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La consommation d’alcool est acceptée voire encouragée dans une perspective qui encourage à un échange. Boire doit se faire ensemble, avec un groupe de pair, et surtout il doit avoir une fonction secondaire. Plus précisément l’alcool intervient comme un exhausteur de soirée, accompagnant les échanges ; mais il ne doit pas être l’objet premier des sorties. « Camaraderie et fraternité grandissent autour d’un verre tant que la mesure n’est pas dépassée, faute de quoi l’alcool devient un disjoncteur social conduisant à l’isolement du contrevenant qui perd contact avec le réel en enfreignant les réglés implicites de la société. »201

200 ANCEL, Pascale. GAUSSOT, Ludovic. Op. cit., page 17

L’exhausteur de soirée est un terme que nous proposons pour synthétiser les fonctions attendues dans le déroulement de ces rendez-vous. Il vient sublimer les échanges, les retrouvailles des groupes de pairs. Il symbolise le passage d’un temps à un autre, ce basculement que nous avons évoqué. « Ce n’est pas l’alcool qui est consommé mais le moment de plaisir ; on goute sa tranquillité, on savoure le bonheur d’être ensemble. Il s’agit autant, si ce n’est plus, de “ partager la compagnie ” que le verre. La présence d’alcool signifie toute l’importance sociale du moment que l’on est en train de vivre : “il y a toujours cet aspect de marquer la joie d’être ensemble ”. Elle marque d’exception l’instant et lui confère une valeur extraordinaire. »202

Il participe de la soirée, de son déroulé, dans une recherche d’euphorie collective, partagée avec le groupe, ses effets sont perçus comme un lubrifiant à l’expérience collective et au plaisir de son déroulé. Valentine parle de « courage liquide » en se référant à ses capacités désinhibitrices. Le plaisir des retrouvailles pour les groupe de pairs est matérialisé dans un boire collectif venant par son absorption en commun « marquer le coup », pour reprendre l’expression d’Antoine. « Oui, même pire

peut-être avec ceux que je vois moins souvent, parce qu’on se dirait qu’il faut qu’on en profite plus encore. Ce qui est bête c’est sûr, mais on envie de marquer le coup. Je ne sais pas si boire beaucoup c’est la bonne façon de le faire, mais souvent c’est ce qui se passe parce qu’on a envie de provoquer » (Antoine). Il y a dans cette même

démarche une façon de provoquer l’inattendu qui peut naitre d’une coprésence partagée avec les autres clients. La désinhibition facilite la prise de contacts les échanges mêmes brefs « Provoquer les choses, la chance, les évènements. Parfois

l’alcool provoque ces choses-là et c’est ce qu’on cherche quand on retrouve des amis qu’on voit peu. On provoque l’inattendu. Pour moi c’est la pierre angulaire et l’alcool sert d’amplification à ça. C’est une recherche de ce qui n’arrive pas au quotidien, créer des souvenirs ».

Il agit aussi avec son effet désinhibiteur sur les capacités à aller plus facilement vers l’autre, de son groupe de pairs ou non, à prendre la parole et à vivre une expérience collective. L’alcool et ses effets vont alors griser tous les participants autour des raisons déjà existantes. L’alcool dans ce qu’on en attend et ce qu’on accepte en termes de comportement, est celui d’un alcool joyeux, ludique, volubile, désinhibiteur qui

accentue la fête, et le déroulé de la soirée. « L’ivresse crée la désinhibition, donc la proximité. Et donc, c’est des moments que tu partages et qui à la limite, selon moi, seront agréables parce qu’ils sont partagés pendant ce moment-là. Mais s’il devenait plus routinier, routinier, il ne le serait pas forcément. Ce qui est agréable, c’est la contextualisation du moment » (Bruce).

L’alcool délie les langues et nourrit la camaraderie. C'est le risque de perdre la face, ou plus précisément de se mettre à nu, de révéler un autre soi, le vrai soi, de perdre le contrôle de son image qui se joue. Cette mise à nu en commun qui égalise, qui remet chacun à une place différente force la confiance et la prise de risque. Celui qui fait tomber les masques pour Antoine aussi : « La libération que peut procurer l’alcool, sans vouloir en faire l’apologie, ce n’est pas le sujet, mais le fait de pouvoir délier les langues et les attitudes, c’est intéressant. Et c’est parfois surprenant de voir le comportement des gens quand ils sont alcoolisés et quand ils ne le sont pas, et c’est pour ça que j’aime bien sortir avec mes collègues, car je ne les connais qu’au travers du prisme de la société et que ça reste des gens super rigolos et que j’adore et j’aime découvrir de nouvelles facettes de leurs personnalités quand ils ont un peu bu et je pense d’ailleurs que c’est pas des facettes... C’est presque plus authentique pour moi. On a plus de facilités à porter un masque au quotidien quand on travaille, que de porter un masque quand on est un peu saoul le soir dans un bar. Donc a priori on serait tenté de dire que les gens sont plus naturels dans ce contexte ». Je pense que ça fait sauter les barrières qu’on se met et j’aime bien aller chercher ça.Johan parle de ce moment ou “on enleve les cravates” et percoit les choses de la meme facon, boire ensemble fait tomber les masques, les partcipants se trouvent à égalité autour de l’action de boire ensemble. Les liens qui unissent les groupes y sont célébrés. En buvant ensemble ces liens, ces dynamiques sont à la fois remises en jeu, et revalidées. Le partage de verres en soirées dans ce cadre est un moyen de mettre en scène, de tester, de mettre à l’épreuve ce rôle et ces positions, de jouer les liens sociaux à travers une expérience collective, partagée. « Payer à boire sans attendre de retour, c’est exercer un pouvoir symbolique, en se créant un reseau d’obligés que l’on contraint en les compromettant. »203

C’est dans cette optique de partage que peut se lire le fait de s’offrir une tournée ; comme le symbole le plus parfait d’un boire ensemble. « Je sais pas pourquoi je pense

à ça mais, quand je commençais à aller au bistrot on se payait des tournées entre potes... moi j'aime bien payer des tournées mais c'est des choses que je ne fais plus avec certains potes qui je le sais ne gagnent pas très bien leur vie, et pour pas faire étalage ». Johan ne veut pas faire étalage mais qu’il se rassure d’autres sont moins hésitants lorsqu’il s’agit de partager à boire. Nicolas et ses amis à la sortie de chacune de leurs répétitions de leur groupe de musique vont ensemble boire quelques verres. Ils ont entre eux l’habitude de s’offrir des tournées, chacun son tour. Ainsi Nicolas va offrir une tournée à ses deux acolytes, puis le verre d’après ce sera un de ces deux-là qui prendra la main jusqu’au troisième. Un mode opératoire qui leur donne la possibilité d’échanger symboliquement et matériellement. Dans le verre, il y a le partage et le renforcement d’un lien, d’un moment et de valeurs. On se donne ensemble dans ce moment. « Donc, la boisson renvoie peu ou prou à la globalité ou au cœur de l’univers social dont elle souligne, avec discrétion ou éclat, les principes d’organisation et les valeurs. »204

Dans les bars la consommation d’alcool va être mise en relation avec la sortie et participer de celle-ci, tel un exhausteur. Les effets désinhibiteurs, qui conduisent à la prise de parole, aux éclats de rires, à la célébration en groupe sont admis et recherchés. C’est dans ce cadre que l’alcool et les états auxquels il peut conduire sont admis. Avec son groupe de pairs, boire, parfois jusqu’à un état avancé (nous le verrons dans les propos qui suivent) n’est pas perçu négativement, ni par le groupe, l’individu lui-même ou les responsables de l’établissement. Bien boire, serait alors compris comme le fait de partager un moment avec son groupe de pairs, et matérialisé dans le fait de boire ensemble.

Cet aspect ludique, celui d’un alcool qui participe d’une expérience collective doit rester prioritaire et l’objet d’une certaine maitrise, en lien avec le rythme collectif des façons de boire fixées par le groupe de pairs. Tel est l’enjeu, jouer avec ses limites et rester en phase avec l’expérience collective, ne pas se désolidariser. Pourtant ces limites individuelles sont fluctuantes et fragiles, c’est le risque pris à chaque consommation, savoir gérer, tenir, jouer avec la nuit. Et Bruce de conclure sans le

savoir notre propos : « Ouais, c’est ça. La limite c’est… ou bien, ton ivresse te permet d’avoir une joie communicative, ou bien à ce moment-là, t’essaies de te modérer. Mais je pense que ce qui est intéressant dans ce moment-là, c’est de partager quoi. Boire seul, c’est de l’alcoolisme. Et boire en étant dérangeant, c’est un manque de respect. Donc l’intérêt c’est de profiter de ce moment festif ».