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Les remarques précédentes ont mis en avant le primat donné à l’expression ainsi que la prégnance de marqueurs de non-expression sur Facebook. Il s’agit, à présent, d’exploiter ces résultats en étudiant la façon dont le silence est raconté sur Facebook à travers ces traces d’expression et de non-expression qui apparaissent comme autant de « contraires » et de « conjonctions »67. Des marqueurs de différences qui – dans leurs relations – révèlent et définissent finalement le silence et ses significations. En effet, selon Roland Barthes,

« […] le signe est […] défini non par son rapport analogique et en quelque sorte naturel à un contenu, mais essentiellement par sa place au sein d’un système de différences (d’oppositions sur le plan paradigmatique et d’associations sur le plan syntagmatique) »68.

Ainsi, nous tâcherons d’approcher notre objet d’étude à travers les relations de contraire et de conjonction qui opposent et entrelacent le silence à l’expression et la non-expression.

2.2.1) La « mise en récit » du silence à travers les marqueurs d’expression

Nos premières observations ont souligné, précédemment, que la différence entre le profil d’un « utilisateur expressif » et celui d’un « utilisateur silencieux » est infime lorsque les publications s’inscrivent les unes à la suite des autres, sans laisser d’espace vide qui illustrerait le silence de l’utilisateur. Notons à présent que, dans cette succession ininterrompue de statuts, d’images, d’articles ou de vidéos, ce sont paradoxalement les dates de publication (et donc d’expression) qui rendent compte, indirectement, du temps écoulé sans intervention [figures 23 et 24] : le silence n’est jamais signifié en tant que tel mais les traces d’expression en font un élément constitutif de l’histoire de l’utilisateur – cette histoire dont rend compte son « journal ».

Aussi, bien qu’elles soient des marqueurs temporels associés au moment de publication, les dates connotent un fait second dès que nous les comparons (prises individuellement, elles ne renvoient, en revanche, qu’à elles-mêmes, c’est-à-dire à leur sens premier et communément admis : leur « dénotation » selon le terme de Roland Barthes).

67 Nous reprenons ici la terminologie de Greimas sans appliquer, pour autant, le carré sémiotique. En effet, cet

outil ne nous semble pas adapté à notre étude dans la mesure où les concepts de « silence » et d’ « expression » ne peuvent être posés et exister en soi. Au contraire, nous verrons que, sur Facebook, la notion de silence n’existe finalement qu’à travers celle de l’expression.

57 Dans ce sens, c’est parce qu’elles ancrent l’expression, que les dates de publication deviennent les indices de son contraire : le silence ou l’inexpression. Elles autorisent, en effet, une interprétation qui conduit à la conclusion qu’un temps de silence69 sépare deux publications. Et plus ces temps sont longs, plus ils caractérisent et énoncent l’utilisation silencieuse.

Sans le présenter directement, les dates (marques d’expression) connotent ainsi le silence et impliquent une réception active – car interprétative. Cette activité cognitive, devant accoucher du sens, engage d’autant plus le récepteur que les messages sont implicites ou induits. En effet, pour atteindre la « signification seconde », le récepteur doit déployer des efforts supérieurs d’interprétation qui renforcent la propension sémiotique de ces signes et la portée du message véhiculé.

La référence rapide à la maïeutique de Socrate et de Platon rend compte, ici, de la trame narrative du silence : celui-ci est raconté sans être explicité. Sa perception est le résultat d’un cheminement de pensée à travers une stratification de sens et non le fait d’une information claire renvoyant directement au silence. Nous pouvons, dès lors, appréhender l’attention particulière suscitée et accordée à un silence qui aura été décelé et non simplement affiché.

2.2.2) La « mise en récit » du silence à travers les marqueurs de non-expression

Outre ces marqueurs d’expression, nous avons pu, précédemment, identifier quelques cellules vides [Figure 28] qui renvoient, de la même façon, à l’activité silencieuse sur le dispositif. Nous les avions alors interprétées comme des signes de non-expression – c’est-à-dire l’image de ce qui est prévu pour être, mais qui n’est pas ; l’absence d’expression là où il devrait y avoir expression.

Ces zones vierges apparaissent sur le journal en raison d’une activité enregistrée dans le temps du silence de l’utilisateur et se présentent comme des « anomalies » - car non conformes aux attentes architextuelles. Par leur présence, bien qu’incongrue, elles rendent compte des fonctionnalités du dispositif qui, largement mises en avant pour être réalisées en « actes », restent pourtant à l’état de « puissance » (pour reprendre la distinction entre acte et puissance chère à Aristote).

L’absence de photographie sur le profil illustre, on ne peut mieux, ce propos. En effet, la représentation d’une silhouette coupée aux épaules renseigne sur la nature du contenu attendu à cet emplacement (le visage de l’utilisateur) et subsiste jusqu’à ce qu’elle ne soit remplacée par une photo de l’utilisateur.

69 Le silence dont il s’agit ici ne se réfère qu’à l’absence de publication dans le journal de l’utilisateur – les dates

de publication ne renvoient en rien à l’activité d’un utilisateur qui commenterait ou posterait sur le profil d’un de ses contacts.

58 Figure 29 : capture écran de la photo de profil insérée par défaut

Parce qu’elle est des plus impersonnelles (hormis le genre représenté par les cheveux longs/courts en fonction du sexe indiqué par l’utilisateur lors de son inscription), cette silhouette n’a pas vocation à rester. Elle fonctionne alors comme une prescription d’usage appelant à une expression (celle de la représentation).

Dès lors, la non-expression est immédiatement signifiée comme un non-usage, un manque dont la culture semble particulièrement exploitée par le dispositif. En effet, d’autres exemples peuvent être cités pour illustrer cette « culture du manque », à commencer par la façon dont les pictogrammes, qui figurent sur la barre de menu, s’intègrent à cette-dernière.

Colorés en bleu plus foncé, ils apparaissent comme en transparence et créent, ainsi, un effet de matière. Ils sont comme incrustés dans la barre horizontale. Leur fonctionnalité est latente. Il faut cliquer ou attendre une notification pour qu’ils « ressurgissent » et « se remplissent ».

Par cette présentation « en creux », Facebook crée ainsi le manque en montrant ce qui pourrait être mais qui n’est pas. De la même manière, les traces de non-expression sont soulignées par le dispositif (ou, plus exactement, par le squelette du site) dont l’architexte prévoit en amont et présente en permanence chacune des potentialités.

Indirectement, c’est donc le silence qui s’affiche à travers ces différents marqueurs de non-expression. Il est raconté et transparait par la négative, comme un défaut, une non-utilisation optimale du dispositif et s’en voit, par là même, dénaturalisé.

Or, cette dénaturalisation n’est pas sans conséquence sur la propension sémiotique du silence. Tâchons donc, à présent, de mesurer une telle « sémioticité »70.

70 Nous empruntons le terme « sémioticité » à Karine Berthelot-Guiet qui, dans son ouvrage Paroles de pub. La vie triviale de la publicité, s’emploie à démontrer la connotation forte du discours publicitaire qui le remplit de

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