• Aucun résultat trouvé

Dans cette première partie, nous souhaitions vérifier l’hypothèse selon laquelle la mise au point de stratégies et de braconnages, venant contourner les injonctions à l’expression personnelle, est une des conditions de possibilité d’un silence sur Facebook. La triangularisation des méthodes telles que l’analyse technosémiotique du dispositif, les entretiens semi-directifs avec les « utilisateurs silencieux » et l’analyse sémio-discursive des publications postées sur leur page de profil a confirmé, en partie, cette hypothèse.

En effet, nous avons constaté la présence d’injonctions à l’expression sur Facebook et identifié les stratégies élaborées par les utilisateurs pour se réapproprier le dispositif :

- Lorsqu’elles ne sont pas relayées par l’ensemble des utilisateurs dans leurs usages quotidiens, ces injonctions à l’expression - et, plus spécifiquement, à l’expression de soi - se sont révélées être plus normatives que prescriptives.

- Les braconnages qui en découlent répondent finalement à cet impératif expressif, mais empruntent des voix alternatives, moins personnelles et ostentatoires, comme la rhétorique du neutre et la délégation de l’énonciation.

Néanmoins, l’ensemble de nos analyses a également révélé une épaisseur sémiotique et énonciative qui interfère sur les conditions de possibilité d’un silence et nous invite à nuancer nos propos. En effet, les balises architextuelles et les fonctionnalités que nous avons assimilées à des « pare-engagements » imposent ou autorisent un certain silence sur la plateforme. Dès lors, les injonctions à l’expression sont moins pressantes qu’il n’y paraît et le potentiel « expressif » du dispositif reste à minorer.

Par ailleurs, le « silence » des utilisateurs doit, à son tour, être réévalué. Si l’utilisateur qui nous intéresse, ne s’exprime pas, ne se présente pas, ne se raconte pas, sa voix – et avec elle son ethos comme identité discursive – demeure saisissable. Bien qu’inaudible, elle n’en est pas moins perceptible à travers des gestes éditoriaux, des effets de rhétorique ou encore des discours portés par autrui. Car il est de multiples façons de se dire dès lors qu’une intentionnalité est posée ; dès qu’une énonciation est formulée ; dès qu’une identité est présentée. Louis Marin n’affirmait-il pas :

« Toute représentation représente quelque chose, mais toute représentation se présente représentant quelque chose.»54.

54Louis Marin, L’écriture de soi, Ignace de Loyola, Montaigne, Stendhal, Roland Barthes, Recueil établi par P.-A.

Fabre avec la collaboration de D. Arasse, A. Cantillon, G. Careri, D. Cohn et F. Marin (Librairie du Collège international de philosophie). Paris, Presse Universitaire de France, 1999, p.129.

46 Ainsi, la dimension sémiotique de chaque prise de parole ne peut être ignorée : la voix du sujet est déjà présentation du sujet. L’individu qui s’exprime, exprime toujours – et quel que soit l’énoncé – le soi. Avec Ruth Amossy et Dominique Maingueneau, les romanciers – et Michel Butor le premier – l’auront bien constaté : « Quand je parle d’autre chose, je parle de moi aussi, évidemment. Parce que la façon dont on parle se réfléchit tout le temps »55. Aussi la rhétorique du neutre ne garantit jamais un silence sur soi mais en révèle, au contraire, une ou plusieurs facettes.

Enfin, nous avons souligné les limites de la délégation de l’énonciation à travers l’ « usurpation » de l’énonciation. En effet, le dispositif offre la possibilité aux utilisateurs de « poster » des publications sur le « mur » de leurs contacts ou de les « identifier » sur n’importe quel contenu. Ces différentes énonciations côtoient alors celles de l’utilisateur et du dispositif [annexe 2]. Ainsi, la « page personnelle » de l’utilisateur se caractérise par une polyphonie énonciative que nous proposons de synthétiser de la façon suivante :

Enonciation polyphonique Utilisateur polymorphe

Structure éditoriale polychrésique56

Le « je » de l’utilisateur énoncé : - par ses rares prises de parole

- par le contenu des articles et photos qu’il publie - par ses gestes éditoriaux

Utilisateur auteur

Relation communicationnelle

autoreflexive

Les publications des contacts de l’utilisateur sur son profil (qu’elles soient commanditées par l’utilisateur ou non)

Utilisateur membre d’un réseau Relation communicationnelle sociale Les énonciations du dispositif sur son profil (ses injonctions

mais aussi les publications qu’il s’autorise sur le mur de ses utilisateurs) Utilisateur client Relation communicationnelle capitalistique

La structure complexe de ce tableau reflète l’intrication des différentes relations et des différents enjeux au sein d’un même dispositif. Un tel entrelacement de locuteurs aux finalités distinctes génère, finalement, une cacophonie discursive et énonciative sur le profil d’un utilisateur qui, paradoxalement, se veut silencieux. Sans qu’elle ne soit directement dévoilée, l’identité de l’utilisateur est finalement clairsemée à travers différents signes et discours qui échappent plus ou moins à son contrôle.

55 Michel Butor, Madeleine Santschi, Voyage avec Michel Butor. Entretiens avec Madeleine Santschi, Lausanne, L'Âge d'homme, 1983, p.160.

56La « structure éditoriale polycrésique » a été définie par Gusto Gomez dans sa thèse, op. cit. p.237. Elle repose

sur le néologisme « polycrésique » dont la paternité revient à Yves Jeanneret (Penser la trivialité. Volume 1 : La

vie triviale des êtres culturels, Paris, Éd. Hermès-Lavoisier, coll. Communication, médiation et construits sociaux,

2008). Composée de « poly » (nombreux) et de « khrèsthaï » (user de) la notion de « polychrésie » désigne les multiples usages par lesquels un objet peut être réapproprié selon des logiques sociales différentes.

47

2

EME

PARTIE – L’EVANESCENCE DU SILENCE : UNE PROPENSION

SEMIOTIQUE MAIS EPHEMERE ?

La première partie de ce mémoire a mis au jour les différents énoncés à travers lesquels l’« utilisateur silencieux » est finalement raconté. Sans que ce-dernier ne se présente directement, un discours sur son identité se dessine au fil des publications d’autrui et des procédés rhétoriques retenus. Ces résultats d’analyse nous ont appris que la présentation de soi ne dépend plus seulement de ce qui est dit par l’utilisateur ; elle est à chercher ailleurs, dans la façon de dire et le « dire » des contacts ou – pour reprendre les termes de Facebook – le dire de ses « amis ».

Dans cette partie, nous nous détacherons des caractéristiques discursives et énonciatives des publications pour estimer la propension sémiotique du silence en lui-même. Autrement dit, il s’agira d’appréhender la façon dont le silence – parce qu’il est « silence » – discourt pour l’utilisateur. Nous vérifierons ainsi notre seconde hypothèse selon laquelle : plutôt que de rendre la parole imperceptible, le silence parle pour l’utilisateur dans une temporalité brève (l’utilisateur se ferait remarquer par son silence au moment même où il reste silencieux) ou est évacué, dans le temps long, par la matrice logicielle qui ne tolère ni le blanc, ni le vide.

Pour estimer les conditions de possibilité du silence sur Facebook à travers sa dimension sémiotique, nous tenterons d’évaluer, dans un premier temps, la façon dont son signifiant s’inscrit sur la plateforme. Ici, nous chercherons à vérifier l’évanescence du silence, présumée au regard des choix éditoriaux analysés dans notre première partie : les traces du silence résistent-elles à la mise en avant d’une dynamique expressive sur le dispositif ?

Tout comme nos résultats nous ont, jusque-là, invitée à nuancer, à la fois, l’interdiction d’un silence et la dichotomie silence/expression sur Facebook, nous verrons que les traces du silence ne sont pas si éphémères et se révèlent, au contraire, dans un jeu de différences entre les marqueurs architextuels d’expression et de non-expression.

Rendues perceptibles à travers un système de différences qui le racontent « par défaut », nous verrons alors comment les traces du silence signifient à leur tour la différence. Dès lors, les conditions de possibilité d’un silence sur Facebook seront mises en tension entre, d’une part, la pérennité de traces qui autorise le silence et, d’autre part, une propension sémiotique qui l’interdit. Dans cet entre- deux paradoxal, nous verrons que l’« utilisateur silencieux » s’exprime finalement par et sans nul autre recours que son silence.