommateurs, jouer, converser avec eux, si bien que, loin d’être une simple officine de commerce, le débit de boissons est un endroit largement ouvert à tous, où l’on aime à se retrouver, où l’on joue et où l’on cause : c’est le lieu de réunion par excellence. Et si l'on cause, si l'on discourt, si l'on conspire contre les particuliers et même contre l'État, on fait plus encore au débit : on y boit, et l'alcool, sous ses formes innombrables, y coule à flots.

C'est du débit que sortent ces ivrognes zigzaguants, dont les excentricités sont une cause de scandales et une menace constante pour l'ordre et la sécurité publics. Et c'est au débit que naît et se développe l'alcoolisme, ce mal terrible qui fait d'hommes robustes des pensionnaires d'hôpitaux que le délire conduira à la folie, s'il ne les pousse auparavant au suicide et au crime ; ce mal dont les effets, suivant le mot de Gladstone, sont plus désastreux que ceux de la famine, de la peste, et de la guerre, car plus que la famine et la peste, il décime, plus que la guerre, il tue, il fait pis encore, il déshonore. Réglementer un commerce dont l'exercice engendre de pareils dangers

n'est pas seulement un droit pour l'État, c'est pour lui un devoir tout indiqué, une obligation étroite, une nécessité d'ordre social. »87

Il rappelle l’importance de deux lois celle sur l’ivresse publique de 1873 et celle du 17 juillet 1880. Il rappelle qu’on doit à la première l’apparition du mot alcoolisme dans un texte législatif. Concernant la seconde relative à l’autorisation préfectorale qui subordonne l’ouverture d’un établissement à une autorisation préalable, son argument met au jour le besoin pour une profession comme celle des débits de boissons d’être contrôlée par l’état. La loi de 1880 a rapidement été vidée de sa substance au nom de la liberté du commerce et le nombre de débits n’a cessé de croitre jusqu’au début du XXe siècle.

C’est dans ce contexte qu’il fait les préconisations suivantes quant aux conditions d’ouvertures exigibles. Une déclaration préalable d’ouverture, une classification des boissons alcoolisées, une fermeture par décret possible, une limitation du nombre de débits à un pour 300 habitants, un casier judiciaire vierge pour le débitant, des zones dans lesquelles ne pas implanter un établissement, des conditions sanitaires à remplir pour le local.

Persuadé du lien entre les débits de boissons et l’alcoolisme il préconise un système de limitation du nombre d’établissements strict à travers la création de licences délivrées par l’état. « Il consiste à interdire toute nouvelle ouverture tant que le nombre

des débits existants sera supérieur au maximum légalement fixé. Son application n'entraîne donc le paiement d'aucune indemnité : tous les débitants en exercice au moment de sa mise en vigueur étant maintenus dans la possession de leurs établissements. » Dans sa thèse, Georges Lotte préfigure la loi de 1912 et le code des

débits de boissons actuel.

Dès 1912 la Ligue française des droits de l’homme avait réclamé un certain nombre de mesures très précises pour lutter contre l’alcool : le nombre des débits de boissons doit être réduit et limité, les heures d’ouverture et de fermeture doivent être strictement règlementées ; la fabrication et la vente de l’absinthe doit être prohibée ; les privilèges des bouilleurs de cru doivent être supprimés ; toute provocation à l’alcoolisme doit être réprimée. La loi du 30 juillet 1913 prévoit que le préfet pourra se substituer au maire

87 LOTTE, Georges. De la réglementation des débits de boissons. Thèse de droit, Université de Caen, 3 Juillet 1908, 208p, pages 19-25

pour créer des zones protégées dans lesquels l’ouverture de débits de boissons est proscrite.

Ces travaux vont aboutir à la création du code des débits de boissons. ce texte propose un système de licence pour contrôler le nombre de débits de boissons, la possibilité de fermer un établissement par décision préfectorale ainsi que des zones et des distances à respecter lors de la création d’un nouvel établissement, et fixe un cadre juridique qui est en grande partie encore en vigueur de nos jours. Depuis l’instauration du système des licences, le nombre de débits de boissons est passé de 380 000 à moins de 35 000 aujourd’hui.