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3.2) La réinscription du geste par la trace : entre le dire et le faire l’acte à l’écran

Les remarques précédemment formulées sur les écrits d'écran rendent compte de la relation dialectique qui existe entre le geste et la trace : en même temps qu’il faut un « petit geste » pour faire une trace, cette dernière raconte, à son tour, les clics et les frappes.

Précisons, néanmoins, que ces écritures restent souvent invisibles aux yeux du lecteur (participant ainsi d’un escamotage forcé là où les « impensés » du texte disparaissent naturellement). Elles s’effacent pour donner à lire et se mettre au service du sens. Pourtant, l’analyse sémiotique de la page d’accueil de Facebook rend compte, à l’inverse, d’une mise en visibilité du geste à l’écran. Il s’agit, en effet, de dire l’acte et transformer ainsi l’ « activité » en « expression ».

105 Expression, empruntée à John Gantz (directeur de recherche et vice-président chez IDC) et reprise par

Michel Arnaud et Louise Merzeau.

74 Tâchons donc, à présent, de nuancer le « silence » ou l’ « invisibilité » des traces en analysant leur traduction sémiotique. Les études de la mention « j’aime » et des espaces consacrés aux « activités » des utilisateurs nous révèleront la façon dont Facebook réinvestit la dialectique du geste et de la trace. A travers la mise en récit du faire et la valorisation performative du dire sur sa plateforme, la parole se mettrait, dès lors, au service du geste qui deviendrait aussitôt le sens.

3.2.1) La mise en avant du faire aux dépens du dire :

La colonne, située à droite de l’écran sur le dispositif Facebook, est un espace consacré à l’activité des usagers [Figure 31]. Elle renseigne, à cet effet, les moindres faits et gestes des contacts de l’utilisateur par des énoncés simples qui se suivent, les uns à la suite des autres et dans un ordre chronologique (des plus « actuels » aux plus anciens). L’analyse discursive de ces quelques phrases révèle une certaine systématicité dans leur construction. En effet, elles présentent chaque activité enregistrée en mentionnant :

- le contact à l’origine de l’action,

- l’acte en lui-même (à travers un verbe d’action à la voix active ou passive),

- l’objet sur lequel il agit,

- et parfois, l’utilisateur à qui appartient l’objet en question.

Aussi observons-nous des énoncés du type : « X a commenté sa propre publication », « Y aime la publication de Z » sans que le commentaire ou la publication en question ne soient directement présentés.

Ici, ce qui est fait s’inscrit aux dépens de ce qui est dit. Le geste de « commenter », « aimer », « publier » est retranscrit ; la gestuelle se fait texte en même temps que le dire perd son image.

Ce primat donné à l’ « activité » plutôt qu’au message exprimé est symptomatique d’une valorisation du mouvement, de la dynamique ou vitalité associées aux utilisations effectives. Notons que cette colonne n’est qu’un encart de plus, à la fois, mobile (un ascenseur permet de faire défiler les énoncés) et actualisé en temps réel, comme nous avons pu en identifier durant notre première partie. La portée sémiotique est immédiate : Facebook se présente comme une plateforme « vivante », sur laquelle il se passe toujours quelque chose.

Figure 31 : capture c’écran de la première partie de la colone de droite sur la page d’accueil de Facebook

75 Les possibilités offertes par les écrits d’écran sont donc pleinement exploitées par le dispositif qui réinvestit, à sa guise, la dialectique du geste et de la trace. Grâce au code numérique, l’acte en lui- même est traduit (codé et décodé) en un énoncé. Finalement, là où le geste se mettait au service du sens, il devient ici le sens.

Mais lorsque toute utilisation est édifiée en forme d’expression, les messages se perdent dans le « bruit » des traces. En même temps que notre conception de l’expression se voit totalement dénaturée, celle du « silence » ne peut plus être entendue comme un contrôle sur les informations révélées. Sans s’exprimer en ses mots, l’utilisateur silencieux s’exprime encore en ses actes. Il est présenté et raconté comme sujet auquel Facebook attribue le geste – quand bien même l’ « action » n’émanerait pas de lui107 – à travers une trace.

3.2.2) Dire et faire le geste par le texte : la valeur performative de la mention « j’aime »

Par ailleurs, à la valeur expressive du dire le geste par la trace s’ajoute une valeur performative du faire le geste par la trace. En effet, en même temps que la mention « j’aime » exprime une action (celle d’ « aimer » comprise comme ‘donner un retour positif sur une publication’), cette dernière ne devient effective qu’au « clic », c’est-à-dire au moment où l’utilisateur donne effectivement un retour sur une publication.

Si la trace préexiste à l’acte, elle ne s’actualise néanmoins qu’au geste qui se « dit » à travers ce qu’il « fait » (cliquer/aimer). Dans cette tautologie du texte qui fait le geste (il donne le retour positif) en même temps et parce qu’il dit le geste « (« j’aime », ‘je donne un retour positif’), Facebook semble parvenir à encadrer à la fois l’expression des utilisateurs, mais aussi leur micro gestuelle :

- les mots sont choisis en amont

- il n’existe plus qu’une seule façon d’aimer : cliquer.

Cette restriction de l’expression au simple « petit geste » (dont la signification est orchestrée par le dispositif) doit être étudiée au regard des possibilités offertes par le code numérique et de leur exploitation auprès des acteurs industriels du web contemporain. En effet, nous reviendrons sur la nécessaire standardisation des écrits d’écran pour une classification opérationnelle des données. Soulignons cependant, dès à présent, le poids de ce public tiers108 ainsi que l’instrumentation de la valeur performative du langage pour préparer les écritures et formater l’expression des utilisateurs.

107 A titre d’exemple, prenons l’énoncé à la voix passive sur la figure 31 : « Gaël […] a été identifié sur […] ». 108 Nous nous référons ici aux acteurs qui exploitent les données numériques. La suite de notre développement

76 La simple mention « j’aime » se suffit à elle-même pour faire et dire en même temps qu’elle indique ; elle est à la fois fonctionnalité, expression et donnée numérique.

Il s’agira, désormais, d’approfondir cette référence rapide aux enjeux économiques qui conditionnent les modalités d’expression sur la plateforme et enferment, ainsi, l’utilisateur dans un semi-silence : sans grand nombre de mots qui lui sont propres mais pourtant plein de traces.

3.3) Valorisation et industrialisation de la trace : faire parler les données